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Louis Jucker et son «manuel du punk urbain» pour la liberté de créer

Primé aux Prix suisses de musique 2021, Louis Jucker a rendu hommage à sa ville, La Chaux-de-Fonds, et sa scène alternative avec un discours engagé. Massivement partagé sur les réseaux, son «manuel du punk urbain» milite pour plus de spontanéité et de tolérance.

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Jucker

Alors que son manifeste pro-scène alternative a été vu plus de 13 000 fois sur YouTube, Louis Jucker part bientôt en tournée en France. Pour le voir sur scène chanter les titres de «Something Went Wrong», il faut filer à Genève le 11 novembre prochain.

Guillaume Perret / Lundi13

«Prenez une ville un peu isolée dans la nature, mais connectée de manière pas trop foireuse au réseau national de communications publiques. Faites en sorte que les loyers restent bas. (...) Laissez les friches être des friches, laissez tout ce qui vous semble flou rester flou. Laissez les artistes décider de leur taux de professionnalisme, n'oubliez pas de donner quelques ronds de temps en temps aux organisations que vous classez dans la catégorie «amateurs». Laissez les artistes se réunir dans des caves, des garages, des entrepôts délabrés pour faire de la musique, celle qui leur plaît, même si l'affectation officielle n'est pas rigoureuse au sens de la loi. Laissez ces personnes bricoler dans leur coin, surtout donnez-nous le temps de développer quelque chose même si au début cela risque de bien craindre et de ne pas trop vous plaire. Bien sûr qu'avec mon petit manuel un peu fragile, vous générerez pas mal de groupes «punk à chien» sans message précis, ou beaucoup trop politisés à vôtre goût, qui vous ennuieront. Mais je suis sûr et je vous garantis que dans le tas vous trouverez des artistes à qui donner des prix comme celui-ci (...)»

D’une voix feutrée, l’œil obstiné et rêveur, Louis Jucker lit ce manifeste devant un parterre de personnalités politiques lors des Prix suisses de musique 2021 organisés par l’Office fédéral de la culture. C’était en septembre dernier à Lugano. Il fait partie des 15 lauréats récompensés. Alain Berset était dans la salle. Ses parents et ses potes de La Chaux-de-Fonds aussi. Aujourd’hui, plus de 13 000 personnes ont cliqué sur la vidéo de son discours qui détaille «la recette de son biotope musical».

Jucker

Louis Jucker est avec Bab Digler à la Machine à Trucs, une ancienne salle de concert transformée en magasin de vinyles. Ils écoutent la nouvelle collection Tahini que vient de sortir le label Hummus Records.

Guillaume Perret / Lundi13

Quelques semaines plus tard, on a retrouvé l’artiste folk de 34 ans dans sa ville natale, où il partage son temps avec ses projets lausannois. C’est dans ces ruelles perpendiculaires qu’il a grandi, qu’il se rendait au conservatoire violoncelle au dos et qu’il s’est forgé son univers sonore, entouré d’autres esprits créatifs. Avec son pote Jona Nido, il a fondé en 2012 le label indépendant Hummus Records. Une cinquantaine de musiciens suisses – dont le groupe punk Coilguns ou Emilie Zoé – ont signé chez eux. Tous s’autoproduisent. «L’important, c’est que chacun garde la main sur l’ensemble du processus», explique Louis Jucker. Ne cherchez pas une dynamique de rentabilité dans ce label. Pour eux, musique ne rime pas avec retour sur investissement.

Musicien et producteur chez Hummus Records, un label indépendant. La Chaux-de-Fonds, le 18 octobre 2021. Photos © Guillaume Perret / Lundi13

A la Chaux-de-Fonds.

Guillaume Perret

Rendez-vous derrière la gare où, plus jeunes, ils occupaient déjà un local. Le musicien se rappelle les fêtes sauvages, les jams jusqu'au petit matin. Aujourd’hui, l’espace ressemble plutôt à une caverne aux merveilles acoustiques. L’imprimante est encastrée dans un mur de vinyles. Des instruments classiques mais aussi bricolés par le Chauxde-Fonnier envahissent les étagères. Il y a même un orgue miniature. Toute la décoration rappelle l’inventivité des membres d’Hummus. A part peut-être de vieilles fléchettes plantées sur la porte d’entrée, souvenir d’un jeu oublié. Le studio d’enregistrement est juste à côté.

A l’ordre du jour, la mise sous pli des 45 tours de leur nouvelle collection Tahini et ses deux groupes romands: Sun Cousto et Love Cans. Cette micro-édition, c’est de l’orfèvrerie musicale, conçue avec Sophie Gagnebin, de l’atelier voisin, Out of Gas. Des objets collectors destinés aux mélomanes qui les dénichent dans les magasins spécialisés. «Ces morceaux se découvrent plus en concert ou chez les disquaires que sur Spotify», souligne Louis Jucker, qui a un avis mitigé sur la musique online. «Le mythe autour d’une découverte de talents sur MySpace à l’époque ou TikTok, je n’y crois pas», souffle-t-il. Pour lui, les grands labels, les majors, profitent des algorithmes. «Depuis le début, on a décidé de ne pas être agressifs sur le digital, car notre public n’est pas forcément là.» Son dernier opus, Something Went Wrong, est quand même accessible en ligne. Aérien et hypnotisant, je dois avouer qu’il tourne en boucle à l’écriture de cet article.

Jucker

Le trio d’artistes d’Hummus Records (Louis Jucker, Julie Bugnard, du duo Sun Cousto, et Bab Digler, de Love Cans) porte les nouveaux vinyles pressés pour les mettre manuellement sous pli. Il y en avait 400 ce jour-là à préparer.

Guillaume Perret / Lundi13

Revenons au reportage. Bab Digler, figure de la région et membre de Love Cans, ainsi que Julie Bugnard, moitié du duo Sun Cousto, ont rejoint Louis Jucker pour emballer les disques à la main. «Ici, on est en famille. La solidarité prime. Une valeur ancrée, faute d’autre option, à La Chauxde-Fonds. C’est peut-être lié à l’histoire de la région avec l’industrie horlogère, qui collabore d’atelier en atelier pour finaliser le produit.»

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Les pochettes ont été réalisées par l’atelier voisin, Out of Gas.

Guillaume Perret / Lundi13

La communauté s’entraide. Et s’inspire. Louis Jucker traîne souvent au Centre de culture ABC, au Vostok ou à la Société de Consommation, des lieux associatifs. Il échange avec les disquaires bénévoles de Zorrock ou les instigateurs du L.A.C, un laboratoire autogéré de création. La liste de ses bons plans est encore longue. Mais c’est à la Machine à Trucs, un ancien lieu de concert reconverti en mine de vinyles, qu’il finit sa journée. Ici vibre l’énergie des sous-cultures chaux-de-fonnières. Pour résumer, c’est là où il faut être «if you like good old punk, rock’n’roll, trash blues, soul, garage, dirty gospel, etc.» nous assure Bab Digler, qui est le propriétaire de cette ancienne salle de concert. «Aujourd’hui, on est face à un paradoxe. Notre aura alternative est utilisée par l’Office du tourisme mais ça fait vingt ans qu’on ferme un à un des espaces pour tapage nocturne», dit-il encore.

Musicien et producteur chez Hummus Records, un label indépendant. La Chaux-de-Fonds, le 18 octobre 2021. Photos © Guillaume Perret / Lundi13

Louis Jucker, musicien et producteur chez Hummus Records, un label indépendant.

Guillaume Perret

Laissez les portes ouvertes! Voilà l’essence du discours de Louis Jucker. Alors qu’il continue à défendre ces valeurs, il travaille à de nouveaux projets artistiques: un album réalisé avec des instruments-valises pour 2023 et une recherche expérimentale basée sur l’enregistrement musical sans ou avec le minimum d’électricité utilisée. Pour le voir en concert, il faut aller à Genève le 11 novembre prochain au PTR Folk Fest à la Salle centrale Madeleine. Quant à Sun Cousto et à Love Cans, ils jouent le 4 novembre à La Chaux-de-Fonds au Big Bang. Lui sera là.

Par Jade Albasini publié le 3 novembre 2021 - 09:14