L’histoire débute en 1991, quand Jacky Delapierre, le patron d’Athletissima, m’invite à l’accompagner à Aix-en-Provence, chez l’un de ses amis propriétaire d’un centre hôtelier à vocation sportive: le Domaine de Tournon. Alors journaliste au Nouvelliste, je fais la connaissance du patron du lieu, Albert Arstanian, personnage haut en couleur et ultra-charismatique, fier de ses origines arméniennes et ami de tous les sportifs qui comptent en France à cette époque. Mais pas que. Au domaine, on croise tour à tour l’humoriste Michel Leeb, les trois Charles, Aznavour (de son vrai nom Aznavourian, un compatriote arménien), Trenet et Pasqua, le ministre de l’Intérieur, dont nous reparlerons plus loin. Mais aussi Marie-José Pérec, la triple championne olympique et double championne du monde d’athlétisme, Laurent Fignon, double vainqueur du Tour de France, le boxeur Fabrice Tiozzo, champion du monde des lourds-légers, et bien d’autres. Des footballeurs aussi, bien sûr. Beaucoup de footballeurs, même. Michel Hidalgo, l’ami intime, Michel Platini et, dans leur sillage, tous les champions d’Europe 1984. Un vrai nid de stars dont le roi incontesté reste néanmoins le président de l’OM, Bernard Tapie, qui met régulièrement son équipe «au vert» au domaine.
Au stade Vélodrome, où Albert nous emmène pour assister au match retour du quart de finale de la Ligue des champions entre les Olympiens et l’AC Milan – une rencontre qui se terminera dans la confusion la plus totale à cause d’une panne d’électricité –, il a toutes les portes ouvertes. Après avoir fait la bise à l’armoire à glace qui garde l’accès réservé aux joueurs, nous tentons de le suivre, tout impressionnés par tant de familiarité, dans les dédales du chaudron. On comprend que, entre lui et «Nanard», la confiance est totale.
Cela ne durera pas. Poursuivi par la justice pour l’affaire de corruption du match Valenciennes-OM en 1993, Tapie tombe de son piédestal. L’OM, champion de France en titre, est perclus de dettes (100 millions de francs suisses), exclu de la Ligue des champions par l’UEFA et rétrogradé en deuxième division par la Fédération française de football. Au domaine, Tapie laissera finalement une ardoise de 350 000 francs suisses. Albert l’a en travers de la gorge, comme on dit.
Il se vengera à sa manière, lors de la double confrontation de Coupe d’Europe opposant le FC Sion à l’équipe phocéenne la saison suivante. S’il veut redorer son blason et celui de son club, l’OM de Tapie doit absolument se qualifier pour le tour suivant. C’est mal parti. A Tourbillon, devant 15 700 spectateurs, Raphaël Wicky et Adrian Kunz enfoncent le clou, avant la mi-temps déjà. Le match retour, quinze jours plus tard, s’annonce des plus bouillants et à haut risque. Albert, qui a fait le déplacement du Valais, me prévient: «Dis à ton président de me contacter, sans quoi vous allez vous faire laminer!» On pense d’abord à une blague. Une sorte d’amicale tentative d’intimidation. On est loin du compte.
Dans les jours qui suivent, Albert me rappelle. «Soyez vigilants. Il y a de fortes chances que Tapie essaie d’acheter votre meilleur joueur, Roberto Assis, et l’arbitre du match.» Je transmets à Constantin et lui propose de faire l’intermédiaire entre lui et Albert. Le jour du départ, la prophétie d’Albert semble déjà se concrétiser. A l’heure d’embarquer à l’aéroport de Sion, Assis ne trouve plus son passeport. Excitation. Après quelques heures, le frère de Ronaldinho retrouvera finalement ses papiers et ses camarades. Par un autre vol.
A Marseille, la délégation valaisanne rallie son hôtel sous bonne escorte. Enfin, c’est ce qu’on croit. Albert m’appelle (merci le natel). «Dans le car, il y a deux flics de la criminelle avec brassard orange qui vous accompagnent. Ce ne sont pas des flics, mais des types à Tapie chargés de l’informer de tous les faits et gestes de l’équipe.» J’alerte «Tintin». Qui fait arrêter le car sur la place d’un restoroute. Au téléphone, le chef de la crim confirme. Il n’a délégué aucun de ses hommes. Les deux faux flics sont débarqués séance tenante.
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Une fois l’équipe installée, on file au domaine avec Christian Constantin. Autour d’une bouteille de champagne, Albert nous met dans la confidence. «L’heure est grave, les gars. Il faut agir. Demandez à l’UEFA de réaliser des tests antidopage à la mi-temps du match. Exigez aussi de changer de vestiaire le jour du match.» Et pour cause. En coulisses, on raconte que la saison précédente, le vestiaire du CSKA Moscou, étrillé 6-0 au Vélodrome en Ligue des champions, avait eu ses murs aspergés avec un liquide chargé de somnifères.
En parallèle, le Sédunois Michel Zen Ruffinen, alors secrétaire général de la FIFA et grand supporter du club de sa ville, avait pris l’avertissement d’Albert très au sérieux. En quelques tours de passe-passe, l’arbitre du match fut donc changé. Le 17 octobre, veille du match, «Tintin», qui ne lâche pas son équipe des yeux, me demande d’intégrer la délégation valaisanne participant au traditionnel repas que l’hôte organise en l’honneur du visiteur. Bernard Tapie est présent. Il est visiblement irrité par l’absence de Constantin. Je lui dis que Christian veille sur ses joueurs, qu’il semble se passer des choses pas très catholiques autour de son équipe. «Nanard» entre alors dans une de ces colères qui ont fait sa légende. D’un coup sec, il empoigne ma cravate et tire dessus en me hurlant: «Tu diras à ton président que moi, j’ai perdu une finale de Coupe d’Europe contre l’Etoile rouge de Belgrade! Contre des Yougoslaves!» répétera-t-il à plusieurs reprises, appuyant son index sur ma poitrine. Sous-entendu: la preuve que je ne suis pas le corrupteur qu’on prétend. Le repas se déroulera sous haute tension.
Tout comme la nuit suivante, à l’hôtel du FC Sion. En effet, sur les coups de 2 heures du matin survient une alerte à la bombe! Les pompiers et la police débarquent toutes sirènes hurlantes. Ils exigent l’évacuation de tous les locataires de l’établissement. Constantin flaire le coup fourré et refuse de réveiller les joueurs. Le bras de fer durera plus d’une heure. Finalement, après avoir méthodiquement fouillé les lieux avec des chiens, les gabelous lâcheront prise.
Quelques heures plus tard, c’est un stade Vélodrome en fusion qui accueille les Valaisans. Ils sont 40 000 à vouloir notre peau. Alors quand, à la 5e minute, Fabien Barthez laisse filer sous son pied un ballon qu’Adrian Kunz n’a plus qu’à pousser au fond des filets, c’est l’humiliation de trop. Chauffés à blanc par ce coup du sort et par leur président, les supporters phocéens se laisseront aller à d’odieux débordements. Durant toute la rencontre, les quelques centaines de supporters valaisans, parqués dans un coin du stade et protégés par des treillis, comme des taulards, seront bombardés de préservatifs remplis d’urine. Sur le terrain, le chaos durera jusqu’au bout. Mené au score, Sion bénéficiera d’un penalty que Roberto Assis bottera par-dessus les buts de Barthez, après avoir chipé le ballon des mains d’Alain Geiger. On ne saura jamais…
Finalement, malgré la défaite (3-1), Sion se qualifiera grâce à son but marqué à l’extérieur. «Cela aura été le dernier match européen de Tapie comme président de l’OM avant le début de ses emmerdes. Il a tout fait pour qu’on lui lâche la rencontre, car il savait que rester en Coupe d’Europe était le gage de son immunité», raconte Christian Constantin, avant de confier une dernière anecdote, jamais publiée à ce jour. «Après notre rencontre avec Albert au domaine, celui-ci m’a retéléphoné pour me dire que Tapie était prêt à acheter le match pour 1 million de francs. Je lui ai ri au nez en lui disant que, de toute façon, «Nanard» n’avait pas le premier centime. Il m’a dit que le paiement se ferait via Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur et membre fondateur du parti RPR, lequel voyait d’un bon œil le retour de Tapie en politique pour contrer l’inexorable montée de Jean-Marie Le Pen.» Des considérations qui ne perturberont pas le bonheur de l’équipe valaisanne, dont le car fut violemment caillassé sitôt après avoir quitté le Vélodrome. Toutes les vitres furent brisées et les joueurs obligés de se… tapir (!) au sol.
Une drôle d’aventure dont nous avons reparlé avec Bernard Tapie, en juin 2005, lors d’un repas en tête à tête au Restaurant du Petit-Port, à Saint-Sulpice, entre deux représentations de Vol au-dessus d’un nid de coucou, au Théâtre du Jorat, à Mézières. Tout en me traitant de «connard de journaliste», il me raconta avec beaucoup d’émotion combien ses 165 jours passés en prison à cause de l’affaire VA-OM avaient été un calvaire pour lui et sa famille. Privé de ses droits civiques, interdit de gestion d’entreprise, en faillite personnelle et traité publiquement d’escroc, il nous confia avoir songé au suicide.
On lui fit remarquer qu’en 1997, dans le dossier dit «des comptes de l’OM», il fut de nouveau condamné aux mêmes privations, assorties cette fois de 3 ans de prison avec sursis pour avoir attribué – notamment – des commissions illégales à des agents, voire acheté des rencontres ou corrompu des arbitres. «On voulait ma peau. Dans toutes ces affaires, j’ai été bien plus victime que coupable», tentera-t-il de me convaincre, deux heures durant. Devenu acteur, ce fils d’ouvrier frigoriste de l’Ariège, ancien milliardaire, ex-ministre, ex-homme d’affaires, ex-patron d’Adidas et ex-eurodéputé, m’a ouvert son cœur et ses tripes comme jamais ce jour-là, m’assurant combien faire le zozo sur les planches le rendait heureux. «A tel point que j’oublie même que j’ai été ministre.»
Entre la poire et le fromage, il appela son épouse pour lui dire qu’il mangeait un poisson avec un connard de journaliste au bord du lac, lui dire aussi combien le paysage était beau mais combien les gens devaient s’emmerder dans un décor de vie aussi tranquille. Il conclut en lui disant qu’il essaierait de lui acheter «un de ces beaux bateaux (de la CGN, ndlr) qui passent tout près en klaxonnant». Après une petite balade sur la plage, je l’ai ramené au Lausanne Palace avec la vieille Peugeot du journal et lui ai fait livrer un bouquet de fleurs pour le remercier de sa disponibilité et de ce bon moment passé en sa compagnie. Il m’appela pour me remercier et me dire avec des trémolos dans la voix que j’étais le seul connard de journaliste à lui avoir offert un bouquet de fleurs. Il alla jusqu’à me confier son numéro de portable. Je n’en ai jamais abusé. Je l’appelais de temps à autre pour parler de foot, des Bleus, de Blatter, de Platini, de la Coupe du monde au Qatar, pour lui souhaiter bon courage face à la maladie aussi. Il avait troqué le mot «connard» contre «le Suisse», dit avec l’accent et la lenteur dont les Français aiment nous affubler.
La nouvelle de sa mort m’a profondément ému. J’ai repensé aux fleurs, au poisson du Petit-Port, au coup de la cravate. Il s’est parfois montré détestable avec moi et pourtant je n’ai jamais réussi, ni même eu envie de le détester. Tapie, on le prenait comme il était ou on ne le prenait pas. RIP…