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Témoignage

«Malgré le deuil, mes enfants m’ont remise dans la vie»

Audrey Bertschy a subitement perdu son compagnon, père de son fils, une nuit glaciale de février. Dans un récit sobre et touchant, elle évoque son histoire d’amour, le deuil qui continue et ce que ce drame a changé dans sa vie. Rencontre chez elle à Hauteville.

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Quelques mois après la mort de son compagnon, Audrey Bertschy s’est fait tatouer le «C» de son prénom sur l’annulaire. Blaise Kormann

Faire figurer ses deux enfants sur une photo, nous hésitions à le lui proposer. Mais c’est Audrey Bertschy qui nous en a spontanément parlé. «Je ne suis pas seule dans cette histoire. Et la vie, elle est avec eux», dit-elle simplement. Une vie qui a basculé lorsque le corps de son compagnon, père de son fils aujourd’hui âgé de 3 ans et demi, a été retrouvé, non loin de leur maison de Hauteville, en Gruyère. Il était mort de froid.

Très vite après ce 16 février enneigé de 2016, la jeune femme se met à écrire. Elle a toujours aimé ça, depuis toute petite, lorsqu’elle composait des poèmes et, plus tard, collectionnait des mots dans des cahiers. Cette fois, comme une bouteille jetée à la mer, elle s’adresse au défunt. «Je voulais lui dire ce que je ressentais.» La disparition brutale de son compagnon signe en effet la fin d’«une histoire pas achevée». Loin d’elle l’idée d’une écriture qui servirait de thérapie, même si, dit-elle avec le recul, cela l’a «finalement aidée à boucler une boucle».

Hommage à l’homme aimé

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Au mur, des photos d’Eden et de Loane entourent une des guitares de Claudio. Blaise Kormann

Loin d’elle, aussi, l’idée de publier le résultat. «J’écrivais pour mes enfants, leur raconter qui il était et ce que je vivais.» Pour ses parents, aussi. «Pour que ma famille se rende compte.» Pour tomber ce masque qui la protégeait et, pensait-elle, protégeait les siens. «Je ne suis pas quelqu’un qui parle tellement. C’est plus facile pour moi d’écrire. Je n’ai pleuré qu’une fois devant ma mère.»

Rumeurs

Petit à petit, le récit grandit et, avec lui, l’idée qu’il pourrait aider d’autres personnes confrontées au deuil. Et puis, au début, les rumeurs autour de ce décès subit d’un homme de 41 ans vont bon train. Dans les heures qui suivent sa disparition de la maison, chiens et plongeurs vont être appelés pour fouiller le lac de Gruyère et ses abords. «Les gens fantasment, c’est comme ça. Mais lui aurait détesté qu’on l’associe à quelqu’un qui se suicide.» «Hors-Saison» lève le voile, sans s’appesantir, sur les circonstances du décès de C.: jamais, tout au long du livre, Audrey Bertschy n’écrit le nom de Claudio. «C’est quand même compliqué de l’appeler par son prénom», souffle-t-elle aujourd’hui.

Le récit suit à la fois l’évolution du deuil, la sidération de l’absence, avec des va-et-vient entre le passé heureux et le présent perdu. La jeune femme évoque joliment son histoire d’amour, cette passion à laquelle Claudio et elle finissent par céder cinq ans après avoir fait connaissance, alors qu’ils sont en couple chacun de leur côté. Leur vie à deux, trois avec la petite Loane, née du premier mariage d’Audrey. «Seulement trois ans. Trois ans de folie, de passion, de rire, de fête, de douceur, de tendresse, d’amour, d’écoute et d’échanges.» La naissance d’Eden qui vient faire de leur famille recomposée une famille complète. Jusqu’à la disparition, quand le bébé n’a que quelques mois.

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Audrey Bertschy avec Eden, 3 ans  et demi, le fils du disparu, et Loane, non loin de l’endroit où il a trouvé la mort. Blaise Kormann

«Mon amoureux est dans ma valise. Cet homme que j’admirais, que je respirais, ne se résume plus qu’à quelques cendres», écrit-elle. Avec les enfants qui grandissent, Eden qui se met à marcher, Audrey Bertschy prend douloureusement conscience que la vie et ses étapes vont désormais se faire sans l’absent, auquel elle persiste à raconter sa vie. «Continuer ces échanges avec toi me permet paradoxalement de ne pas m’enfoncer dans une spirale de déclin, alors qu’il peut paraître malsain et étrange de converser avec un mort», écrit-elle. Elle appelle son téléphone. Eprouve-t-elle de la colère? «Au tout début, j’étais en colère contre l’univers. Contre tout le reste, contre un hypothétique Dieu, contre les gens qui survivaient et qui, même, étaient heureux. Contre moi-même.» Contre lui, jamais.

De cette période, elle se souvient qu’elle se forçait à faire des choses. «Je n’avais envie de rien. Juste que personne ne me dérange. Tout s’était écroulé, mon temps s’était arrêté. Mais pas le leur, ils continuaient de vivre leur vie», glisse-t-elle avec un regard vers ses deux petits qui jouent sur la balançoire en contrebas.

L’appel des enfants

Un soir, alors que ses enfants sont blottis contre elle dans la chaleur du lit, elle se rend compte à quel point elle les a délaissés des mois durant. «C’est eux qui m’ont remise dans la vie. Même si le coup de pied au cul, on se le donne tout seul. Enfin, je dis ça, mais je n’ai pas perdu d’enfant», dit la jeune femme. Qui ajoute avec un trop-plein de lucidité qu’«il est possible de se complaire dans la souffrance. Les gens font attention à vous, vous êtes le centre de l’attention… Mais ils continuent à vivre et vous aussi. Arrive un moment où vous vous dites: «Là, il faut que j’avance.» Elle prend conscience qu’elle n’était pas seule à faire son deuil. «Quand on est en plein dedans, on n’y pense pas. Mais d’autres gens ont vécu la perte. Et pour mon père, cela reste trop dur de lire mon récit. Trop d’émotion.»

La même pudeur lui a fait se demander si elle ne profitait pas de la mort de Claudio pour vendre un livre. «Je lui ai demandé plusieurs fois si c’était OK.» Elle a été quelque peu rassurée par ses amis qui ont retrouvé le défunt, son «rocker d’Italie», dans ses descriptions.

Approche bouddhiste

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Le récit d’Audrey Bertschy est paru aux Editions Faim de Siècle.

Depuis toute petite, raconte-t-elle, Audrey Bertschy s’intéresse à l’au-delà. «Vous avez vu mon coin sur la mort?» nous demande-t-elle quand on regarde ses livres, ensemble hétéroclite qui mêle Elena Ferrante et Joël Dicker à Ernest Hemingway et Katherine Pancol. A choisir, elle pencherait pour «Le livre tibétain de la vie et de la mort», du lama tibétain Sogyal Rinpoché. Elle apprécie l’approche «plus douce» de la mort de la philosophie bouddhiste et le «respect du corps». Regrette que, sous nos latitudes, la mort soit «complètement taboue, alors qu’elle fait tellement partie de la vie. 
A l’école, par exemple, on n’en parle pas du tout, alors que ce serait essentiel d’y préparer les enfants.» Les siens savent, bien sûr, que le papa d’Eden est parti, et l’évoquent régulièrement. Le petit garçon, après nous avoir demandé si nous connaissions Claudio, vient spontanément nous poser sur les genoux l’album de photos que sa mère a confectionné quelques mois après sa naissance et où son père figure en bonne place. Quant à Loane, du haut de ses 7 ans, c’est fièrement qu’elle nous montre l’emplacement du livre de sa mère dans la bibliothèque du salon.

«Un avant et un après»

Aujourd’hui, la jeune femme, qui nous accueille sans chichi autour d’une table du jardin, les pieds nus et la cigarette électronique à la main, est disponible, présente. Depuis peu, elle a rencontré quelqu’un. Même si, comme elle l’écrit, il y a un avant et un après. La vie a perdu de sa saveur. «Il y a une tristesse qui ne se voit pas, une noirceur qui restera.» Elle poursuit. «Parfois, on essaie et ça bute. Si ça roule, si ça avance, c’est que j’ai pris la bonne direction. Il me le dira après…» Elle vit davantage dans le présent, attentive aux petites choses. «Et les enfants vont plutôt bien.» La nuit, parfois, elle s’adresse encore au disparu.


Par Albertine Bourget publié le 29 juillet 2019 - 09:13, modifié 18 janvier 2021 - 21:05