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Interview

Mariel Manuel: «J’ai travaillé comme si les dieux étaient des matières»

La créatrice de mode suisse Mariel Manuel a dessiné les costumes du «Retour d’Ulysse», l’opéra de Claudio Monteverdi donné au Grand Théâtre de Genève jusqu’au 7 mars. Elle a été choisie par le collectif théâtral belge FC Bergman, qui réalise la mise en scène, pour son univers créatif très personnel. Interview.

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Portrait de la styliste Marie Manuel, 2023

Après avoir quitté Balenciaga et Paco Rabanne, Mariel Manuel a ouvert son propre studio de création, Manuel Manufactures, à Lausanne, où elle crée pour de grandes maisons de mode.

Nathan Topow

Assise sur une banquette du café Remor, avec sa blondeur, sa peau de lait et ses lèvres rouges, Mariel Manuel ressemble terriblement à l’actrice Léa Seydoux. Nous ne sommes pas là pour parler cinéma, mais opéra. C’est elle que le collectif belge FC Bergman, qui met en scène le très attendu «Retour d’Ulysse», a choisie pour en dessiner les costumes.

L’opéra baroque de Claudio Monteverdi, qui est donné au Grand Théâtre jusqu’à ce mardi 7 mars, s’annonce comme un succès, avec une mise en scène et des décors décalés sortis de l’imaginaire débridé de FC Bergman. Ce collectif théâtral, fondé en 2008, est composé actuellement de quatre artistes: Stef Aerts, Joé Agemans, Thomas Verstraeten et Marie Vinck. Pour raconter cette odyssée, ils osent tout: les effets pyrotechniques, les chèvres et les chevaux sur scène, les grands ensanglantements, sans oublier les dieux de l’Olympe qui font la grâce aux humains de descendre dans leur arène, en l’occurrence un aéroport.

Balenciaga et Paco Rabanne


Mariel Manuel n’avait jamais auparavant créé de costumes pour l’opéra. Cette créatrice, qui a travaillé pour Haider Ackermann, pour les maisons Balenciaga – sous l’égide de Nicolas Ghesquière puis d’Alexander Wang – et ensuite chez Paco Rabanne dirigé par Julien Dossena, avec qui elle collabore toujours, a fui la pression qui règne dans les maisons de mode. Face à l’énormité de ces machines, au trop-plein de maquettes et de prototypes créés et détruits, elle a choisi de monter en 2018 son propre studio de création taillé à ses mesures. Elle l’a nommé Manuel Manufactures et a choisi de le domicilier à Lausanne.

Le canton de Vaud, où elle est née (à Morges) en 1987 et a grandi, lui offre le recul et la paix de l’esprit nécessaires pour créer à sa façon, selon ses règles, son rythme et ses visions, pour différentes marques et directeurs artistiques. Après sa maturité, à l’âge de 19 ans, elle s’est présentée au concours d’entrée à la célèbre Académie royale des beaux-arts d’Anvers. C’est là-bas qu’elle a appris tout ce qu’elle sait, notamment retranscrire en vêtements ses idées, ses émerveillements, sa magie et des pans de sa biographie. Ses travaux de bachelor et de master, obtenu en 2010 à l’âge de 23 ans, lui ont valu le Prix suisse du design de mode, en 2011 et 2012. Prix qu’elle a de nouveau gagné en 2021.

Les membres de FC Bergman, elle les a connus quand elle étudiait à Anvers. Elle avait très envie de travailler avec eux. Ils avaient remarqué les costumes qu’elle avait dessinés pour le film «Foudre», le premier long métrage de Carmen Jaquier. Et le lien a pu se faire. Quand on découvre les costumes dans les ateliers du Grand Théâtre, quelques jours avant la rencontre, le choix de Mariel Manuel semble une évidence. On retrouve dans ce travail des éléments récurrents de son propre univers créatif: l’obsession du voyage, des paysages marins, les plumes, les collages, les matériaux récupérés dont elle fait des trésors… Mais celle qui parle le mieux de ces costumes, c’est la personne qui travaille sur ce projet depuis un an et demi et qui les a créés: Mariel Manuel.

- Comment le goût de la mode vous est-il venu?
- Mariel Manuel: Ma mère rêvait de devenir styliste. Elle avait créé une marque d’habits pour enfants et faisait des vêtements pour ceux du quartier. Dès l’âge de 10 ans, je dessinais des silhouettes de mode avec les accessoires – chaussures, sacs, chapeaux – qui allaient avec. J’ai appris à coudre. Une coiffeuse nous donnait tous ses «Vogue» français, dans lesquels il y avait de magnifiques éditoriaux. Cela me fascinait. Avec ces magazines, j’ai compris que l’on pouvait raconter des histoires avec la mode et c’est ce que je voulais faire.

Le dessin de Mariel Manuel pour le costume de Minerve.

Le dessin de Mariel Manuel pour le costume de Minerve.

Mariel Manuel

- Dans les costumes dessinés pour «Le retour d’Ulysse», on trouve beaucoup de références au voyage, aux souvenirs que l’on en rapporte. Avez-vous beaucoup voyagé?
- Mes grands-parents maternels vivaient au sud de la Californie, au bord de l’océan, dans une petite maison sur une falaise, face au Pacifique. Mon grand-père, un Suisse alémanique, était océanographe. Comme mon père était pilote chez Swissair, nous avions la chance de pouvoir y aller plusieurs fois par an. Il nous a donné le goût de l’aventure et des voyages, à mes deux sœurs et à moi, depuis l’enfance. Il nous a emmenées partout, en Afrique, en Inde, au Pakistan… Mon père voulait nous ouvrir au monde.

- Quand vous avez appris que vous aviez été choisie pour participer à cet opéra, comment avez-vous appréhendé la création des costumes?
- Cela m’a pris du temps pour rentrer dans l’histoire. J’ai lu le livret, je me suis renseignée sur tous les dieux. Nous étions en hiver 2021 et, à l’époque, j’étais à New York, j’ai passé beaucoup de temps à faire des recherches au Metropolitan Museum of Art. Les membres de FC Bergman avaient précisé que ce ne devait pas être des costumes, mais de vrais dieux incarnés: tout devait sembler réel. J’ai travaillé comme si les dieux et les héros étaient des matières. On m’a expliqué qu’Ulysse arrivait sur le chariot à bagages dans un aéroport couvert d’algues et de morceaux d’armure. Comment rendre l’impression que ces pièces étaient restées sous la mer pendant des décennies? J’ai sourcé différents tissus, des algues en latex, j’ai cherché des éléments dans mes propres stocks de matières, ma collection de coquillages notamment, j’ai fait des collages. L’académie d’Anvers m’a appris à plonger dans des univers très personnels pour créer.

- En visitant les ateliers du Grand Théâtre, on prend conscience que ce métier est très proche de la couture. Etait-ce une découverte pour vous?
- C’est un univers incroyable, un monde d’idées complètement libres! Je ne savais pas que j’allais travailler avec toutes ces personnes. Il y a des plumassiers, des bottiers, des personnes qui font les casques, les serruriers, les ferblantiers... Contrairement à la mode, qui se consomme tellement vite, j’avais l’impression de créer une œuvre avec tous les corps de métiers.

Les dessins de Mariel Manuel pour les costumes de Minerve et de la sirène momifiée.

Le dessin de Mariel Manuel pour le costume de la sirène momifiée.

Mariel Manuel

- Il y a une dimension magique, symbolique dans vos créations. Qu’essayez-vous de transmettre avec ces costumes?
- Cet opéra me permet d’exprimer un message. L’opéra se déroule dans un aéroport, un univers triste et stérile. J’avais envie de transmettre du rêve, des étincelles pour que les gens comprennent qu’il y a plein de choses belles autour de nous et qu’il suffit de chercher pour le voir. Même lorsque je trouve un déchet, j’essaie d’en faire quelque chose de plus beau. C’est une bataille personnelle.

- Quand on regarde votre carnet de croquis, il révèle des inspirations multiples qui au final mènent à un dessin, puis à un costume. Qu’y a-t-il derrière chaque personnage?
- Chacun a sa propre identité. Minerve, je la vois comme cette déesse pleine de feu, d’énergie qui mène la guerre mais avec son intelligence. Elle répare son armure elle-même, elle y ajoute des éléments ornementaux et cela devient quelque chose de très organique. Pénélope révèle toute la richesse de son monde intérieur lorsqu’elle dévoile le drap orné d’un baiser qui représente sa tapisserie et qu’elle avait gardé, caché, dans son corsage. Neptune, c’est la présence sous-marine faite de rocaille: il est la mer. Jupiter, c’est le vent, c’est le tonnerre. Ulysse est asséché après toutes ces années d’errance: on a essayé de le transformer, de le tuer et il arrive sur son île complètement abattu. Peut-être que je m’identifie aussi à cette histoire d’odyssée? La mode est un monde où règne la compétition. Vivre ou survivre dans cet univers, avec ses valeurs, son univers intérieur, ne pas se laisser pervertir, c’est une bataille. 

Par Isabelle Cerboneschi publié le 7 mars 2023 - 09:22