Pas facile de s’intéresser au genre en médecine. Mais la question y est omniprésente. Dans les métiers, d’abord. Même si la profession médicale s’est largement féminisée, elle reste hiérarchique et sous l’emprise masculine. Les hommes occupent la plupart des postes clés du système de santé. Dès lors, quand on évoque la question du genre, apparaissent vite des revendications de représentativité. Davantage de femmes dans des positions dirigeantes et dans la recherche! Exigence importante certes, mais insuffisante. Car, pour mieux soigner, il faut non seulement s’occuper de genre, mais aussi de biologie. Et plus largement des répercussions du sexe sur la physiologie ou l’image que l’on donne et qui est perçue. Des stéréotypes socioculturels liés aux rôles ou aux identités (le genre) peuvent influencer la santé ou les décisions prises par les soignants. Mais d’autres éléments biologiques liés au sexe, comme les organes reproductifs ou les hormones, entrent aussi en jeu. Les liens entre les différentes facettes de cette problématique sont complexes. Une chose est toutefois certaine: qu’il s’agisse de genre ou de sexe, ces spécificités ne sont pas assez prises en considération dans les prises en charge médicales et conduisent, à propos des diagnostics mais aussi des traitements, à de nombreuses inégalités. Tour d’horizon.
1. Recherche clinique: la norme masculine
Pendant longtemps, les études cliniques se sont fondées principalement sur des sujets masculins. L’homme blanc et jeune étant considéré comme la norme à partir de laquelle on a extrapolé les connaissances aux femmes. Avec des raisons pratiques et éthiques pour justifier ce privilège masculin. Les fluctuations hormonales peuvent fausser les résultats des recherches. Ou encore la contraception, le risque de grossesse et d’atteintes du fœtus sont considérés comme des critères d’exclusion. Dès la fin des années 1970, des réglementations strictes ont été édictées à la suite de malformations congénitales chez les enfants de femmes enceintes ayant participé à des études médicamenteuses. Mais toute cette prudence a fini par créer un vaste problème. «On revendique une médecine basée sur les preuves, mais ces preuves sont de moins bonne qualité si on exclut les femmes et les autres minorités, comme les minorités ethniques», soulève la professeure Carole Clair, coresponsable du département formation, recherche et innovation à Unisanté. Malgré de nouvelles recommandations internationales pour une plus grande inclusion des femmes, l’égalité peine à se réaliser.
2. Maladies cardiovasculaires: l’exemple emblématique
Les maladies cardiovasculaires ont longtemps été considérées comme masculines, car plus fréquentes chez les hommes. On croyait par ailleurs les femmes protégées par des facteurs hormonaux. Mais avec l’augmentation chez elles du tabagisme et des autres facteurs de risque, ces maladies ont été pour elles aussi la première cause de mortalité. D’autant plus que certains facteurs psychosociaux (stress, précarité, monoparentalité, migration) ont un plus fort impact chez les femmes. Cela aurait dû changer l’attitude de la médecine. Pourtant, d’importantes inégalités persistent dans la prise en charge (diagnostics plus tardifs ou manqués, moins d’investigations en cas de symptômes), avec pour conséquence une surmortalité féminine. Ces maladies ayant été principalement étudiées à travers le prisme masculin, on ignorait jusqu’ici que les patientes pouvaient présenter des symptômes moins typiques (absence de douleur franche à la poitrine, mais douleurs à l’épaule et cervicalgie, nausées, sudations, malaise, fatigue, stress, anxiété) que ceux habituellement décrits, à cause de réelles différences de physiopathologie hommes-femmes. Un retard dans l’accès aux soins s’observe également en cas d’accident vasculaire cérébral, qui nécessite de manière cruciale une intervention rapide. «Des recherches incluant spécifiquement des femmes dans des études randomisées et contrôlées ainsi que des essais thérapeutiques sont nécessaires afin de promouvoir une prise en charge spécifique et adéquate chez la femme dans les années futures», note la Pre Carole Clair.
3. Inégaux face au Covid-19
Contaminées par le Covid-19 dans la même proportion que les hommes, les femmes y sont plus résistantes. Les chiffres montrent que le sexe masculin augmente le risque d’être admis aux soins intensifs en raison du Covid-19, et d’en mourir. Une partie de ce risque accru chez les hommes est liée à une plus grande fréquence de comorbidité, dont le diabète, l’hypertension artérielle ou les maladies respiratoires. Quant aux femmes, leur plus grande résistance aux infections a déjà été observée lors de précédentes épidémies. Parmi les hypothèses avancées, il y a le facteur génétique. Le chromosome X, présent en double exemplaire chez la femme, contient de nombreux gènes impliqués dans l’immunité, ce qui pourrait être à l’origine d’une meilleure réponse aux infections. Un système immunitaire puissant donc, mais parfois trop, puisque les maladies auto-immunes touchent, elles, de manière plus fréquente le sexe féminin.
4. Médicaments: des effets différenciés
Les médicaments agissent-ils de la même manière chez les deux sexes? Il n’existe pas de réponse tranchée à cette question. De manière générale, les femmes rapportent jusqu’à deux fois plus d’effets indésirables que les hommes. Est-ce lié au sexe ou à d’autres facteurs (âge, gènes, polymédication, physiologie, surface corporelle, éducation) confondants? Une analyse plus systématique des résultats de recherches en fonction du sexe permettrait de mieux comprendre l’influence de ce critère par rapport aux autres. Mais pour certains traitements, c’est un fait. En oncologie par exemple, une étude lausannoise a révélé que des substances utilisées pour traiter les cancers digestifs avaient une toxicité plus importante sur le foie des femmes, qui présentaient en même temps davantage d’effets secondaires.
Plusieurs paramètres pourraient expliquer ces différences dans la pharmacocinétique, excluant ceux liés à la variabilité individuelle. D’abord, les femmes métabolisent différemment ce qu’elles ingèrent. Leur transit est plus lent. Leur composition corporelle n’est pas la même, avec plus de masse grasse, moins de masse maigre et moins d’eau que les hommes. Les hormones pourraient aussi jouer un rôle et être à l’origine d’interactions moléculaires. L’inclusion des femmes dans toutes les phases de recherche s’avère donc indispensable pour augmenter la sécurité des traitements à des doses appropriées chez les patientes.
5. Douleurs chroniques: des différences liées à la testostérone?
De nombreuses études montrent que les femmes sont plus sensibles à la douleur chronique que les hommes. Elles perçoivent plus rapidement la douleur, qui se manifeste chez elles de manière plus intense et plus persistante. Des facteurs de risque comme les violences physiques et psychologiques les y exposent davantage. Mais au-delà de ces aspects liés au genre, les mécanismes à l’origine de la douleur sont-ils différents selon le sexe? Des hypothèses existent depuis longtemps autour du rôle de certaines hormones. Avec toutefois un problème de fond: la plupart des études sont basées sur des modèles animaux mâles... Or un nouveau paradigme, lié à l’étude de souris femelles, est en train d’émerger. Il semblerait que des cellules qu’on sait impliquées dans le mécanisme de la douleur, les cellules microgliales, réagissent différemment selon le taux de testostérone. Autrement dit: il y aurait un dimorphisme sexuel dans la biologie même de la douleur lié à la testostérone. «Ces mécanismes ont été observés pour l’instant chez l’animal, commente Carole Clair. S’il faut bien entendu attendre une confirmation humaine, ces études ouvrent la voie à de nouvelles pistes thérapeutiques qui semblent indiquer que le traitement de la douleur chronique, qui touche près de 20% de la population, devrait être différent chez l’homme et la femme.» En attendant cette confirmation, tout le monde devrait écouter sans préjugés la description des douleurs de chacun et de chacune, chaque histoire douloureuse étant singulière.
Carole Clair: «S’intéresser aux quotas n’est pas suffisant»
C’est un peu cliché, mais bon. La référence en matière de genre en médecine en Suisse romande est une femme. Carole Clair, professeure associée à l’Université de Lausanne et coresponsable du département formation, recherche et innovation à Unisanté, va mettre en place un enseignement sur le genre dans les Facultés de médecine de Suisse. Elle s’intéresse à ces questions depuis qu’elle a appris, à Harvard, que la médecine basée sur les preuves scientifiques était impossible sans s’intéresser aux stéréotypes sociétaux liés au genre, mais aussi à la biologie sexuelle de nos cellules. Pour éviter les biais, tenir compte de ces éléments est essentiel. Comment et pourquoi faut-il changer le système? Ses réponses en trois questions.
Faut-il séparer genre et biologie en médecine?
Carole Clair: On le fait de façon artificielle. Mais en réalité, tout est intriqué de manière très complexe. Donc non: il faut parler à la fois de genre et de sexe. C’est la seule manière d’éviter les théories essentialisantes qui constatent des différences et cherchent à les expliquer de manière biologique.
Par exemple?
En caricaturant un peu, c’est la fameuse étude qui montre que les filles sont moins fortes que les garçons en maths. On constate et on cherche à expliquer cette différence de manière biologique en faisant des scanners. Il y aurait des connexions différentes dans le cerveau, des aires plus développées chez les garçons. La réalité est bien plus complexe: il y a des normes sociales qui font que les garçons développent des compétences dans des domaines différents. Des différences sociales qui influencent la biologie? Peut-être. Toujours est-il que ces éléments sociaux sont difficiles à évaluer, car ils évoluent. Ils sont fluides. La biologie, en médecine, c’est rassurant. Elle permet de mesurer et de comparer. De naturaliser des phénomènes complexes. Ce n’est, à mon avis, pas la bonne manière d’appréhender ces problématiques, si on veut bien soigner.
Comment faire évoluer la situation?
Il faudrait d’abord inverser la logique de certaines recherches. Formuler des hypothèses et ensuite tester pour trouver une explication. Mais aussi, même si la démarche sonne un peu paternaliste, forcer les chercheurs à introduire le sexe biologique et le genre social dans leurs recherches, lorsque cela est pertinent. L’Europe le fait maintenant. Le Fonds national suisse a aussi entendu nos demandes qui vont dans ce sens. Une chose est sûre: les quotas ne suffiront pas. Avoir plus de femmes en médecine permet à de nouvelles questions d’émerger. On le voit avec les questions de sexualité en gynécologie. Parler des organes sexuels féminins n’est plus tabou. Cela dit, ce n’est pas suffisant. Les femmes aussi ont des stéréotypes. Le vivant est complexe, il faut l’accepter. Pour ce qui est de la médecine et des soins, il faut donc parler de genre. Mais aussi de sexe. Au sens biologique, bien entendu...
La dépression, ce contre-exemple
Les stéréotypes de genre ne causent pas du tort qu’aux femmes. En miroir aux maladies coronariennes, certaines pathologies (ostéoporose, anorexie, etc.), principalement décrites comme féminines, touchent aussi la gent masculine, avec un tableau clinique parfois différent. Le risque de sous-diagnostic existe, celui d’une moins bonne prise en charge et d’une augmentation des complications aussi. Prenons l’exemple de la dépression. Les femmes seraient deux fois plus concernées, si l’on s’en tient aux critères diagnostiques habituels (tristesse, baisse de l’estime de soi, perte de plaisir, d’élan, idées noires, etc.). En revanche, si l’on tient compte des manifestations plus typiques chez l’homme, la prévalence pourrait, dans un cas comme dans l’autre, atteindre les 20%. Chez certains patients, la dépression peut effectivement avancer masquée et se traduire par de l’irritabilité, de la colère, de l’impulsivité ou des conduites à risque. Il faut dire que les stéréotypes masculins (de force, d’invincibilité, par exemple) restent présents dans notre société, surtout dans les classes sociales les plus défavorisées, ce qui ne facilite pas la mise à nu des difficultés rencontrées ni le dépistage de ces situations. «Les hommes demandent plus difficilement de l’aide et ont tendance à vouloir régler seuls leurs problèmes. Le mal-être peut donner lieu à des passages à l’acte brutaux, sans signes avant-coureurs, avec un taux de suicide nettement plus élevé chez l’homme», indique Stop Suicide.
Rédigé par Planète Santé