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Fait divers 

Meyrin: chronique d’une mort annoncée

C’est une tragédie, une histoire de jalousie et aussi le reflet d’une jeunesse sans repères. Anthony W., 21 ans, a éliminé son rival, Danny, un jeune Portugais de 25 ans, en l’écrasant avec sa voiture et avec un acharnement inouï. Enquête et témoignages inédits.

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A g. le meurtrier, Anthony W., 21 ans, un sanguin fou de voitures et violent avec son entourage. Sur Facebook, il menace sa future victime: «T’inquiète pas, je terminerai le travail que j’ai commencé.» A dr. la victime: Danny, 25 ans (ici avec son frère). Jean Revillard / Rezo.ch

C’est une bien étrange scène qui s’est déroulée jeudi dernier au beau milieu de l’après-midi sur la place d’armes, juste à côté de la patinoire des Vernets, à Genève.

A l’abri des regards indiscrets, sous la protection musclée des forces de l’ordre, procureur, greffier, policiers de la police technique et scientifique, avocats, témoins ont assisté à la reconstitution – filmée pour les besoins de l’enquête – d’une macabre tragédie qui s’est déroulée quelques jours plus tôt à une dizaine de kilomètres de là, dans la nuit du 8 au 9 juin dernier, vers 23 h 30, sur le parking du Centre sportif du Bois-Carré, à Meyrin. Par sécurité et discrétion, on a préféré cet espace bitumé des bords de l’Arve pour évoluer plus sereinement, loin d’un quartier où la violence ordinaire émaille régulièrement la vie quotidienne et où un rien peut vite tout faire s’enflammer.

Imbroglio sentimental

Ce jour-là, en t-shirt rouge et pantalon noir, Anthony W., 21 ans, ancien agent chez Securitas, à peine engagé chez Swissport à l’aéroport de Cointrin, a quitté la prison de Champ-Dollon pour venir expliquer son acte fou, solidement encadré par des policiers. De manière détachée, comme imperméable aux événements et aux choses, il mime avec l’aide d’un mannequin incarnant sa victime ces minutes fatales où il a tué au volant de sa voiture, avec un sang-froid assez singulier, le jeune Danny, 25 ans, un mécanicien sur auto sans emploi d’origine portugaise.

Le film du drame glace le sang dans sa cruauté: avec son bolide de 300 chevaux, une Seat E modèle Leon Cupra 2.0 qu’il venait d’acquérir trois semaines plus tôt, Anthony a d’abord heurté volontairement Danny en le faisant voler par-dessus son pare-brise, à une vitesse estimée par lui entre 60 et 70 km/h, puis, au dire d’un témoin, il a fait une boucle et est revenu vers lui pour rouler violemment sur son corps, le traînant sur une dizaine de mètres et l’achevant littéralement – il décédera à l’hôpital quelques heures plus tard. «C’est une véritable mise à mort, froide et sans scrupule», tonne Me Robert Assaël, avocat du père de la victime. 

Une scène d’une brutalité effroyable qui s’est déroulée sous les yeux d’une bande de copains qui, ce soir-là, s’étaient réunis sur le parking, comme ils le font souvent, les beaux jours venus. Parmi ce petit groupe, Tatiana (prénom d’emprunt), une jeune femme un peu paumée de 23 ans, qui connaissait bien les deux protagonistes de cette affaire et qui, malgré elle, semble à l’origine du drame: ancienne conquête d’Anthony, elle paraissait vouloir refaire sa vie dans les bras de Danny, ce que le premier ne tolérait pas. Tatiana était sa chose qu’il voulait protéger. «J’ai vu rouge quand Tatiana m’a avoué avoir couché avec Danny», confiera-t-il notamment lors de l’instruction. Même si Danny confiait à ses proches avoir refusé les avances de la jeune femme… Un imbroglio sentimental dans lequel il est bien difficile de cerner la situation réelle. L’enquête, toujours en cours, le dira peut-être. 

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Couple infernal. Tatiana (prénom d’emprunt) et Anthony W. ont longtemps été en couple, avant de se séparer, puis de se retrouver. Entre-temps, la jeune femme avait jeté son dévolu sur Danny, provoquant la jalousie et la colère d’Anthony.  DR

Bagnole et violence

La jalousie est-elle le seul ressort qui a mené à cet effroyable drame? C’est en fait, peut-être, d’abord l’histoire de jeunes un peu déboussolés, sans repères, désœuvrés, avec leurs propres codes relationnels, décousus, traînant le soir sans savoir vraiment comment donner un sens à leur vie. Avant cette nuit fatale du 8 juin, toutes les alertes étaient au rouge, mais personne n’a su ou voulu voir. Le drame se profilait, inexorablement.

D’abord, il faut se pencher sur le profil d’Anthony W., le jeune assassin. Un garçon un peu brut de décoffrage, souvent violent – à commencer par sa mère qu’il a failli étrangler – ne supportant guère la contradiction, cherchant toujours à s’affirmer, d’une manière ou d’une autre, mais surtout bien sûr avec sa nouvelle voiture, symbole de virilité, de force et de puissance. Il est agent chez Securitas, heureux aussi de porter parfois l’uniforme, car Tatiana le trouve beau. Mais il est plutôt mal dans sa peau.

En 2015, il rencontre Tatiana, mais il se montre aussi à l’occasion brutal avec elle, verbalement et physiquement. Elle est plutôt mignonne: c’est sa toute première conquête et il y tient, car sa vie sentimentale, selon ses propres dires, est un véritable «chaos». Mais c’est une relation impossible, bien sûr. Trop de possessivité, trop de jalousie. Ils se quittent à l’été 2016. Très vite, semble-t-il, Anthony retrouve une nouvelle copine. Mais il a toujours Tatiana dans la peau. Elle aussi peut-être. Quelques mois plus tard, sous un prétexte futile, la jeune femme le recontacte. Nous sommes début 2017. Comme deux amants, sans l’être vraiment, ils se revoient en cachette. Elle lui écrit «tu me manques» sur Snapchat… Anthony s’emballe de nouveau, la surveille, la file via une application sur l’internet… C’est le début de l’escalade.

«J’ai le bras long»

A la mi-mai, les choses virent à l’aigre une première fois: Anthony W. vient d’acquérir en leasing, au nom de sa mère, sa nouvelle voiture, flambant neuve. Il retrouve un soir son bolide avec une partie de la carrosserie rayée et il accuse naturellement Danny d’en être l’auteur. Le 28 mai, à la nuit tombée, déjà sur le parking à côté de la piscine de Meyrin, les deux protagonistes se croisent, échangent des noms d’oiseaux. Ils parlent voiture, évidemment, étalent leur savoir en la matière aussi devant leurs copains. Les injures fusent. Et les coups également. «Il a eu ses lunettes cassées, il avait le visage en sang», témoigne aujourd’hui Vera, la maman de Danny, infirmière en soins palliatifs.

Le lendemain, au poste de police de Blandonnet, Danny, accompagné de Tatiana, va déposer plainte contre Anthony. Il ne le sait pas encore: son rival le suit quelques minutes plus tard dans les mêmes locaux, accompagné de sa mère. Tout est fait pour qu’ils évitent de se croiser. Mais Anthony, toujours très remonté, l’attend devant le poste de police: «J’ai le bras long», lui assène-t-il, quand il le voit sortir, en lui faisant un doigt d’honneur. Puis il entre à son tour dans le bâtiment pour déposer lui aussi plainte: il été mordu au cou durant la bagarre de la veille et produit un certificat médical en attestant. Le soir, la pression monte une fois encore, via les réseaux sociaux, où les mots laissent présager le pire dans ce déluge de fautes d’orthographe: «T’inquiète, je terminerai le travail que j’ai commencé», écrit-il le 29 mai à 22 h 51. Et enfin ce message, quelques jours avant le drame, via Snapchat, adressé une nouvelle fois à Danny: «T’inquiète pas, d’ici à la fin de la semaine, tu ne feras plus partie de cette terre-là, promis.»

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Reconstitution. Sur la place d’armes, tout à côté de la patinoire des Vernets, la justice a procédé jeudi dernier à une reconstitution du drame. Le prévenu, Anthony W., a mimé ses gestes lors de la nuit fatale.  Jean Revillard / Rezo

«Où qu’on aille, il est là», se lamente Danny, petit gabarit de 1 m 56 à peine, à sa mère, terriblement inquiète. Une maman qui ne dort plus. «Danny commençait sérieusement à flipper, dit-elle, mais il ne croyait pas qu’Anthony passerait à l’acte. Moi, je sentais que ça allait arriver. Ça montait crescendo… Jusqu’à cette nuit fatale où l’hôpital m’a appelée et dit de venir de toute urgence…»

«Si je le vois, je le tue»

Tout semble désormais bien en place, inexorablement. Le 8  juin, soir du drame, le groupe se retrouve une nouvelle fois sur le parking de la piscine de Meyrin. La belle Tatiana pressent que les choses vont mal tourner quand elle aperçoit Anthony faire plusieurs allers-retours au volant de sa voiture sur l’avenue Louis-Rendu avant de venir les provoquer sur le parking. Le voyant arriver, elle suggère à Danny qu’il vaudrait mieux qu’ils quittent les lieux. «Je sentais que ça allait mal se passer», dira-t-elle. Très vite, l’ambiance est électrique, tendue. Tatiana prend finalement Anthony à part pour parler avec lui. Il la fait monter dans sa nouvelle voiture. Il démarre. Durant un court trajet dans le quartier, elle lui explique qu’elle n’est la propriété de personne. Il lui répond que Danny est une mauvaise personne, qu’il profite d’elle, de son argent, de son corps… Il tape sur la vitre et la portière, hors de lui. Il murmure: «Si je le vois, je le tue.»

Enfin, Tatiana sort du véhicule, rejoint le groupe, pendant que Danny marche vers sa voiture. Anthony est à 20 mètres à peine de lui. Il fait vrombir son moteur, s’élance… C’est le carnage. Puis il repart, fait une boucle sur le parking, et revient achever sa victime. «Il a utilisé sa voiture comme une arme pour assassiner son rival et a mis à exécution ses menaces», constate, dépité, Me Samir Djaziri, avocat de la maman de la victime. Anthony s’enfuit chez lui, au domicile de sa mère, quelques centaines de mètres plus loin, qui vit dans un immeuble au bout de la route principale. Il se gare, tous phares allumés, gravit les étages et arrive essoufflé, ouvre le frigo, sort une bouteille de soda qu’il avale goulûment. «J’ai fait une grosse bêtise», lâche-t-il. Il dit qu’il veut fuir, partir en cavale à l’étranger. Mais très vite, la police sonne à la porte de l’appartement. Anthony est dans sa chambre. C’est fini.

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Mannequin. Scène un peu surréaliste durant la reconstitution. Anthony W. manipule un mannequin symbolisant sa victime et semble éprouver un véritable plaisir à jouer avec lui. Photo: Jean Revillard / Rezo Jean Revillard / Rezo

«J’ai vu noir, j’ai vu le mal, je ne contrôlais plus rien, j’ai appuyé sur l’accélérateur, presque machinalement, dira-t-il encore, c’est comme si mon corps avait pris le contrôle de mes gestes.» Et il en rajoute: «Quand je vois noir, plus personne ne peut m’arrêter.» Il passe vers le corps, regarde fixement une dernière fois Tatiana et lui lance: «Je t’avais prévenue», ce qui signifie qu’il fallait choisir entre Danny et lui. Devant les policiers, Anthony W. reconnaîtra les faits, sans faire preuve de la moindre compassion ni formuler les moindres regrets, comme s’il paraissait étranger à tout ça. Pour la forme, il demande des nouvelles de Danny. On lui annonce qu’il est mort. Il n’a pas de réaction particulière: «Ça me fait mal, même si je ne l’aimais pas, il ne mérite pas cela.» Il risque aujourd’hui la prison à vie.

«J’espère un verdict juste le moment venu, murmure Hector, le papa de Danny, mécanicien sur auto d’origine chilienne. Mais qu’est-ce qui peut bien être juste? Lui, l’assassin de mon fils, sa mère, il pourra continuer à la voir, même en prison. Moi, mon fils, je ne pourrai plus le voir. Plus jamais.» Les cendres du jeune Danny devraient, elles, être dispersées dans quelques jours dans l’océan, au large de la côte portugaise, vers un cap qu’il affectionnait. «C’est ici la fin du monde», répétait-il souvent à ses parents quand il était petit.

Par Bédat Arnaud publié le 15 juillet 2017 - 00:00, modifié 17 mai 2018 - 10:50