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Mick Jagger, l’icône aux mille vies

A un mois de ses 79 ans, le leader et chanteur de rock, éternel jeune homme, étiqueté meilleur showman de tous les temps, devait revenir en Suisse avec les Rolling Stones, mais c'était avant que le Covid ne le contraigne à annuler son concert. Après soixante ans de carrière, qu’est-ce qui fait encore courir l’enfant de Dartford? Portrait d’une super idole en homme d’affaires avisé et en quête d’éternité.

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Mick Jagger

De g. à dr.: Ron Wood, 75 ans, Mick Jagger, 79 ans, Steve Jordan, 65 ans, et Keith Richards, 79 ans en décembre, à Madrid le 1er juin dernier. Les Stones fêtent, cette année, 60 ans de carrière.

Javier Bragado
Didier Dana

Concert à Berne annulé

La tuile! Alors que les Stones étaient attendus, lundi soir, au Johan Cruyff Arena d’Amsterdam, Mick Jagger, 79 ans, a ressenti les premiers symptômes du Covid-19 pendant le sound check. En sortant de son hôtel, il a salué la foule et semblait en pleine forme. Le chanteur a été testé positif sur place et le concert a été annulé et reporté à une date ultérieure. Du coup, celui de Berne prévu ce vendredi au Wankdorf que nous annonçons cette semaine dans l’Illustré, n’aura pas lieu non plus, pour les mêmes raisons. D'abord également reporté, le concert du Wankdorf a été définitivement annulé. 
Les billets sont remboursables, du 21 juin au 17 juillet 2022, auprès des points de vente respectifs.
>> Découvrez toutes les dates sur rollingstones.com (site en anglais)

En 1975, Michel Delpech, 29 ans, se projetait en chanteur perclus de rhumatismes: «Ma pauvre Cécile, j’ai soixante-treize ans. J’ai appris que Mick Jagger est mort dernièrement.» Si le Français n’est plus de ce monde, Michael Philip Jagger, toujours sémillant, va fêter ses 79 printemps le 26 juillet prochain. Ce mois anniversaire marquera, pour les Rolling Stones, 60 ans de carrière. Leur tout premier concert eut lieu le 12 juillet 1962 au Marquee Club de Londres. Le futur et autoproclamé Plus-grand-groupe-de-rock-du-monde n’était encore qu’une obscure formation de blues qui égrena 18 reprises, emmenée par le diaphane Brian Jones, son fondateur, mort noyé à 27 ans.

Cet été, pour fêter ça, Jagger ne sera pas en charentaises, dans son château français de Fourchette, non loin d’Amboise, où il a passé le confinement. Et encore moins à Moustique, ce caillou paradisiaque des Grenadines sur lequel il emmenait une certaine Carla Bruni, à l’insu de son épouse, le mannequin texan Jerry Hall. Non, le Jag sera en tournée européenne, baptisée «Sixty Tour». Elle fait halte en Suisse, au stade du Wankdorf, à Berne, vendredi. Après tant d’années, on n’ose même pas penser que ce sera leur ultime apparition sur sol helvétique. Au moment où ABBA fait chanter des hologrammes, les Pierres qui Roulent, elles, assurent, toujours, en chair et en os.

Mick Jagger

Le groupe, à Londres, en 1963: (de g. à dr.) Charlie Watts, batteur, décédé en 2021, Keith Richards, Bill Wyman, bassiste, parti en 1993, Mick Jagger et Brian Jones, le fondateur des Stones, mort noyé dans sa piscine en 1969, à 27 ans. 

Philip Townsend/CAMERA PRESS/ Ke

Mais pourquoi tournent-ils encore à l’heure, largement sonnée, de la retraite? «Jagger n’a jamais assez d’argent», persifle l’une de ses connaissances genevoises. Le «bad boy» de Dartford est un homme d’affaires avisé et cynique. Ancien élève de la London School of Economics, Mick a fait de son groupe une multinationale qui décline sa langue pendue – l’un des plus célèbres logos avec McDo et Coca – sur quantité d’objets et de vêtements. A la louche, on estime sa fortune à 500 millions. Dans un français laqué d’accent anglais, il protesterait: «J’ai eu bucu de chonce.» Comme le disait Hector Berlioz: «La chance d’avoir du talent ne suffit pas; il faut encore le talent d’avoir de la chance.» La fenêtre de tir était mince pour faire fortune en écoulant des vinyles. Eux en auraient vendu pas moins de 240 millions dans le monde.

Pour y arriver, Mick Jagger avait quelques atouts en poche. Celui d’être un bon auteur-compositeur-interprète, un excellent harmoniciste, un guitariste satisfaisant, un producteur et, occasionnellement, un acteur de cinéma. Ces qualités artistiques indéniables, plus quelques avantages physiques, lui permirent de pénétrer la jet-set, de devenir un sexe-symbole. En 2022, c’est le seul octogénaire capable de faire crier trois générations de fans, hommes et femmes. Il a été la première pin-up masculine, une figure portraiturée par Warhol et 35 autres grands noms, dont les clichés rassemblés en 2010 à l’église des Trinitaires aux Rencontres photographiques d’Arles donnèrent la dimension exacte de l’icône Jagger. Mick n’est rien de moins que «La Joconde» du rock’n’roll.

Mick Jagger

Mick Jagger, à Londres en 1977, à 34 ans.

Gijsbert Hanekroot

Son flair est inégalé. Il absorbe toutes les tendances et sa mutation est permanente. A lui seul, c’est Picsou, Peter Pan et Don Juan. «Je l’ai vu se métamorphoser, devenant tour à tour hédoniste égrillard, aristocrate repoussant, prolo à la conscience sociale, boute-en-train, diva sainte nitouche, vieille folle narcissique, homme d’affaires rapace, mari aimant et coureur insatiable», rapporte le journaliste Nick Kent, témoin privilégié de la tournée 1973. Avec la dextérité d’un gibbon, le sieur Jagger a toujours su rebondir. Il s’est inspiré des scènes monumentales dont Bowie fut le précurseur, embarquant son combo dans un barnum lucratif, employant jusqu’à 350 personnes. Selon Forbes, les Rolling Stones ont réalisé la tournée la plus rentable de 2021, totalisant en 12 dates 112 millions de francs sur le continent américain. On comprend pourquoi la rumeur lui prête un cachet de 1 million par soir.

Ces jours, l’inventeur de la notion de chanteur leader, anobli en 2003 par le prince Charles et dont on ne donnait pas cher à ses débuts, va très bien. A chaque halte dans une capitale européenne, il joue les touristes, visite monuments et grands musées, quand il ne boit pas une bière, le soir venu, dans un pub du coin. Son motto et son moteur pourraient être «move forward»: va de l’avant.

Car cet homme déteste contempler le passé, ce d’autant qu’on a failli le perdre en 2019. A l’occasion d’un contrôle de routine, les pointilleux médecins des assurances lui avaient détecté, dans la région du cœur, un problème mécanique sournois. Le «No Filter Tour» dut s’interrompre pour une «sténose aortique», pathologie documentée comme «fréquente chez les personnes d’un certain âge». Une fois la valve de l’interprète de («I Can’t Get No») «Satisfaction» réparée, il a retrouvé tout son allant. En t-shirt, pantalon de training et baskets, silhouette filiforme, tricotant des jambes, Jagger showman ultime, feu follet, semblait se jouer de la camarde en zigzaguant comme un ado. Le 15 mai cette année-là, il posta sur son compte Instagram une vidéo prouvant sa jeunesse éternelle. Jagger aime la vie, toute la vie. Il se passionne pour les matchs de cricket, l’art, la littérature, l’économie, la politique. Il sait que ce n’est pas qu’une question de pognon, mais de passion et d’appétit. L’existence le lui rend bien. Ne chantait-il pas «God Gave Me Everything» – «Dieu m’a tout donné» – dans son album solo, en 2001, aux côtés de Lenny Kravitz?

A cette occasion, celui-ci révéla comment travaillait Mick J. Chaque matin, il l’entendait faire ses vocalises avec un MiniDisc et un micro de karaoké. En soixante ans de scène, jamais sa voix n’a été aussi sûre. Il est capable de produire un falsetto sur «Miss You» et de monter en puissance sur «Midnight Rambler», tout en marchant, courant, gesticulant, interpellant le public dans sa langue natale, conscient de son image, de l’ensemble du show, dont il est le pivot mouvant, le chef d’orchestre, tous derrière et lui devant.

A cela s’ajoute l’exercice physique. «J’alterne entre la gym et la danse, dit-il, je sprinte, je m’entraîne pour l’endurance.» Ces dernières années, il a affiné sa posture, son équilibre et sa flexibilité en pratiquant yoga et pilates. Son régime alimentaire est celui d’un athlète: pain complet, poulet, poisson et avocat. Plus un grand bol de pâtes quatre heures avant le show. Le tout arrosé de litres d’eau minérale, tout au long de la journée.

Mick Jagger

Les Rolling Stones (ci-dessus, à g.) à Kansas City, le 14 décembre 1981, finissent leur concert dans un joyeux capharnaüm au milieu des ballons. Le guitariste Mick Taylor (à g.), qui avait claqué la porte en décembre 1974 et fut remplacé par Ron Wood (deuxième depuis la g.), les rejoignit ce soir-là pour plusieurs titres.

Kent Meireis

La vie lui a sans doute tout donné, elle lui a aussi présenté des factures salées. Etre le leader d’une formation de ce gabarit, atteindre de tels sommets de succès et de notoriété sans perdre pied, réussir à se maintenir six décennies consécutives, c’est enjamber un nombre incalculable de difficultés et de tragédies. Si, comme le disait Jacques Chirac, «les emmerdes, ça vole toujours en escadrille», les Rolling Stones sont un porte-avion et Mick Jagger son commandant.

Par où commencer? Sautons directement aux années 2000, où l’on mettra dans la colonne des drames intimes le sort de la compagne de Mick Lover. La top-modèle et créatrice de mode L’Wren Scott se donna la mort, par pendaison, le 17 mars 2014. Lorsqu’il apprit la nouvelle, Jagger resta deux jours en état de prostration. Il écrivit depuis l’Australie: «J’ai encore du mal à comprendre comment mon amante et meilleure amie a pu mettre fin à ses jours de cette façon tragique. Nous avons passé de merveilleuses années (ndlr: 2001-2014) ensemble et nous nous sommes fait une belle vie.» Depuis, pas un anniversaire ne passe sans qu’il lui rende hommage.

Le 24 août l’an dernier, Dieu a repris aux Rolling Stones l’élégant Charlie Watts, le Buster Keaton des batteurs de rock. Ce dandy a été remplacé par le très capé Steve Jordan. Plus punchy, il résume son expérience au sein des Stones d’une formule bien enlevée: «C’est comme être attaché à une fusée.»

Le Très-Haut a failli souffler à l’inusable formation le guitariste Ron Wood, frappé d’un second cancer du poumon en 2020. Enfin, il aurait pu amputer Jagger de son jumeau, le Glimmer Twin Keith Richards, en 2006. Le «riffeur» revenu de mille addictions et autres aventures alcoolisées, sniffées, injectées, fumées et fumantes fut trépané à l’hôpital MercyAscot d’Auckland. En cause, un caillot de sang découvert sur la membrane externe d’un vaisseau de son cerveau. La galerie s’est amusée en apprenant la chute depuis un cocotier du pirate à la bague au motif tête de mort en argent massif. En réalité, Keith aurait eu un accident de jet-ski dans les îles Fidji. Une collision avec Ron Wood, roi de la déconne, compagnon d’aventures lysergiques et d’invraisemblables libations.

Mick Jagger

Mick Jagger est le père de huit enfants. Il a eu Deveraux Octavian Basil, 5 ans, avec la danseuse classique Melanie Hamrick, rencontrée en 2014.

Splashnews.com

Aujourd’hui, tout ce petit monde a mis les bouteilles d’alcool sous clé et a rangé les cigarettes rigolotes. On se couche tôt et on pouponne. Jagger en tête, en couple avec la danseuse Melanie Hamrick, 35 ans. L’ancienne ballerine de l’American Ballet Theatre lui a donné un fils en 2016. Le blond Deveraux Octavian Basil, 5 ans, est son huitième enfant. Les sept autres sont nés de cinq mères différentes. Mick le priapique est père, grand-père et arrière-grand-père. Désormais, il se permet des cheveux gris sous sa tignasse châtain clair. Son visage, modelé par de savantes interventions, laisse à peine deviner des ans l’irréparable outrage. Mais, une fois sur scène, il met la barre très haut, porté par l’ambition, soir après soir, de tout donner comme si sa vie en dépendait. Le dernier show, dit-on, est somptueux.

Ce que permettait autrefois la jeunesse à ces gitans de luxe, des concerts de trois heures et plus, des happenings approximatifs parsemés d’éclairs de génie, entre débauche et défonce, volutes sataniques, une androgynie assumée, magnétique et charnelle, est aujourd’hui savamment millimétré, calculé, limite aseptisé.

Les Stones sont devenus un jukebox qu’on alimente en gros billets; ils sont de monstrueuses figures de carnaval qu’on adore voir défiler et déifier. Le chanteur a toujours le regard tourné vers la foule. A l’aube de ses 80 ans, Michael Philip Jagger ouvre les festivités sur «Street Fighting Man» et ses paroles évoquant Mai 68: «Mais que peut faire un pauvre gars, sinon chanter dans un groupe de rock’n’roll, car, dans les rues endormies de Londres, il n’y a aucune place pour un émeutier.» Alors que le stade est en transe, Mick le magnétique semble regarder chacun et tous en même temps. Il fignole les contours de sa postérité. Mille vies. Un chemin de gloire vers l’éternité.

Par Didier Dana publié le 14 juin 2022 - 12:16, modifié 21 juin 2022 - 09:06