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Photo de presse romande

«Mon père ce héros (du photoreportage)»

Luc Debraine, directeur du Musée suisse de l’appareil photo, se souvient de son père, Yves Debraine (1925-2011). Celui-ci a longtemps été l’un des principaux photographes de «L’illustré». De l’affaire Dominici à la découverte d’un temple romain, du Yémen à la rencontre de Maigret et de James Bond à Echandens, les images ressurgissent du passé avec la vivacité d’un coup de flash.

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Yves Debraine au côté de Clay Regazzoni dans les années 1970. Le photographe a couvert le Championnat du monde de formule 1 pendant une bonne vingtaine d’années, dès 1952. Il avait créé cette année-là le périodique «L’année automobile» avec l’éditeur Ami Guichard.

DR

J’ai 6 ans, c’est l’hiver. Par la fenêtre, je regarde mon père partir de la maison en voiture. L’image est si nette que je distingue encore le modèle de l’auto (Peugeot 403) et sa couleur (gris clair). C’est ainsi: les souvenirs tristes s’impriment plus durablement dans la mémoire que les heureux. En ce jour gris, je sais que mon père s’en va pour longtemps. Il se rend au Yémen, un pays dont je n’avais jamais entendu parler. Je sais maintenant le repérer sur la mappemonde dans ma chambre. Mon papa ne m’a bien sûr pas dit que le Yémen est en guerre. Si je suis inquiet, c’est parce que je vais être séparé de lui pendant trois semaines. Une éternité.

Une visite exclusive en 1964 à l’émir du Yémen, à l’époque caché dans une grotte de montagne. Pendant le périple à dos d’âne, le photographe «déguste» un mets offert en guise d’accueil par une tribu yéménite: un œil de chèvre. Lorsque le chef de la tribu lui demande s’il aime cette délicatesse, le photographe n’ose pas dire non. Il a alors droit à un deuxième œil.

Yves Debraine s’apprête à accompagner les membres d’une organisation au nom mystérieux, la Croix-Rouge, pour le compte d’un magazine que je connais en revanche bien, L’illustré. J’aperçois régulièrement les couvertures aux couleurs vives de l’hebdomadaire dans la maison. Je sais que mon père photographe, en ces années 1960, travaille beaucoup pour ce magazine. Celui-ci m’est familier. Il l’est encore, un bon demi-siècle plus tard.

C’est bien pour cette raison que je me permets de vous raconter ce souvenir, ainsi que les autres qui vont suivre, à l’occasion des 100 ans de L’illustré. Ce périodique m’a toujours accompagné, dans mon enfance, ma carrière de journaliste, ma responsabilité aujourd’hui de directeur du Musée suisse de l’appareil photographique à Vevey. J’y ai écrit mon premier article, dans les années 1980. J’y collabore toujours de temps à autre.

Quelques-unes des innombrables couvertures de «L’illustré» réalisées par Yves Debraine entre les années 1950 et 1980.

Cette proximité avec L’illustré n’est toutefois rien en comparaison de celle qu’a connue Yves Debraine, de la fin des années 1940 au début des années 1990. Pendant plus de quatre décennies, mon père a fourni d’innombrables sujets à l’hebdomadaire. Il a signé plusieurs dizaines de couvertures. Au point que je me demande si, dans l’histoire séculaire du magazine, il n’est pas le photographe dont les images ont été le plus souvent à la une. Dans les années 1950-1960, il en était un des piliers avec le journaliste Georges Gygax, son complice dans maints reportages. Yves Debraine est pourtant toujours resté un photographe indépendant. Il collaborait aussi bien avec les périodiques de l’éditeur Ringier, dont L’illustré, qu’avec les grands titres de la presse européenne et américaine.

A rembobiner mon film de souvenirs, j’ai un flash: ce statut professionnel a un soir été évoqué à la maison. Ce devait être à la fin des années 1970. La direction de L’illustré venait de proposer à Yves Debraine de prendre la responsabilité du service photo du magazine. L’offre était tentante, le salaire confortable. Mon père a finalement décliné le poste, tenant à son indépendance. Il avait de surcroît son propre magazine: le mensuel pour seniors Aînés, plus tard renommé Générations. Ainsi que sa propre agence: Diapress.

Novembre 1964: joli scoop aérien d’Yves Debraine dans la Broye. Le photographe restait toujours modeste face à ses accomplissements et à ses exploits.

Mon film de souvenirs contient tant d’images, certaines nettes, d’autres floues. Pour revenir à mon enfance, j’aperçois encore le taxi qui venait le dimanche à la maison prendre en charge des photos fraîchement développées. Le taxi avait pour mission d’amener les images au plus vite à l’imprimerie de L’illustré à Zofingue. Le nom de cette ville sonnait d’étrange manière. Il évoquait pour moi un héros de feuilleton télévisé, celui dont le nom, signé à la pointe de l’épée, commençait aussi par un Z.

Mon autre héros était bien sûr mon père. Par exemple lorsque j’apprenais qu’il avait découvert un temple romain à Avenches. Indiana Jones avant la lettre! Jusqu’à il y a peu, je considérais ce souvenir comme peu fiable, voire faux. En plongeant pour cet article dans les archives d’Yves Debraine, j’ai découvert que l’histoire était vraie. Si vraie que L’illustré y avait consacré deux pleines pages en novembre 1964. Au retour d’une prise de vue aérienne dans la région de Berne, le photographe et son pilote avaient remarqué dans un champ une étrange forme blanche, «comme le plan flou d’un bâtiment», écrivait Yves Debraine dans l’article qui accompagnait ses photos. L’archéologue cantonal avait jugé la découverte «d’une importance extrême». Toujours modeste – cette qualité est restée une constante sa vie durant –, mon père avait mis la trouvaille au compte «d’exceptionnelles conditions d’hygrométrie du sol».

Scoop fameux: en 1954, lors de la légendaire affaire criminelle Dominici, le photographe et Georges Gygax sont les seuls à recueillir les confidences de la famille de l’accusé. L’écrivain Jean Giono saluera le talent du photographe.

Yves Debraine dans L’illustré

Il avait la même réaction lorsque Jean Giono le félicitait pour ses photos de l’affaire Dominici, célèbre histoire criminelle des années 1950. Un patriarche provençal, Gaston Dominici, avait été accusé d’avoir assassiné une famille anglaise.

Le procès avait été retentissant, attirant la presse de l’Europe entière, des cinéastes comme Orson Welles, des écrivains comme Giono. Yves Debraine avait été le seul photographe à pouvoir accéder à la famille de l’accusé. Il avait notamment pris un portrait mémorable de la «sardine», la femme de Gaston Dominici. En 1996, à l’occasion de ses 75 ans, L’illustré mentionnait le reportage comme «sans doute le plus grand scoop» de l’histoire du magazine. Le photographe se contentait de dire qu’il avait eu, ce jour-là, de la chance.

La rencontre en 1960 entre Ian Fleming et Georges Simenon au château d’Echandens, alors domicile de l’écrivain belge. Les pères de James Bond et de Maigret n’ont cessé pendant leur entretien de se jeter des piques ou de comparer les performances de leurs voitures de luxe. Au grand étonnement du photographe.

Yves Debraine

Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir du caractère. Comme lorsqu’il invectivait le prince Rainier de Monaco, après que celui-ci eut traité le photographe de «bagnard» en raison de ses cheveux en brosse. Ou lorsqu’il se moquait gentiment de Georges Simenon et de Ian Fleming, l’auteur de la série romanesque des James Bond. Les deux écrivains s’étaient rencontrés en 1960 au château d’Echandens, où habitait alors Simenon. Yves Debraine avait été le témoin amusé d’un duel d’ego entre les deux romanciers, à l’évidence jaloux l’un de l’autre.

Parfois, le ton était amer. Mon père avait mal vécu, dans les années 1980, la réaction de lecteurs de L’illustré qui lui reprochaient d’avoir photographié Patrick Juvet en osant montrer les rides du chanteur. Il était revenu un jour blessé d’un reportage au Kenya, après que la voiture dans laquelle il avait pris place eut percuté un autre véhicule. Il avait, sur le tard, regretté de devoir renoncer à travailler pour le magazine. Une maladie neuromusculaire affectait sa vision.

1953: les grimaces de Géraldine Chaplin, alors âgée de 8 ans. Yves Debraine a été pendant vingt ans le photographe personnel de Charlie Chaplin, obtenant un privilège rare: la confiance du génial acteur et réalisateur. Celui-ci se méfiait beaucoup de la presse, laquelle l’avait pourchassé aux Etats-Unis.

Il n’empêche: la complicité entre le magazine et le photographe a été exceptionnelle par sa qualité, son intensité, sa longévité. Au point que nombre de souvenirs, plus encore de photographies, sont désormais un traitillé qui relie une génération de Debraine à l’autre.

Yves Debraine au zoo de Bâle lors d’un reportage pour «L’illustré» dans les années 1960. En s’envolant, l’oiseau a arraché net une touffe de chevaux du photographe. L’auteur de cet instantané facétieux est le journaliste Georges Gygax, avec lequel le photographe a longtemps travaillé.

Georges Gygax
Par Luc Debraine publié le 14 septembre 2021 - 08:15