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La «Mozart de l'autopsie» raconte comment elle fait parler les morts

Elle a réussi à faire «parler» les morts. Sa technique révolutionnaire est désormais utilisée dans le monde entier pour trouver la cause d’un décès. La médecin légiste Silke Grabherr, que la planète nous envie, publie un livre* sur un métier fascinant. Reportage.

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Du fait que les morts ne peuvent pas témoigner, c’est au médecin légiste de faire parler leurs corps, affirme Silke Grabherr, qui dirige le CURML depuis 2016. Blaise Kormann

Elle l’avoue dans un rire, et elle a le rire facile, Silke Grabherr, travailler avec les vivants ne l’intéressait pas plus que ça et elle ne se voyait pas non plus s’occuper d’un seul organe durant toute sa vie. Quand elle a vu son premier cadavre, assisté à sa première autopsie, les dés étaient jetés! Médecin légiste! Et puis les morts, assure la patronne du Centre universitaire romand de médecine légale (CURML), «contrairement aux vivants, ne mentent jamais». Il faut juste réussir à faire parler leur corps. «Reconstituer les dernières minutes d’un être humain, déterminer si sa mort est naturelle ou pas, défendre sa mémoire, on le doit à la personne décédée et à sa famille.» C’est son credo, elle le répète à chaque interview, et il y en a déjà eu beaucoup, car cette Autrichienne de 40 ans est une star mondiale. Elle joue même avec humour de cette étiquette «si ça me permet de faire venir des Africains pour s’initier à nos techniques».

Il y a déjà une légende autour d’elle. Elle n’était que simple doctorante à Berne quand elle a réussi à faire refonctionner le système vasculaire d’un mort. Une révolution en termes de médecine légale. L’angiographie post mortem était née. Elle permet – grâce à l’introduction d’une canule dans l’aine, à la diffusion d’un liquide contrastant et à un scanner – de trouver l’origine par exemple d’une hémorragie. Capital lors d’une erreur médicale ou d’une agression à l’arme blanche. Il fallait de l’audace et de la détermination pour défier la raison commune et, surtout, son professeur de l’époque, qui l’a qualifiée de «Sherlock Holmes pour la curiosité, Watson pour l’application et Maigret pour la communication».

Au début, elle s’est débrouillée avec des rats morts achetés dans les zoos, des aortes de bovins, avec de petits résultats, avant de réussir avec un chien. «La difficulté était de trouver un liquide assez visqueux qui ne part pas dans les veines poreuses d’un corps mort. J’ai même utilisé du diesel acheté chez Migrol!»

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Procureurs, juges, avocats et policiers de divers pays africains visitant le centre de médecine légale de Genève. Blaise Kormann

Depuis, la solution à base de paraffine et d’huile iodée s’est affinée, mais son invention est utilisée dans le monde entier. L’autre jour, justement, elle recevait une délégation africaine de juges, de médecins et d’avocats venue découvrir le CURML via un programme universitaire.

Celle qui fut la plus jeune professeure du canton, après avoir succédé au professeur Mangin, en 2016, a un agenda de ministre. Mais entre deux cours, la supervision de doctorats, la préparation de conférences à Hambourg ou à Rio de Janeiro, sans compter l’écriture de son livre qui sort ce mercredi, elle nous a ouvert les portes du centre de médecine légale. Tous les lundis, les légistes se répartissent les morts du week-end pour lesquels une autopsie s’impose. Nous la suivons. Il s’agit de comprendre pourquoi cette trentenaire couchée sur la table en acier est décédée après une vaine tentative de réanimation. On pourrait se croire dans une série télévisée, mais tout est bien réel. L’acier des ustensiles, la lumière crue, le corps ouvert, les organes prélevés un à un et dûment mesurés et pesés.

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Silke Grabherr discute avec son équipe des différents cas de la journée. Blaise Kormann

Margaux, l’assistante, découpe en tranches le cœur puis le foie, tout en faisant part à voix haute de ses constatations. «Ces taches blanches et rouges sur le myocarde indiquent d’anciens petits infarctus.» «Mais on doit exclure qu’elle soit morte d’autre chose, prévient Silke Grabherr à notre intention, d’où la nécessité de faire toutes les analyses, notamment toxicologiques.»

La fréquentation des morts semble ne pas avoir d’incidence sur son caractère solaire. «Quand je suis toute seule avec un corps, il m’arrive de lui parler», sourit-elle. Il lui arrive aussi de parler boulot après le travail avec son compagnon, inspecteur de police. «Avec lui, je peux évoquer la balistique d’un tir sans qu’il ait l’impression que je parle chinois!»

Après deux heures, l’autopsie touche à sa fin. Alain, le jovial préparateur, remet en place les organes dans le corps avant de le recoudre en précisant quand même que «ce n’est pas de la haute couture». Juste avant, Margaux a saisi les poumons de la défunte devant nos yeux, s’étonnant que cette femme ait pu respirer vu leur état dégradé. La jeune Belge pratique sa cinquantième autopsie. Il lui en faudra 200 pour passer son FMH, avec 200 levées de corps et 200 examens de victimes d’agression. On s’occupe aussi des vivants au CURML. Chaque année, ils sont une dizaine d’étudiants à vouloir devenir légistes, mais seulement un ou deux obtiendront une place d’assistant. Vingt légistes sont en poste, une quinzaine en formation. Avec une majorité à 90% de femmes.

Les hommes auraient-ils plus de problèmes à fréquenter la mort au quotidien? Silke Grabherr hoche la tête, mutine. «Il faut un mental stable, un caractère équilibré, on voit des choses graves, on entend des choses terribles; si on n’est pas bien avec soi-même, il ne faut pas faire ce métier!» Finalement, les résultats de l’angiographie post mortem confirmeront l’origine de l’infarctus chez la femme décédée. Devant ses collègues, réunis pour faire le point des différents cas du jour, l’assistante pointe l’écran du doigt. «Les vaisseaux sanguins disparaissent tout à coup dans l’obscurité, car ils sont obstrués. Sténose de lumière.» La formule est poétique.

Quelques jours plus tard, c’est dans une autre salle d’autopsie que la directrice du centre initie des aspirants policiers à la réalité de son travail. Et aux trois signes qui indiquent la mort: rigidité cadavérique, lividité et température sont testées manuellement. Tous nos organes ne meurent pas au même moment. «Quelques heures après le décès, les pupilles bougent encore, le mort peut vous faire un clin d’œil!»

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Silke Grabherr est directrice du Centre universitaire romand de médecine légale. Blaise Kormann

Elle leur enjoint d’ailleurs de bien ouvrir les yeux sur une scène de décès, à ne pas forcément faire confiance au médecin qui ne peut tout voir, à faire part de leurs doutes. A l’entendre, on passe en Suisse à côté de nombreux cas de morts suspectes. «Inscrire «arrêt cardiaque» sur l’acte de décès n’est pas suffisant. Nous mourons tous parce que le cœur s’arrête. Il faut savoir pourquoi!» Elle est passionnée, convaincante, aimerait que ce soit un médecin formé pour cela qui atteste de la mort d’une personne en Suisse. Rêve d’avoir au moins dix légistes à envoyer dans les crématoriums, comme cela se fait dans certains Etats allemands, pour s’assurer, avant que le corps ne devienne cendres, qu’un meurtre n’a pas été commis. «Plusieurs cas d’homicides ont ainsi été découverts. La pratique se justifierait en Suisse, où le nombre d’incinérations est plus élevé!» Elle s’enflamme, son accent autrichien s’accentue, son métier la consume, mais dans le bon sens du terme. Aline, son assistante, l’oblige parfois à lire ses rapports sur le vélo installé dans son bureau. Plus le temps de monter à cheval pour celle qui fut championne d’Autriche de dressage à 18 ans. Sauf pendant ses vacances.

Il arrive aussi que le CURML soit sollicité au niveau international. Récemment, le Ministère public kosovar a sollicité son expertise dans le cas du décès controversé d’un prisonnier politique qui avait vécu en Suisse. «L’examen du dossier d’autopsie laissait penser qu’elle n’avait pas été pratiquée dans les règles de l’art!» Elle n’en dira pas plus…

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Silke Grabherr donne un cours de médecine forensique à des policiers genevois. Blaise Kormann

Avenante mais ferme. Un casque prussien trône dans son bureau, «offert par mes collègues pour rappeler mon caractère autoritaire», plaisante-t-elle. Une autorité qui sait se grimer pour se faire chaleureuse. Elle retourne régulièrement en Autriche où vit encore sa mère. «Elle avait 17 ans à ma naissance. J’ai été élevée au sein d’une famille de 12 enfants!» Elle raconte encore avoir eu des ancêtres… bouchers; elle a appris la cuisine avant la médecine et même géré un magasin de matelas à eau pour payer ses études. Silke Grabherr connaît mieux que personne les ultimatums de l’horloge biologique, mais n’envisage pas d’être mère actuellement, sa carrière est trop absorbante – «déjà que mon copain et moi n’arrivons même pas à faire survivre les plantes à la maison». Elle s’esclaffe, a encore un ou deux rêves, comme partager un repas avec Arnold Schwarzenegger. Pas pour le persuader de léguer son corps à la science, le jour venu, mais par curiosité et «malgré tout ce qu’on dit sur lui». Ou ouvrir un jour un restaurant à Lausanne. «Je l’appellerais Chez Sissi.» Rire de nouveau, et Sachertorte au menu.

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Silke Grabherr dans une des salles d'autopsies du CURML. Blaise Kormann

Faire parler les morts ne lui vaut pas la reconnaissance de tous les médecins. «Il y en a même qui pensent que nous sommes des juristes», se désole-t-elle. La mort, «ne l’envisagez pas forcément comme un échec», dit-elle à ses étudiants. Le légiste est un médecin qui continue à honorer son serment d’Hippocrate au-delà d’un décès. Cela passe parfois par la mise en accusation d’un confrère. Comme ce patient qui saignait de la bouche neuf jours après une opération des amygdales et pour lequel le chirurgien niait avoir commis une faute. «L’angiographie post mortem a démontré qu’une artère fuyait alors qu’elle aurait dû être fermée par un clip!»

D’autres techniques utilisées au CURML, qui empruntent à celle des jeux vidéo, permettent des prouesses étonnantes dans les reconstitutions d’accidents. On scanne les lieux, les objets, les corps même des défunts qu’on peut réanimer à volonté en 3D. «Nous avons confondu une conductrice au tribunal avec cette technique; elle avait fauché un enfant à vélo et affirmait n’avoir pu freiner à cause du manque de visibilité.» Elle est fière d’œuvrer à trouver la vérité. «La médecine légale romande est au top», assure-t-elle. Même les Etats-Unis ne lui arrivent pas à la cheville. «Finalement, on est mieux que Les experts, même si on est un peu moins bien coiffés!»

>> * Le livre de Silke Grabherr, «La mort n’est que le début», aux Editions Favre, est sorti en librairie le 21 octobre 2020.


Un pôle de réputation mondiale

Le Centre universitaire romand de médecine légale dirigé par Silke Grabherr occupe 240 collaborateurs qui exercent leurs activités principalement sur les deux sites hospitalo-universitaires de Lausanne et de Genève au sein de 12 unités. Lesquelles comprennent la médecine, l’imagerie, l’anthropologie, la toxicologie, la chimie et la génétique forensiques, la médecine et la psychologie du trafic, le Laboratoire suisse d’analyse du dopage, la médecine des violences, la psychiatrie légale, le droit médical et la médecine humanitaire, l’anatomie et la morphologie ainsi que la taphonomie (étude des processus de fossilisation) .

Coût d’une autopsie: 5000 francs
Des milliers d’analyses sont effectuées dans ces laboratoires, parfois, dans le cas du dopage, sous haute surveillance policière. En médecine légale, le coût d’une autopsie revient à 5000 francs. La Suisse se situe au-dessous de la moyenne européenne pour le nombre d’autopsies pratiquées par année avec un taux entre 7 et 0,1%, selon les cantons, contre 15% dans l’Union européenne.

Septante-six pour cent d’homicides
En 2018, 13 463 traces biologiques ont été analysées à «l’alpage», le surnom donné au CURML, au chemin de la Vulliette 4, sur les hauts de Lausanne; 76% étaient liées à des homicides. Plus de 2% des informations biologiques de la population sont enregistrées dans une base de données. A l’heure actuelle, la technique permettrait d’utiliser le phénotypage pour résoudre certaines affaires criminelles, avec la possibilité de déterminer à partir de traces biologiques la couleur des yeux ou l’âge (à plus ou moins 5 ans), mais la loi ne l’autorise pas.

Les tests du lien de parenté occupent également le CURML: 196 ont été pratiqués en 2018 contre 10 en 2000. Seize marqueurs génétiques sont pris en considération; 23 pour déterminer une paternité.


Par Baumann Patrick publié le 22 octobre 2020 - 08:41, modifié 18 janvier 2021 - 21:15