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Suicide

Elle ne souhaitait pas «pourrir» de son vivant, Jacqueline Jencquel s’est suicidée

Elle avait déclaré ne pas vouloir vivre au-delà de 76 ans. Jacqueline Jencquel, militante et auteure d’un plaidoyer pour le suicide assisté, s’était accordée un sursis en raison notamment de la naissance d’un petit-fils en novembre 2020. Nous avions rencontré cette femme qui planait au-dessus du dernier grand tabou qu’est la mort à la carte.

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A 2400 m d’altitude, Jacqueline Jencquel, 75 ans, est tout sourire, en compagnie de l’instructeur parapentiste Fabrice Bielmann. «Je surmonte ainsi ma peur du vide depuis neuf ans», dit celle qui veut mettre fin à ses jours cette année. Yves Leresche

L’instructeur de parapente en vol accompagné Fabrice Bielmann a gonflé sa voile, il a compté jusqu’à trois et s’est envolé depuis la Wispile. Du haut de cette montagne surplombant la station de Gstaad, celle qui se rapproche du ciel avec lui en lâchant un «youhou» libérateur s’appelle Jacqueline Jencquel.

Elle a 75 ans et, depuis neuf ans, c’est ainsi qu’elle surmonte sa peur du vide. Cette femme «bobo rive gauche», selon sa propre expression, a été médiatisée en 2018 lorsqu’elle a déclaré qu’elle disparaîtrait volontairement avant de souffler 76 bougies le 14 octobre 2020. Militante pour le suicide assisté au sein de l’ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité), dont elle a été vice-présidente jusqu’en 2017, accompagnatrice de personnes en fin de vie depuis 2008, elle connaît son sujet, le rumine et compte bien choisir le jour et l’heure de son départ. Cette volonté de mourir «à la carte» proclamée dans une vidéo du site Konbini a fait le buzz. Son intervention mise en scène autour d’un sujet sensible, encore tabou, était saupoudrée de déclarations un brin salaces.

Jacqueline ne cache pas son goût pour les hommes jeunes et vigoureux. Cette provocation a jeté un éclairage nouveau sur un débat ancien: si la vieillesse est un naufrage, selon le mot du général de Gaulle, pourquoi attendre et ne pas quitter le bateau de son plein gré passé un certain âge, même en bonne santé? «Je ne veux pas pourrir de mon vivant», lâche-t-elle après une demi-heure en l’air, dans une de ces formules cash dont elle a le secret.

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Jacqueline Jencquel et son amie, la doctoresse bâloise Erika Preisig, présidente de Lifecircle. Figure dans son domaine, cette dernière a assisté 800 personnes en fin de vie.

Yves Leresche

Annoncé d’abord pour janvier 2020, son dernier voyage n’a pas eu lieu. Jacqueline Jencquel voulait voir un ultime printemps, mais pas seulement. «Je souhaitais être là pour mon amie, la doctoresse bâloise Erika Preisig, présidente de l’association d’aide au suicide Lifecircle, afin de la soutenir dans l’épreuve judiciaire qu’elle affrontait. Je la considère comme ma petite sœur.» Le samedi 18 juillet, tendrement complices, elles se sont retrouvées dans la station bernoise. «C’est mon deuxième vol. La première fois, il y a deux ans, j’ai eu très peur. Jacqueline a été dure avec moi. Je n’aime pas être en l’air. Si elle n’avait pas été plus âgée que moi et atteinte comme je le suis d’ostéoporose, je ne l’aurais jamais suivie», confie non sans espièglerie la praticienne.

De son procès, cette femme de 62 ans, véritable figure dans son domaine, garde des traces. Elle y a sacrifié sa longue natte poivre et sel. «La peur panique d’aller en prison pour des faits dont je ne me sens pas coupable m’a fait perdre mes cheveux. Je risquais 5 ans de privation de liberté, c’est affreux!» En été 2019, elle a été acquittée de prévention de meurtre – la patiente n’avait plus tout son discernement – mais a, par ailleurs, écopé de 15 mois avec sursis pour violation de la loi sur les produits thérapeutiques et 20 000 francs d’amende. Désormais, c’est le temps des recours. Erika Preisig a également soutenu le docteur Pierre Beck, vice-président d’Exit Suisse romande, poursuivi à Genève pour avoir aidé une octogénaire à mettre fin à ses jours. La dame refusait de survivre à son mari, emporté par une leucémie. Elle lui en avait fait la promesse et l’avait stipulé devant notaire. Si la Suisse est un pays pionnier, on y meurt sous condition.

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Après le vol, Jacqueline Jencquel retrouve son fils cadet, Tuki, 45 ans. Il la filme depuis vingt ans et la suit pour un long métrage qui s’intitulera «Jack The Wolf».

Yves Leresche

Dans son livre autobiographique, «Terminer en beauté» (Ed. Favre), Jacqueline Jencquel indique qu’elle s’était fixée une deuxième échéance au 20 juillet. «Oui, je devais mourir ce lundi-là. J’y ai renoncé parce que je serai de nouveau grand-mère en novembre prochain, dit-elle. Je ne sais pas si cela va changer grand-chose pour ce petit garçon, il vivra en Indonésie. Mais je ne me sentais pas de faire ça aux miens.»

Au-delà du bruit médiatique autour de sa personne, de son ton parfois désabusé mais lucide, elle s’interroge. «La mort n’est pas la question, c’est la souffrance qui l’est, à la fois morale et physique. On voit arriver la déchéance, on devient dépendant, on nous infantilise. On se ruine en frais médicaux, en EMS – on rapporte plus d’argent vivant que mort, n’est-ce pas? –, alors pourquoi ne pas choisir de s’en aller dignement, proprement et surtout librement? Nous voulons vivre cet instant en pleine conscience et lorsqu’il nous paraît juste.» Et d’ajouter: «Ce n’est pas une décision médicale, mais philosophique. Il y a des centaines d’années, on était déjà mort à mon âge. On planifie bien la naissance des enfants. Je veux donc mettre moi-même le point final à ma vie.»

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«Mon fils Tuki m’a toujours entendue parler de la mort et le dit lui-même dans la bande-annonce. J’ai informé mes trois garçons: tous acceptent ma décision.»

Yves Leresche

Jacqueline Jencquel navigue entre la Suisse et la France. Elle a été mariée deux fois, a vécu à travers le monde, notamment en Allemagne et au Venezuela. A Paris, elle habite l’ancien atelier de l’artiste Fernando Botero dans le VIIe. Elle n’est donc pas à plaindre. Ce qui a surtout frappé l’opinion dans son cas, c’est qu’elle ne souffre d’aucun mal apparent. «La façade, je l’ai refaite, elle va bien, mais la plomberie, c’est autre chose. Moi seule la connais. J’ai des tremblements, des maux de ventre, de dos, la conséquence de l’ostéoporose, et si je prends mes médicaments, je souffre de nausées. Pour le reste, je ne compte pas faire étalage de mon dossier médical en public.» L

’un de ses trois fils, Tuki, le cadet, 45 ans, producteur allemand, la suit caméra à l’épaule depuis vingt ans. Elle sera le fil conducteur d’un long métrage, Jack The Wolf, qu’il lui consacre sur cette lancinante question. Une raison de vivre, une de plus, jusqu’à la fin de l’année au moins. «Mes garçons acceptent mon dessein. Tuki m’accompagnera jusqu’à la porte. Je ne veux pas lui infliger l’image des derniers instants.»

L’un des chapitres de son ouvrage s’intitule «Hésitations». «Sur le jour et l’heure, je n’ai de comptes à rendre à personne. Je ne tiens pas non plus à être imitée. Chacun fait comme bon lui semble. Mon instinct de survie est très fort, mais le meilleur est derrière moi. Demain, qui sait, peut-être vais-je faire un AVC et je n’aurai plus la capacité de discernement. Que se passera-t-il alors?»

Celle qui pourrait passer pour une bourgeoise dépressive nourrit sa réflexion sur la Camarde depuis toujours. Elle a vu le jour en Chine de parents russes deux ans avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. «A 6 ans, j’ai demandé à ma mère ce qu’était la mort. Elle m’a répondu qu’on s’endormait et qu’on ne se réveillait plus. J’avais trouvé ça mieux que de perdre ses bras et ses jambes.» Une allusion aux mutilés de guerre. On lui a également raconté les souffrances atroces dans lesquelles s’était débattue sa grand-mère maternelle, emportée par un cancer du sein à 38 ans. La malheureuse avait supplié son mari de l’étouffer, mais il n’y était pas parvenu. «Aujourd’hui, je suis rassurée de savoir que je possède la clé des champs. Erika ne me laissera jamais tomber», souligne-t-elle, installée à la terrasse de l’Olden, un verre de vodka à la main, son péché mignon.

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A Paris, dans le VIIe, Jacqueline Jencquel habite l’ancien atelier de l’artiste Fernando Botero. Elle vit entourée de livres et vient de publier un ouvrage autobiographique intitulé «Terminer en beauté» (Ed. Favre).

Mathieu Zazzo / Pasco

Erika, elle, sirote un jus de pomme. Quant à savoir si elle pourra «aider» sa chère Jacqueline, elle temporise. «Son dossier doit être parfait et remplir toutes les conditions requises. Sinon, je risque gros.» De la prison ferme et l’interdiction définitive d’exercer la médecine. «Il faut savoir laisser partir même une amie. J’ai aidé quelque 800 patients en fin de vie. Je veux garder Jacqueline le plus longtemps possible, qu’elle soit là pour la suite de mon combat…» La doctoresse caresse une ambition. «En novembre prochain, je me présenterai à la présidence de Right To Die Europe, je souhaite au moins faire partie de son board, afin d’œuvrer à ce que la législation européenne soit unifiée et qu’on ne doive plus voyager pour mourir dignement. J’ai été de ceux qui ont porté plainte devant la Cour fédérale allemande dans ce sens. Le 26 mars dernier, nous avons obtenu gain de cause, l’Allemagne a déclaré que le droit de disposer de sa vie était inaliénable. Restent les autres pays, leurs spécificités culturelles, religieuses, juridiques…»

Pour mourir en Suisse, Jacqueline Jencquel, elle, devra prouver qu’elle souffre de polypathologie. A cela s’ajoute une expertise psychiatrique établissant qu’elle n’est pas sous le coup d’une dépression profonde. «Je vais même demander deux expertises, commente Erika Preisig. Elle change la date depuis trois ans, trouve toujours une raison. Pourquoi ne veut-elle plus vivre? Une chose est sûre, elle devrait arrêter d’en parler, pour elle et pour sa famille.» Elle ajoute: «Dans ce processus, votre discernement ne doit pas être altéré, vous ne devez pas être contraint et vous avez l’obligation d’en parler à vos proches. Une fois cela mis par écrit, à la date fixée, il faut le répéter face caméra avant de tourner vous-même le robinet de la perfusion qui vous injectera 15 grammes de pentobarbital de sodium. En trente secondes vous êtes inconscient et en trois minutes votre cœur cesse de battre.»

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Jacqueline Jencquel porte une croix orthodoxe autour du cou, cadeau de Marco, un escort boy dont elle est tombée amoureuse. «Si je suis croyante? Je ne le sais pas moi-même», dit-elle.

Yves Leresche

Le paradoxe, c’est que cette femme médecin, protestante, très croyante, s’était opposée à ce que son propre père meure à la maison. «Ma mère est décédée très jeune. Il ne me restait que lui, amoindri, à 82 ans, par une double attaque cérébrale.» Lorsqu’il a tenté de se jeter sous un train, elle s’est résignée à faire appel à Dignitas. «Il est parti tout doucement en posant sa tête sur mon épaule.» Cette expérience va lui montrer le chemin en 2007. «Les trois premières fois que j’ai aidé quelqu’un à partir, j’ai eu le sentiment de tuer mon père. Cela m’a été très douloureux.» Sans parler de la religion, qui tourmentait sa conscience. «On nous inculque la punition divine. Je me disais: «Dieu va m’enlever l’un de mes trois enfants…»

Elle a aussi connu des patients hésitants. «Un ancien de la Légion étrangère devenu aveugle. Vivre ainsi lui était devenu insupportable. Il est venu deux fois et deux fois il a changé d’avis. Sa femme, inquiète, m’a dit: «J’ai peur de le retrouver pendu à la maison.» Il y a ceux dont le cancer leur laisse un peu de répit et qui vous disent: «Pas aujourd’hui.» La perspective de connaître la date les rassure dans tous les cas.»

Selon elle, tous ceux qui renoncent ont en commun un «très fort caractère». Jacqueline Jencquel n’en manque pas. «Je suis une soixante-huitarde, Bardot a été mon modèle de liberté. Les femmes étaient sous l’emprise du patriarcat. Mon père, qui décidait de tout, me destinait à une carrière de secrétaire de direction – «Tu épouseras ton patron!» –, moi, je souhaitais faire médecine ou Beaux-Arts. J’ai milité pour la contraception, le droit à l’avortement, l’égalité des salaires. J’ai été nourrie de slogans comme «Il est interdit d’interdire». J’espère réussir ma mort aussi bien que j’ai réussi ma vie.» Avant cela, elle aimerait jouir sans entraves, autre devise de Mai 68. Dès les premières pages de son livre, elle évoque Marco, un bel escort boy. «Il me fait voir la vie en couleurs même si je reste chaste. Sans amour réciproque, le sexe ne m’intéresse pas.»

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Jacqueline Jencquel et le parapentiste Fabrice Bielmann, tout juste arrivés dans un paturage de Gstaad. 

© Yves Leresche

Autour du cou, elle porte une croix orthodoxe, un présent qu’il lui a offert. «Je suis amoureuse. Ce garçon, c’est le soleil! Mais il est marié et père de famille. Alors, à mon âge…» Croit-elle en Dieu? «Je ne sais pas. Mais s’il existe, vu la taille de l’univers, c’est une puissance bien plus vaste que l’horloger qu’évoquait Voltaire.» Erika l’écoute en souriant. Au fait, comment aimerait mourir la doctoresse? «Dans mon sommeil, sans grande douleur, sans râler, sans étouffer et sans aide, ce serait parfait. Même dans un nuage de morphine, je crains de souffrir sans pouvoir l’exprimer. Je veux ma perfusion!» Gstaad a tout vu, mais la station huppée n’avait sans doute jamais entendu ça en terrasse. Avant de se lever, Jacqueline Jencquel, amoureuse aussi des classiques de la littérature française et russe, cite – révérence élégante – un poème de Lamartine: «Le livre de la vie est le livre suprême qu’on ne peut ni fermer ni rouvrir à son choix. On voudrait revenir à la page où l’on aime, et la page où l’on meurt est déjà sous nos doigts.»


Par Dana Didier publié le 30 juillet 2020 - 08:41, modifié 5 avril 2022 - 08:13