«Sans mes prothèses, je mesure 80cm. Avec elles, je fais 1m45. Une taille qui me va parfaitement bien, on n’allait quand même pas me faire des jambes artificielles aussi grandes que celles d’Adriana Karembeu!» Elle part d’un grand éclat de rire, Neeta, et ce qui la fait rire, c’est aussi la tête, parfois, de ceux qui découvrent son humour. Associé à un franc-parler qui est un peu sa signature, il fait souvent mouche pour désamorcer la gêne, la bêtise, la stupidité, le manque de psychologie – comme celui de ce garçon qui lui avait lancé à l’adolescence: «Désolé, mais ce que j’aime, chez une fille, ce sont ses jambes!»
Neeta est née sans ce qui nous qualifie de bipèdes, le 27 janvier 1997, dans la ville de Pune, en Inde, à quelque 300 km de Bombay. Elle évoque une maladie congénitale due peut-être à la prise de thalidomide, parle de son abandon, bébé, à l’orphelinat, sans acrimonie ni rancœur. Elle n’en veut pas à celle qui lui a donné la vie. «En Inde, je n’aurais jamais pu survivre ou alors je me serais retrouvée à mendier à ras le sol», confie-t-elle devant une petite salée au sucre dans ce tea-room morgien, où la serveuse la salue comme une habituée. Et s’il y a des regards plus poussés, plus intrusifs devant ce petit bout de femme dont le tronc repose sur le siège d’une chaise roulante (ce jour-là, les prothèses étaient restées dans la voiture), Neeta n’en fait aucun cas. «De toute façon on me remarque, sourit-elle, même si ça m’arrangerait de passer un peu inaperçue. Il y a plusieurs sortes de regards, vous savez… la pitié, j’ai horreur de celui-là, le pire, ce sont les gens qui viennent me plaindre. A ceux-là, je réponds que, si ça se trouve, je vais beaucoup mieux que certaines personnes qui ont deux jambes. Si je ne me suis jamais sentie mal face à un regard, c’est aussi grâce à mes parents. Ils m’ont mise en contact avec beaucoup de personnes depuis toute petite!»
«Comme un signe de Dieu»
Nicole et Salvatore Gervasi, déjà parents de deux enfants biologiques, voulaient donner sa chance à un enfant avec un handicap. «Mais quelque chose de plus léger, précise Neeta en plissant les yeux, comme un bec-de-lièvre ou une légère malformation.» Quand l’association SOS Emmanuel, qui œuvre pour l’adoption d’enfants porteurs d’un handicap mental ou physique, les appelle en avril 1998 et qu’ils évoquent le cas de Neeta, le couple a naturellement hésité. Serons-nous capables de gérer un handicap aussi lourd? Pourrons-nous l’aider, notamment quand elle sera plus grande? Autant de questions légitimes qu’ils se sont posées.
Mais le destin avec un grand D met sous leurs yeux un article de notre magazine consacré à Gérald Métroz, fauché par un train en 1964, à l’âge de 2 ans. Qui survivra, mais avec deux jambes sectionnées. Un drame qui avait bouleversé la Suisse romande, mais qui ne l’a pas empêché de devenir quatre fois champion suisse de tennis en chaise roulante et manager de dizaines de joueurs de hockey dans toute l’Europe. Les Gervasi, très croyants, y voient «comme un signe de Dieu». Quatre mois plus tard, ils partent chercher Neeta en Inde. En mai 2001, «L’illustré» racontait d’ailleurs la rencontre entre la petite fille et le Valaisan, avec qui elle est toujours restée en contact.
Enfant, Neeta a porté des prothèses mais l’essai n’a pas été concluant. «Elles n’étaient pas du tout proportionnées et ne ressemblaient à rien.» Elle y avait renoncé, préférant son fauteuil, sur lequel la jeune femme a développé de véritables talents d’équilibriste (surtout quand elle se hisse sur l’accoudoir pour aller chercher le paquet de pâtes haut perché sur un rayon de la Migros). «Et puis j’ai compris, il n’y a pas si longtemps, que pour remettre des prothèses, il fallait d’abord que je me trouve, que je sois bien avec moi-même avant de porter des choses artificielles. Je ne voulais pas le faire pour être comme les autres. Et là c’est bon, je suis contente de les avoir, de pouvoir porter une robe comme n’importe quelle autre fille de mon âge!»
C’est le mariage de son cousin, lui aussi adopté mais au Vietnam, qui fut l’élément déclencheur. «Il m’a demandé d’être sa témoin. Je me suis dit que ce serait chouette d’être debout près de lui pour vivre ce grand événement.» Neeta va s’entraîner en cachette pendant des mois avec des prothèses provisoires et toute une équipe d’orthopédistes, physiothérapeutes, ergothérapeutes à ses côtés. Les premiers pas sont difficiles, les réglages nombreux. «Cela change toute la stature d’être debout, je découvre tout à coup des muscles que je n’imaginais pas exister. Cela me prenait une énergie folle. Je devais faire une sieste après chaque marche!»
La plus belle récompense
Le grand jour arrive finalement, en septembre dernier. Quand Neeta, dans sa belle robe bleue à fleurs imprimées, s’est soudainement levée, la surprise de ses proches a été sa plus belle récompense. Elle se rappelle, amusée, l’étonnement des invités au mariage qui ne la connaissaient pas et ne comprenaient pas l’émotion manifestée par certains à la vision d’une jeune femme qui ne fait que marcher. «Un joli moment», se souvient-elle.
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Mais attention, tout n’est pas rose pétant tous les jours. Il y a ces douleurs neurologiques persistantes, certaines liées au handicap, d’autres peut-être à un accident de ski. Car cette pétulante jeune fille ne se met aucune limite quand elle dévale les pentes dans une sorte de coque adaptée ou qu’elle pratique la plongée sous-marine. N’empêche. Depuis quatre ans, démangeaisons et brûlures sur la moitié de son visage et son bras gauches la font souffrir au-delà du supportable. Sans que Neeta s’en plaigne ou même en parle. On lui a tellement dit «tu es notre rayon de soleil» qu’elle s’est donné pour consigne de toujours afficher une météo au beau fixe. «Dans ma tête, je n’avais pas le droit d’être triste ou de pleurer, de montrer que j’étais faible. Heureusement, aujourd’hui, j’apprends un peu plus à montrer mes failles.»
«Je suis une vieille âme»
A l’adolescence, la question s’est naturellement posée pour elle: aurai-je la possibilité de vivre une vie amoureuse, de séduire, d’être aimée en retour ? Oui. A 19 ans, Neeta a vécu une histoire d’amour qui a duré trois ans, comme dans un roman de Frédéric Beigbeder. «Ça m’a fait du bien de réaliser que je pouvais plaire, même si je portais un peu le couple, mon compagnon doutant en permanence de lui. Ce qui m’a fait prendre 18 kilos!» Sourire furtif.
Neeta reste discrète sur sa vie amoureuse du moment, ne se projette pas dans le futur. Ni dans l’idée de pouvoir peut-être devenir maman. Elle s’esclaffe. «Ce n’est vraiment pas à l’ordre du jour! Je n’ai pas trop le feeling avec les enfants.»
La jeune femme a passé un CFC de commerce et travaille aujourd’hui dans l’entreprise familiale, qui fabrique des moustiquaires. Sourire du destin si l’on songe que ce produit est très largement utilisé dans son pays d’origine, l’Inde, où elle est retournée avec ses parents adoptifs en 2012. «Rien n’était adapté à ma chaise, il fallait me porter en permanence, ce n’était pas toujours facile. Mais c’était important pour moi de retrouver mes racines, même si rencontrer ma mère biologique ne faisait pas partie de mes priorités.»
Neeta a été élevée dans la foi évangélique et Dieu joue toujours un rôle important dans sa vie. Elle lui rend souvent hommage avec sa flûte traversière ou en entonnant du Aretha Franklin, car le chant fait partie des grands bonheurs de sa vie. L’autre jour, dans l’émission «Quelle époque!», sur France 2, une influenceuse née sans bras, suivie par des milliers d’abonnés sur Instagram, témoignait du fait que son handicap faisait partie de la femme qu’elle était mais ne la résumait pas. Neeta pense exactement la même chose. Elle est une «jeune femme heureuse», assure-t-elle. Et peut-être même «une vieille âme». On la croit sur parole.