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Nicolas Bideau: «La modestie suisse, ça ne fonctionne plus aujourd’hui»

Toujours élégant en costard-cravate, baskets Fred Perry aux pieds ce jour-là, Nicolas Bideau, 51 ans, a le regard et le phrasé de son père. Depuis dix ans à la tête de Présence Suisse, à Berne, il s’emploie à promouvoir la Suisse. Défi complexe quand le tourisme international est à l’arrêt, mais l’homme a des idées.

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Béatrice Devènes

- Votre état d’esprit du moment?
- Nicolas Bideau: C’est une espèce de tristesse. J’aimerais trouver un autre qualificatif pour exprimer ce que je ressens, mais c’est bien ce que j’éprouve, à cause des deuils humains bien sûr, économiques aussi. Le deuil de l’apprentissage, par exemple, pour nos trois enfants de 12, 15 et 16 ans, c’est terrible.

- La perspective du vaccin peut-elle changer tout ça?
- Oui, le vaccin va changer tout ça.

- Si vous pouviez vous faire vacciner tout de suite, vous iriez?
- Bien sûr! Sans le moindre doute. Si je pense en termes de communication, le vaccin constitue un espoir, une motivation. C’est du positif dans la tête.

- La Suisse a longtemps été à la pointe de la recherche vaccinale, qui a aussi façonné son image. Ces dernières années, cependant, notre industrie pharmaceutique a fermé ses laboratoires, trop coûteux. Notre pays n’a-t-il pas raté là une immense opportunité?
- On peut en discuter. Il n’en reste pas moins que Roche est rapidement apparu dans le paysage médiatique en ce qui concerne les tests. Lonza produit l’une des solutions vaccinales. La Suisse reste compétitive dans la pharma. Dans le domaine de la sécurité sanitaire – et ce sera une part importante de notre communication future –, on est toujours un pays fort et perçu comme tel. Quels sont les pays qui génèrent de la confiance? Ce sera l’un des enjeux majeurs de demain.

- Comment rester optimiste quand le contexte est aussi chaotique qu’en ce moment?
- Moi, même si j’éprouve de la tristesse aujourd’hui, je reste optimiste. Sinon, je ne ferais pas ce job! J’ai fait allusion à mes enfants. J’aime parler de géographie et d’histoire avec eux. On discute. Et lorsqu’on prend un peu de recul sur les deux derniers siècles, que l’on songe à ces moments où l’Europe était à genoux ou le monde en crise, on a toujours su se réinventer. Moi, c’est cet optimisme-là qui m’anime. Je pense que la Suisse saura s’en sortir, parce que la faculté d’adaptation de ce pays est énorme. Elle n’a peut-être pas toujours été glorieuse, mais elle est réelle. On oublie trop souvent que la Suisse a été un pays pauvre, une terre d’émigration.

- Jamais autant d’entreprises n’ont été lancées en Suisse qu’en 2020, vous le saviez?
- Oui. Extraordinaire. Je pense que le Suisse est un ingénieur-né. On n’est pas forcément des créatifs, mais on est un pays de constructeurs, avec au bout du compte des produits qui tiennent la route. Le «Swiss made» a une valeur énorme: il est synonyme de fiabilité, sécurité et durabilité.

- Dans une récente chronique pour «Le Temps», vous écriviez que la Suisse restera forte à condition de se distinguer en matière de développement durable…
- Je ne cesse de le répéter. Pour la Suisse, le développement durable est un enjeu majeur. Et notre image en dépendra grandement à l’avenir, j’en suis persuadé.

- On a pourtant le sentiment, dans le grand public, que notre pays est encore un peu timide en la matière…
- C’est vrai. Notre timidité, notre modestie sont bien connues. Notre discrétion, qui dit aussi notre façon de s’adapter, a longtemps bien marché, mais aujourd’hui – et c’est l’une des raisons pour lesquelles je fais ce job –, ce n’est plus possible. Dans un monde où tout va très vite, où l’info circule à toute vitesse, la modestie, ça ne fonctionne plus.

- Il faut s’affirmer?
- Oui, il faut être capable de parler de soi, générer de la visibilité. Les Suisses sont des bosseurs. On a été élevés dans l’idée que la meilleure communication, c’est celle du travail bien fait, qu’il n’y a pas besoin d’emballage, mais le monde a changé. Le travail bien fait, ça reste vrai et c’est toujours essentiel, mais aujourd’hui, impossible de se passer d’emballage!

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Nicolas Bideau dirige Présence Suisse, organe de promotion du pays, depuis dix ans. Si la pandémie l’a privé de voyages, elle l’a aussi contraint à repenser sa mission. Béatrice Devènes

- Quand on a grandi comme vous auprès d’un père acteur, exposé par essence, l’idée de s’imposer pour convaincre doit être naturelle, non?
- Exact, même si je ne suis pas comme lui. Je sais ce que cette carte-là peut amener. Je sais aussi que se taire, s’effacer, ça le fait rarement de nos jours. Pour en revenir à la durabilité, les Suisses ne sont pas les meilleurs du monde, on ne va pas se mentir, mais la culture de durabilité est là. Je suis frappé de voir à quel point, chez mes enfants, la question du développement durable est importante, à tout niveau. Vous allez rire, mais mes enfants me disent souvent: «Papa, tu vas encore prendre l’avion pendant douze heures? C’est n’importe quoi!» Cette nouvelle génération, la leur, pense durabilité. Il suffit de jeter un œil sur les projets des hautes écoles dans le domaine pour le constater.

- Promouvoir la Suisse dans un monde qui tourne est une chose, mais comment fait-on quand tout se grippe?
- C’est une question intéressante. Au tout début, quand ça ralentit, on ne sait pas trop dans quelle aventure on s’embarque, mais on a l’impression que ça va aller. A Présence Suisse, quand on a compris qu’on n’allait plus voyager du tout, on a commencé à repenser la communication par rapport à ce virus. On s’est posé des questions sur la place de la Suisse dans la crise. Lors de la première vague, le modèle suisse a semblé performant. Les décisions sanitaires, équilibrées, étaient prises avec la flexibilité nécessaire au niveau économique, mais comme tout le monde, on était loin de penser que le virus allait frapper la planète avec une telle violence.

- Dès le moment où vous n’avez plus pu voyager, comment a évolué votre activité au sein de Présence Suisse?
- J’ai consacré énormément d’énergie à redimensionner les projets, à Tokyo, à Dubaï. Il a fallu tout remodeler. Ensuite, il y a eu une formidable accélération digitale, ici, à Berne. En termes de contenu, de discours, du printemps à l’été, on s’en est tenus au «modèle suisse», mais quand s’est esquissée la deuxième vague, il a fallu corriger…

- La deuxième vague vous a contraint à changer de stratégie?
- Oui. J’ai dit à mes équipes: «On va arrêter d’être dans la compétition, dans ce truc de premier de classe. Les gens ont envie d’entendre autre chose. Ils sont dans la tristesse. Il faut des messages d’apaisement. Il faut soigner les gens, faire de l’homéopathie, communiquer sur la solidarité, etc.» On a donc développé des produits spécifiques pour nos ambassades. Fin 2020, comme personne n’avait pu se voir, on a préparé un cadeau avec un message subtil sur la Suisse. L’idée forte? Prenez soin de vous! On a donc imaginé… des savons. Ça faisait longtemps que je voulais travailler sur l’odeur de la Suisse. L’odeur, en matière de communication, c’est très puissant. On dit qu’une photo vaut mille mots; j’affirme, moi, qu’une odeur que tu mets dans la tête des gens vaut mille photos!

- Qu’ont-ils de si spécifique, ces trois savons?
- Ils sont fabriqués dans des savonneries suisses à base de produits suisses. On a l’arolle des Grisons, le foin d’un champ tessinois et le miel qui est extrait des dix ruches qu’on a offertes aux Nations unies à Genève pour les 10 ans de la participation de la Suisse à l’ONU.

- A titre personnel, le fait de ne plus pouvoir voyager vous a-t-il frustré?
- Bien sûr, parce que j’aime les rencontres, mais c’est passionnant de réussir, à travers des produits originaux, à susciter des émotions positives à propos de la Suisse. La grande force de ce pays, c’est que tout le monde a un peu de Suisse en lui. Des milliards de gens ont, de manière plus ou moins fantasmée, un peu de Suisse en eux. Quand, tout d’un coup, vous connectez cette part de Suisse qu’ils ont en eux avec un déclencheur, en l’occurrence une odeur, vous voyagez sans voyager. C’est plus fort qu’Hollywood.

- Au début de cette année, vous avez salué le lancement de l’émoticône fondue. Serait-ce moins anecdotique qu’il n’y paraît?
- La fondue, ce n’est pas anodin. Convivialité, terroir, slow food: c’est un moyen d’affirmer l’identité suisse. Ce matin encore, j’étais au téléphone avec les auteurs de Haute fondue, un super bouquin qui propose une cinquantaine de recettes de fondue et qui rencontre un immense succès dans le monde.

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Passionné de montagne, de photo – son compte Instagram vaut le détour –, Nicolas Bideau est un hyperactif cool, qui n’hésite pas à sortir la trottinette pour se déplacer. Béatrice Devènes


- Avez-vous dû défendre Présence Suisse auprès de votre hiérarchie ces derniers mois?
- Au contraire! Pourquoi? Au cœur d’une crise globale avec une partie du monde en confinement, la communication devient stratégique. L’équipe de communication digitale de Présence Suisse n’a jamais été aussi active et créative. Mais le plus gros défi est devant nous: comment positionner la Suisse à la sortie de cette crise? La stratégie de communication internationale proposée par le DFAE au Conseil fédéral pour 2021-2024 donne clairement la direction: l’économie, l’Europe, la durabilité et l’innovation. Dans les régions stratégiques comme le sud de l’Allemagne, la France voisine ou le nord de l’Italie, j’ai proposé d’ouvrir des maisons suisses où il s’agira de présenter cette Suisse de qualité, durable et sûre.

- Aucun pays en Europe ne peut s’enorgueillir d’avoir été inattaquable en matière de gestion de la crise sanitaire, vous en convenez?
- Complètement. Du coup, quand certains médias insistent sur les critiques formulées à notre égard par nos voisins, à propos de nos stations alpines restées ouvertes, ça fait mal. Parce qu’on n’a pas l’habitude d’être montrés du doigt. On est plutôt un pays apprécié. Ce côté égoïste, on ne l’aime pas parce qu’il réveille de mauvais souvenirs… La réalité, c’est que la Suisse souffre comme les autres. Je ne pense pas qu’il y ait eu de gros dégâts d’image pour notre pays.

- Sauf peut-être en Angleterre à cause du sort réservé aux vacanciers? Avez-vous dû rectifier le tir auprès des Anglais?
- Ces moments-là ne sont pas les plus simples à vivre, j’en conviens, mais on parle avec notre ambassade à Londres, on dialogue, on explique. On est tous dans le même bateau! Au final, je n’ai pas l’impression que ces mêmes Britanniques renonceront à leur chalet en Suisse!

- Le principal, c’est d’éviter le dégât d’image à long terme?
- Exactement. Pour une poignée de pays, ce sera plus difficile, je le crains. Quand on parle du virus chinois, du variant britannique, de la gestion suédoise… ça fait des dégâts. La grande question, maintenant, ce sera le redémarrage.

- D’où, écrivez-vous encore dans «Le Temps», l’importance de la résilience des nations?
- Oui, c’est fondamental. Tout comme l’accès aux marchés pour la Suisse, donc la résilience de notre appareil d’exportation. La dernière étude de la BNS montre que notre tissu économique est solide. Il y a clairement des victimes, par exemple dans le secteur de la restauration ou de la culture. C’est tragique, mais j’ai foi en notre capacité à rebondir, notamment sur les marchés extérieurs.


Par Blaise Calame publié le 14 janvier 2021 - 08:49, modifié 18 janvier 2021 - 21:17