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Nos caissières, ces héroïnes

Lieu familier, leur magasin s’est transformé en zone de danger, bardé de scotch au sol et de prescriptions strictes. Touchants, huit caissières et un caissier se confient. Ils racontent l’entraide entre collègues, la reconnaissance des clients. Et leur angoisse de ramener le virus chez eux.

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«On a toutes un peu peur. Mais, dès la porte franchie, on opte pour le sourire», Isabelle Chapon, 53 ans, Coop, Signy (VD). Sedrik Nemeth
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«J’ai parfois l’impression d’être une bombe à retardement pour mon entourage», Nazmije Berisha Dulic, 35 ans, shop BP, Lully (FR). Sedrik Nemeth

D’un jour à l’autre, le monde des caissières a été bouleversé. «Heureusement, grâce à notre employeur, nous avons vite eu la vitre en plexiglas, dit Nazmije Berisha Dulic, dans son shop BP du restoroute de Lully (FR). Cela a en général rassuré les gens, quelques-uns se sont aussi un peu moqués de nous», sourit-elle. Comme partout à travers le pays, la clientèle s’est donc mise en file, bon gré mal gré. Depuis, cette mère de trois enfants a «un regard plus attendri» sur ses clients plus âgés. Elle a un mot gentil pour eux, leur glisse que «tout ira bien».

Elle se dit aussi «agréablement surprise du respect à notre égard. Je me nourris de ces sourires.» On la complimente, on lui parle de son courage. Mais elle ne cache pas «une angoisse»: elle craint de ramener le virus chez elle. «J’ai parfois l’impression d’être une bombe à retardement pour mon entourage.» Quand elle arrive à la maison, son fils cadet de 8 ans se précipite encore pour lui faire des bisous. «Je lui réponds que maman doit d’abord se doucher. Puis je ne touche rien avant que tout soit désinfecté.» Elle dit combien cet état a créé «un lien magnifique» entre collègues et avec son employeur, qui offre le café au personnel médical de passage. «On insiste, s’ils ne veulent pas...»

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«Entre employés, nous nous protégeons les uns les autres», Sonia Meireles, 28 ans, Landi, Marly (FR). Sedrik Nemeth

A quelques kilomètres, au Landi de Marly (FR), Sonia Meireles, employée multitâche et adjointe du responsable, lui fait écho. «Ici, nous sommes une dizaine d’employés, c’est assez familial et nous sommes dans la même optique: nous nous protégeons les uns les autres. Quand un client s’approche trop, on glisse au collègue de faire attention.»

Elle a pris le parti de faire confiance. Les mesures de protection lui semblent efficaces, les plexiglas, les gants, les caddies désinfectés si possible toutes les demi-heures. «C’est peut-être une question de caractère, mais je ne crains pas forcément ce qui se passe.» Un bémol: les clients ne comprennent pas que des secteurs comme la jardinerie demeurent clos. Cela grommelle parfois. Elle a un œil sur les personnes âgées, parfois désarçonnées. Un jour, alors qu’elle décrivait la situation à une vieille dame, celle-ci lui a rétorqué: «La prochaine fois, on fermera tout pour un gros rhume, alors!»

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«On a toutes un peu peur. Mais, dès la porte franchie, on opte pour le sourire», Isabelle Chapon, 53 ans, Coop, Signy (VD). Sedrik Nemeth

Responsable de caisse, Isabelle Chapon a une belle expérience. Malgré cela, à chaque fois qu’elle redécouvre son centre Coop de Signy (VD), elle a «l’impression de vivre un cauchemar. Est-ce bien réel?» Elle ressent la tension, voit les larmes de certaines collègues en arrivant le matin. «Tout le monde a un peu peur, quelques-unes ont des enfants avec de l’asthme.» Cela dit, dès la porte franchie, ses caissières tournent la page et «optent pour le sourire».

Entre elles, on parle plus, on s’épaule. «On ne cesse de se dire: «Fais attention à toi!» Aux clients, on essaie de répéter de ne pas prendre leurs enfants, de respecter les distances. Certains ont compris, d’autres, rares, non.» Les personnes âgées ont souvent un comportement craintif. «Elles nous demandent quand il y a moins de monde. Nous les avons souvent en fin de journée, plutôt qu’à l’ouverture.»

Elle aussi est sensible aux gestes des clients, aux nombreux «Merci d’être là pour nous». Il arrive que certains clients soient à l’évidence malades. «On n’ose pas leur demander pourquoi ils ne sont pas restés chez eux. Cette incertitude est pesante.»

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«Je vois des gens faire les courses pour leurs proches. C’est nouveau et touchant», Maria da Silva Cosme, 24 ans, Coop-Maladière, Neuchâtel. Sedrik Nemeth

Autre Coop, autres bandes de scotch. A Neuchâtel-Maladière, Maria da Silva Cosme travaille à côté de son master en droit. Elle loue les précautions prises. «Au début, nous avons été submergés et les clients aussi désorientés que nous. Depuis, nous nous adaptons tous les jours, pour faire toujours mieux.» Elle souligne «l’entraide entre les collègues. On organise des tournus, on se dit parfois: «Allez, va prendre l’air!»

Touchée, elle observe les gens qui font les courses pour leurs voisins, leurs proches. «C’est nouveau. Et nous sommes valorisées, cela réchauffe le cœur.» Elle s’interrompt: «Je réfléchis beaucoup à tout cela, mais je n’ai pas trop peur. Mon magasin est encore plus devenu ma deuxième maison.»

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«Les clients comprennent que, sans nous, il serait difficile de s’approvisionner de façon optimale», Jean-Daniel Depallens, 45 ans, Aldi, Ecublens (VD). Sedrik Nemeth

Il n'imaginait jamais fêter ses 10 ans chez Aldi le 1er avril dans ces circonstances. Jean-Daniel Depallens est, comme il dit, «l’homme à tout faire du magasin». Gérant de la filiale d’Ecublens (VD) mais aussi caissier, un chef qui sait ce que ses collègues vivent au quotidien pour le vivre aussi.

«Il est vital de faire tourner la boutique. Avant, les clients ne se rendaient pas trop compte de notre travail, car c’est toujours le même. Aujourd’hui, ils comprennent que, sans nous, ce serait difficile de s’approvisionner de façon optimale.» Le plus dur? «Ne plus avoir le temps de discuter avec eux à cause du virus. Vite ils font les courses, vite ils repartent!» Le caissier de relever la solidarité extraordinaire entre collègues. «Pas un ne manque à l’appel quand il faut du monde!»

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«J’essaie de faire de petites plaisanteries pour détendre l’atmosphère», Corinne Bruttin, 54 ans, Coop, Uvrier (VS). Sedrik Nemeth

Un constat que partage Corinne Bruttin. A 54 ans, elle est «la plus vieille caissière» du centre Coop d’Uvrier (VS), sourit-elle. Comme beaucoup d’autres collègues, elle a désormais l’impression de devoir faire «la police de la circulation» pour faire respecter les consignes de distance. Elle a choisi de ne pas porter de masque, se sentant protégée par son mur de plexiglas.

On la sent rougir d’être considérée comme une héroïne du quotidien. La réaction des clients reconnaissants la touche. «Je sens l’anxiété de certains d’entre eux, la peur de perdre leur travail. Parfois j’essaie de faire une petite plaisanterie pour détendre l’atmosphère. L’autre jour, une cliente m’a donné 5 francs pour boire un café mais, à la caisse, je ne peux pas accepter d’argent. Je lui ai dit de le boire à ma santé!»

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«Au début, j’ai eu peur du virus. Puis, très vite, nous avons été bien protégés par les mesures de sécurité prises à l’interne», Myriam Köppel, 56 ans, Aldi, Sion. Sedrik Nemeth

Chez Aldi, à Sion, même discours chez la caissière Myriam Köppel. Elle ne cache pas que la pose de protections a calmé un peu ses inquiétudes. Elle qui travaille dans cette enseigne depuis 2008 n’a pas l’âge des groupes à risque, mais voir défiler à longueur de journée des personnes qui pourraient lui transmettre la maladie la tracasse: «Oui, j’ai eu très peur, au début, d’attraper le virus. Puis, très vite, nous avons été bien protégés avec les mesures de sécurité prises à l’interne. J’aime mon travail et on a besoin de nous. L’autre jour, on a tous reçu des œufs de Pâques en chocolat d’une cliente. C’était sympa.»

En temps de crise, la caissière devient vite un substitut du psychologue. «Il a fallu beaucoup rassurer les clients durant les premiers jours. Ils avaient peur que les magasins ne ferment et qu’on ne reçoive plus de marchandises.»

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«Ma fille de 13 ans est fière de moi, mais elle a peur du virus», Silvia Martins de Bastos, 39 ans, Coop, Vésenaz (GE). Sedrik Nemeth

«C’est vrai, avec la crise, on devient autant caissière qu’assistante sociale ou maîtresse d’école. Surtout quand un client vient nous voir pour qu’on gronde un autre qui ne respecte pas les distances», sourit la responsable des caissières à la Coop de Vésenaz (GE), Silvia Martins de Bastos.

Chaque matin, elle lit avec ses collègues les petits mots déposés par les usagers. «Cela nous touche et nous stimule. Je dois souvent rassurer, dire: «Allez, les filles, on n’a rien attrapé depuis un mois, on a de la chance!» Dans ce quartier privilégié, où il faut être aux petits soins pour une clientèle exigeante, les regards ont changé sur un métier «jugé banal».

Silvia n’a pas «la peur au ventre» d’aller travailler. Mais elle enlève ses vêtements en rentrant à la maison et prend une douche. «Ma fille de 13 ans a des problèmes respiratoires. Elle est très fière de moi, mais je dois la réconforter. Elle a peur du virus.»

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«Je sais que je suis au front. Mon bouclier, c’est mon sourire et ma bonne humeur», Agnesa Gjocaj, 27 ans, Coop, Bulle (FR). Sedrik Nemeth

Comme tous ceux qui témoignent ici, Agnesa Gjocaj, à l’hypermarché Coop de Bulle (FR), assure que les liens avec les clients se sont renforcés. «L’autre jour, une dame s’est arrêtée devant moi après mon service pour m’applaudir. Cela m’a fait monter les larmes aux yeux.»

La jeune femme est presque une militante. Elle a choisi de devenir caissière et de faire carrière à la Coop après avoir travaillé depuis 2013 en job étudiant. «J’aime le contact. Parfois, ce bonjour et ce merci sont pour certaines personnes les seuls mots qu’elles entendent dans la journée.»  Avec les gestes barrières, elle ne peut plus les laisser lui parler en s’appuyant sur le tapis roulant. Observer certaines collègues qui s’interdisent de voir leurs petits-enfants servir des clients qui viennent avec les leurs en bas âge la rend un peu triste. Mais elle ne ne craint rien: «Je sais que je suis au front. Mon bouclier, c’est mon sourire et ma bonne humeur!»


Qui dit un «vrai merci» et comment

Plusieurs grands détaillants ont accepté de rémunérer spécialement leurs employés pour cette période de crise et de danger.

Nous avons demandé aux employeurs des caissières qui témoignent dans cet article s’ils comptaient leur dire merci pour leur engagement et les risques encourus autrement que par des déclarations verbales.

• Chez Aldi, des bons d’achat et de marchandises jusqu’à 400 francs seront versés aux 2500 employés de vente et de logistique qui travaillent dans les 212 filiales du pays.

Coop a décidé d’avancer à avril le versement des cartes cadeaux de 500 francs pour les bonnes performances de 2019. Treize mille personnes sont actuellement au chômage partiel en raison de la fermeture des 1000 magasins non alimentaires; l’enseigne a décidé de verser leur salaire à 100% en prenant en charge la compensation.

Lidl fut le premier détaillant à offrir une prime spéciale d’une valeur totale de plus de 1 million de francs. Soit 350 francs versés au début de la crise et une deuxième tranche en avril.

• Chez Landi, les magasins sont dirigés par leurs coopératives autonomes. Chacune décide donc elle-même de la rémunération qu’elle verse à son personnel.

• Chez BP, les employés des stations sont ceux des entreprises qui les gèrent. Mais la société a envoyé une lettre de remerciement, avec une petite attention.

•• Migros a refusé que ses caissières et caissiers s’expriment dans cet article.


L'éditorial: Les caissières et les marmottes

Par Marc David

Avant, il y a un mois qui paraît comme un siècle, quand nous autres citoyens allions dans un centre commercial, nous en ramenions une salade, deux plaques de beurre et un pack de bières. Pas un ignoble petit virus capable de vous ronger en quelques jours. Avant, la caissière ou le vendeur était un simple maillon de la consommation, la nôtre, et on lui demandait surtout de faire vite et bien, si possible avec le sourire.

C’était avant. Aujourd’hui, et la dizaine de témoignages de caissières en forme d’hommage que nous avons récoltés à travers la Suisse romande le montre, cette épidémie maléfique fait redécouvrir des activités proches, familières. On se regarde davantage. Une caissière dit sa surprise devant une dame qui l’applaudit, une autre fond quand on lui offre du chocolat pour son courage, une dernière a un regard plus attendri sur les personnes âgées, leur parle, les rassure. On repense au chanteur Pascal Auberson jouant de la musique pour les éboueurs depuis la fenêtre de son atelier lausannois.

Ce virus qui éloigne les gens les uns des autres, qui isole et confine crée aussi des flambées d’affection. Tout à coup, comme une révélation, un bouquet de métiers qu’on ne voit jamais dans les journaux, facteur, infirmier, boulanger, se pare de noblesse. Assise derrière son comptoir, la caissière devine les joies, les chagrins, les anniversaires. Elle réinvente chaque jour le beau mot de «service». L’étonnement, c’est que l’on en soit étonné. Et qu’il faille une sale maladie pour que tout redevienne clair.

Bientôt, nous allons sortir de nos terriers comme une troupe de marmottes à la fin de l’hiver. Le réchauffement climatique continuera, les guerres lointaines et les tweets haineux de Trump referont les gros titres. Et nous, que changerons-nous dans nos routines? Et si c’était la qualité de notre regard sur celle ou celui qui travaille pour nous? Acheter une plaque de beurre pourrait devenir acte d’humanité.


Par Baumann Patrick et Marc David publié le 23 avril 2020 - 09:21, modifié 18 janvier 2021 - 21:10