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Virage digital

«Notre retard numérique est dû à un blocage psychologique»

Il y a deux mois, Marcel Salathé, épidémiologiste digital de 45 ans, quittait la task force Covid-19 de la Confédération. Il regrettait alors que l’administration fédérale ait «deux décennies de retard sur le plan numérique» et que la Suisse avance «à l’aveuglette» en matière de données.

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Marcel Salathé

Marcel Salathé est professeur à l’EPFL et vient de cofonder CH ++, un organisme visant à renforcer la numérisation de la société helvétique. 

Darrin Vanselow

Marcel Salathé, professeur à l’EPFL, vient de cofonder CH ++, un organisme visant à renforcer les compétences scientifiques et technologiques du monde politique, de l’administration et de la société.

>> Lire aussi un ancien article (2019):  «La numérisation est une source de plus grande démocratie»

- Quelle est l’ampleur du retard numérique de la Suisse?
- Marcel Salathé: Ce retard est préoccupant. La Suisse a pourtant de grandes compétences numériques, de grands projets y ont été menés à bien, ses hautes écoles sont performantes. Le problème, c’est que ces compétences sont trop peu partagées. Les liens entre les écoles polytechniques et l’administration, par exemple, sont beaucoup trop ténus. Du côté des scientifiques, nous connaissons mal les préoccupations politiques, à Berne comme dans les cantons. Et l’inverse est tout aussi vrai. Cette indifférence et cette méconnaissance mutuelles sont un gâchis.

- Alors, quelles passerelles doit-on créer entre le monde scientifique et le monde politique pour faciliter la transition numérique nationale?
- Il manque en effet des passerelles, des interfaces, une coordination entre ces mondes très différents. Mais ce qu’il manque en premier lieu, c’est une volonté. La nécessité du changement, pourtant flagrante, est encore refoulée. C’est un problème de compréhension des enjeux. C’est un blocage psychologique.

- Faudrait-il par exemple créer un Département fédéral du numérique pour surmonter ce blocage?
- Le problème est trop vaste pour être résolu de cette façon. La numérisation est en effet un défi énorme parce qu’elle touche tous les domaines et tous les aspects de la vie du citoyen. Ce problème n’est pas seulement numérique, c’est un défi qui concerne la technologie en général.

- Pourquoi faites-vous cette distinction entre numérique et technologie?
- Parce qu’on croit à tort que le numérique se limite aux ordinateurs. Prenons une entreprise privée comme exemple: elle a certes un service informatique, mais sa manière de penser et de traiter ses problèmes au moyen de données numériques et de technologies de pointe concerne tous ses départements. L’innovation technologique n’est plus cantonnée au seul service informatique.

- Que faire pour diffuser partout ces technologies, les intégrer à l’ensemble des composantes de la société?
- La première étape d’une bonne numérisation nationale est, je le répète, psychologique: tout le monde devrait comprendre que la numérisation de la société est un enjeu capital. Une telle prise de conscience générale permettra de surmonter les blocages. On a déjà pu vérifier pendant la pandémie que notre système de santé publique a des faiblesses en matière de numérisation. Ce retard menace aussi d’autres domaines stratégiques, comme l’énergie, les transports, la défense.

Marcel Salathé

«Il nous faut des standards numériques nationaux. Mais les cantons bloquent ces réformes et rendent la transition numérique nationale impossible»

Darrin Vanselow

- Les entreprises privées suisses ont-elles mieux su prendre les devants que le secteur public?
- Pour affronter une concurrence de plus en plus pointue, beaucoup d’entre elles ont compris qu’elles devaient s’organiser de manière efficace et coordonnée avec l’aide du numérique. Elles ont aussi intégré le concept de change management. Cela dit, le choc frontal entre les groupes de personnes innovantes et les groupes qui freinent les réformes se retrouve dans le privé comme dans le public.

- En vous écoutant, on a l’impression que les pratiques et les savoirs anciens sont bons pour la poubelle…
- Ce n’est absolument pas ce que je veux dire! Les experts technologiques n’auront jamais les compétences, bel et bien irremplaçables, des gens déjà en place. En revanche, il faut que les premiers aident les seconds à acquérir des compétences numériques utiles dans leur domaine. Ce processus doit être participatif. C’est un défi pédagogique. Et c’est là que le leadership est décisif, un leadership ayant compris les enjeux numériques.

- La Confédération et les cantons manquent donc de ce leadership, d’une vraie vision?
- Seul un leadership compétent, avec du flair et un certain goût du risque, permettra d’anticiper les évolutions rapides de ce monde hyper-complexe. Le but de la numérisation, ce n’est pas la numérisation elle-même. C’est de rendre tous les processus plus efficaces, plus transparents, plus stables, notamment pour faire face aux prochaines crises. Et c’est aussi indispensable pour rester actif et non passif dans l’innovation, pour rester compétitif et décrocher des marchés.

- Comment voyez-vous l’évolution de ce monde, vous-même?
- Pas besoin d’être très futé pour savoir que l’intelligence artificielle, par exemple, va jouer un rôle toujours plus central. Le monde universitaire permet d’anticiper certains développements. Et si certaines pistes se révèlent décevantes, ce n’est pas grave: chacune d’elles permet d’apprendre quelque chose. Soyons donc à la fois actifs et proactifs.

- Quel jugement général portez-vous sur le service public? Etes-vous partisan du maximum de privatisation?
- C’est l’éternel vieux débat. Je trouve le système suisse en l’occurrence plutôt équilibré. Mais je souhaite aussi que l’administration maîtrise beaucoup mieux les nouvelles technologies. D’ailleurs, la votation sur l’identité électronique, rejetée par le peuple, le démontre: celui-ci n’a pas voulu que cette identité électronique soit gérée par le monde privé. Il veut donc implicitement une administration publique moderne. Malheureusement, le secteur public, faute de concurrence, n’est pas incité à devenir compétitif. Comment créer cette compétition, cette disruption comme on dit aujourd’hui, en interne? La question reste entière.

- Et le fédéralisme ne facilite pas non plus ces réformes.
- Hélas! oui, alors même que le fédéralisme n’est pas un problème en soi. J’utilise un mobile Apple, avec un logiciel Microsoft et une puce électronique taïwanaise. Ces compagnies, pourtant très rivales, ont été capables d’établir des standards industriels compatibles. Pourquoi les 26 cantons n’en sont-ils pas capables? Aujourd’hui, il nous faut des standards nationaux, et même aussi internationaux que possible. Malheureusement, les cantons bloquent ces réformes, ce qui rend la transition numérique nationale impossible.

- Un exemple concret de ce fédéralisme obtus?
- CH ++, ce nouvel organisme que je viens de fonder avec d’autres personnes, vient d’analyser les réponses des cantons à la nouvelle loi LMETA, la loi fédérale sur l’utilisation des moyens électroniques pour l’exécution des tâches des autorités. Derrière cet énoncé obscur se cachent des enjeux d’une importance cruciale. Car cette loi doit permettre de définir des standards technologiques et de promouvoir le principe de la priorité au numérique, le fameux digital first. Or la réponse des cantons est très négative. Ils ont peur de l’autorité centrale. Il n’est pourtant pas possible de travailler avec 26 standards différents. Cela me désole! Le fédéralisme aurait tout à gagner en disposant d’outils facilitant la collaboration des cantons entre eux et avec la Confédération.

- Autre sujet qui fâche dans le débat sur la numérisation: la protection des données privées. Quels sont vos principes généraux en la matière?
- C’est une question centrale, qui permet aussi de mesurer le niveau d’incompréhension sur la nature réelle d’une bonne numérisation. Il existe bien sûr des numérisations qui ne protègent pas la vie privée. Mais il y en a d’autres qui la respectent totalement. Mieux: on peut même se passer parfois de données personnelles, comme pour l’application SwissCovid, qui n’en enregistre aucune. Et cette application est bel et bien un succès en termes de protection sanitaire et d’utilité épidémiologique. Et quand il est nécessaire d’enregistrer des données personnelles, des systèmes cryptographiques très performants permettent de les protéger. Le défi de la protection des données est grand, mais pas du tout insurmontable. Il faudrait arriver à le faire comprendre au plus grand nombre.

- Et puis il y a l’intelligence artificielle, qui commence sérieusement à se profiler. Le rêve technologique à moyen terme, ce serait une Suisse avec des dirigeants épaulés par des algorithmes traitant des milliards de données avec des superordinateurs?
- Un rêve ou… un cauchemar! Pour le moment, l’intelligence artificielle est efficace pour résoudre des problèmes spécifiques. Une start-up de mon groupe à l’EPFL, AIcrowd, a ainsi travaillé avec les CFF pour créer un système très réactif face à un problème imprévu. Quand l’intelligence artificielle sera capable de traiter de questions plus abstraites, il faudra veiller à ce qu’elle puisse nous assister mais n’ait jamais le pouvoir décisionnel final. Dans la santé, par exemple, il existe déjà des machines extrêmement puissantes. Mais c’est encore l’expertise humaine qui analyse les données collectées par ces machines pour établir un diagnostic. L’être humain doit conserver le pouvoir.

- Le concept de démocratie demeure donc capital face à ces énormes enjeux technologiques.
- Absolument. Il est impératif que tout le monde sache qui contrôle les machines. Or le risque, c’est que ce contrôle reste dans les seules mains des organisations et entreprises qui inventent ces machines.

- C’est pour favoriser cet impératif démocratique que vous répétez que savoir coder est aussi essentiel que savoir lire et écrire? C’est pour cette raison aussi que vous avez lancé en 2017 l’Extension School de l’EPFL, qui donne des cours de formation continue dans le numérique et la programmation?
- Il y a cent cinquante ans, on a fait en sorte que tout le monde sache lire et écrire, en dépit de ceux qui estimaient alors que ce n’était utile que pour les écrivains. La numérisation est comparable à l’alphabétisation: il ne s’agit pas de faire de tous les citoyens des génies de la programmation, mais de leur permettre de comprendre plus intimement les enjeux de la numérisation, de démythifier celle-ci en rendant les citoyens plus compétents et donc plus responsables. Je suis très inquiet du fait que, sur le plan politique, on s’entête à considérer cette formation continue comme optionnelle. Seule une large diffusion d’un savoir numérique de base permettrait de mieux choisir ensemble l’avenir technologique dont nous avons vraiment besoin.


S'il y avait un... livre
 

Narcisse et Goldmund
Le Livre de Poche

Le professeur de l'EPFL Marcel Salathé explique quel est son livre fétiche. «Ce serait «Narcisse et Goldmund» de Hermann Hesse, la tentative de concilier la liberté et le plaisir d’une vie vagabonde avec la spiritualité de la science et de la logique.»

Par Clot Philippe publié le 26 mai 2021 - 08:44