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Interview

«On dépense davantage pour s’assurer que pour manger!»

Pascal Corminboeuf, ancien conseiller d’Etat fribourgeois, espérait que les deux initiatives présentées
 au peuple dimanche dernier modifient notre rapport
 à notre alimentation, à notre agriculture, 
à notre santé. Sa déception est à la mesure
 de sa personnalité: franche et indépendante.

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Dans son village de Domdidier, Pascal Corminboeuf, 74 ans, est sorti de sa retraite pour défendre les deux initiatives rejetées dimanche dernier. Julie de Tribolet

A Domdidier, sur la terrasse de la ferme familiale, Pascal Corminboeuf a soigneusement disposé dans de petits pots des prunelles et des glands de chêne, des marrons et des «gratte-cul». A côté, des bouquets dorés d’orge, d’avoine, de blé, de seigle… «C’est pour montrer à mes petits-enfants, qu’ils prennent conscience des saisons, des différentes récoltes… Les fleurs bleues, ce sont des phacelia, que l’on sème comme engrais vert. Ce sont des fleurs magnifiques, quand je passe dans un champ bien fourni, je m’arrête et j’en cueille un bouquet.»

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Ses terres sont louées mais l’ancien conseiller d’Etat garde de nombreuses occupations autour de sa ferme. Julie de Tribolet

Pour soutenir les deux initiatives rejetées dimanche dernier, Pascal Corminboeuf, 74 ans, conseiller d’Etat Fribourgois de 1996 à 2001, et qui fut aussi instituteur et agriculteur, était sorti de sa retraite heureuse pour faire entendre sa grosse voix.«C’est une occasion manquée pour la santé, pour la santé des habitants de ce pays. On a beaucoup parlé du prix des aliments et du pourcentage de revenu que cela représentait mais si on met ce chiffre en parallèle avec ce que l’on dépense pour nos assurances, on s’aperçoit que l’on dépense davantage pour s’assurer que pour manger! Mes grands-parents consacraient 40% de leur revenu à leur nourriture. Mes parents 20% et nous, nous sommes en dessous de 10%. Par contre, on paye bientôt 20% pour nos assurances. Je pense qu’un pays qui dépense davantage pour s’assurer que pour se nourrir entre dans l’avenir à reculons. Parce que la meilleure assurance vie, c’est la qualité de notre nourriture. Cet aspect a été beaucoup trop absent de la campagne.»

Avez-vous parfois l’impression de vous empoisonner en mangeant?
En tout cas pas pendant l’été parce que nous mangeons uniquement les produits de notre jardin et ceux de nos voisins chez qui nous achetons notre viande. Par contre, pendant mes quinze ans de Conseil d’Etat, j’ai très rarement mangé à la maison et là, j’avais parfois des doutes sur la qualité de ce que l’on me servait.

La menace d’une augmentation des prix semble avoir fait basculer l’opinion de la majorité des votants…
C’est aussi pour ça que je parle d’une occasion manquée. Et c’est un comble que des arguments économiques aient fait basculer le vote alors que sur le long terme, ces mesures auraient été un gain pour le pays.

Ces initiatives remettaient aussi en question l’utilisation de pesticides. Certains agriculteurs jurent ne pas pouvoir s’en passer, qu’en pensez-vous?
La semaine dernière, un agriculteur, toujours en «production intégrée», me disait qu’il avait déjà traité onze fois ses betteraves et qu’elles étaient toujours malades! Je lui ai demandé si ce n’était pas, pour lui, le signe que quelque chose devait changer? Il m’a répondu que c’était trop compliqué, à 50 ans, de se reconvertir. Je peux le comprendre mais de plus en plus d’agriculteurs bios prouvent que c’est possible. J’en connais qui vont très bien, avec des revenus supérieurs. Malheureusement, les résistances sont souvent dans les têtes: «Papa et maman ont toujours fait comme ça»…

Comment cultiviez-vous vos betteraves?
Nous, on traitait peut-être deux fois avec un herbicide, plus tard, une fois ou deux, donc trois ou quatre traitements au maximum. Bon, c’était il y a vingt ans mais si, aujourd’hui, ils en sont à onze traitements, ça veut dire que c’est sans fin!

Vos variétés résistaient mieux aux maladies?
Je ne sais pas. Aujourd’hui, je pense qu’il y a, comme avec les antibiotiques pour l’être humain, des problèmes de résistance aux produits. Dans Le livre noir de l’agriculture (Ed. Fayard), j’ai appris qu’en France, certaines pommes étaient traitées 36 fois! Donc quand on mange une pomme, on mange du poison!

Et l’on a appris la semaine dernière que la Confédération prévoyait une hausse des seuils de tolérance pour 25 pesticides…
Ça, c’est une provocation! Et c’est encore plus étonnant que ça vienne du service de l’environnement. Franchement, je ne comprends pas…

Aux Etats-Unis, les procès intentés au glyphosate ont mis au jour des rapports d’experts manipulés…
On devrait dire des «fake rapports»! Il existe des accointances avec des universités, des scientifiques… On m’a expliqué un jour que les jeunes collaborateurs de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) étaient tôt ou tard engagés par les pharmas et les multinationales et qu’ils n’avaient dès lors pas intérêt à faire trop de bruit au début de leur carrière! Aux Etats-Unis, la Food and Drug Administration a été colonisée par des firmes comme Monsanto, Cargill et les autres.

Certains opposants craignaient que ces initiatives soient en contradiction avec des traités signés dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)…
Quand on voit avec quelle dextérité on se débrouille par rapport à certains traités internationaux quand d’autres valeurs sont en jeu… Pour moi, il n’y avait aucun problème par rapport aux traités commerciaux.
Aujourd’hui, l’OMC considère le producteur comme une matière première et la bourse de Chicago, qui est la bourse agricole, fait ensuite totalement disparaître le producteur. Aujourd’hui, parmi les 800 millions de personnes qui ne mangent pas à leur faim, il y a 600 millions de paysans.

Les initiatives posaient aussi la question de l’indépendance alimentaire du pays…
Oui! Et l’on n’a pas beaucoup entendu les politiciens tenants de notre indépendance nationale s’en soucier. Moi j’aime bien rappeler qu’au Moyen Age, l’indépendance passait par une autosuffisance alimentaire. On résistait à des sièges en ayant assez de nourriture. Le Conseil d’Etat fribourgeois se réunit dans un ancien grenier à grains. Le service archéologique est installé dans un autre grenier à grains. Aujourd’hui nos greniers sont à l’étranger puisqu’on produit à peine la moitié de ce que l’on mange. 
Et ça, ça n’a pas l’air d’inquiéter ceux qui n’ont que le 
mot «indépendance» à la bouche.

Vous craignez que les vivres viennent à manquer?
On dit que la planète a deux mois de réserve alimentaire, pas plus. Et nous n’avons pas en Suisse davantage que la moyenne de la planète. Le pays n’est donc pas à l’abri d’un problème d’approvisionnement en nourriture. Je vous donne un exemple: quand au milieu des années 60, Mobutu Sese Seko s’empare du pouvoir au Congo avec l’aide de la Continentale, qui était alors l’un des cinq géants américains du grain, il ferme le robinet 
des céréales et, en quinze jours, le pays était à lui! Voilà qui devrait causer des soucis à ceux qui veulent défendre notre indépendance… Mais ils pensent à l’armée, à notre indépendance politique, 
à une indépendance au rabais puisque la nourriture, c’est l’arme absolue. Et c’est elle 
qui assure la prospérité d’un pays.

Que diriez-vous aux consommateurs qui n’ont pas toujours le temps, l’énergie ou les moyens financiers de chercher des produits plus responsables?
D’abord qu’on leur fait croire que c’est compliqué. Souvent il n’y a qu’à traverser la rue, comme dirait Macron! Mon voisin vend mieux sa viande qu’à un grand distributeur et ses acheteurs la payent moins cher! Il faudrait renforcer tous les circuits courts mais on touche alors à des intérêts économiques, défendus par des lobbies et on se retrouve à la case départ. J’aurais aimé qu’Economiesuisse calcule combien il en coûterait au pays si l’on supprimait l’agriculture suisse? Ne pas dire simplement qu’elle coûte 20 milliards de trop, mais qu’est-ce qui se passerait si on supprimait les paysans? J’aurais aimé avoir cette analyse-là.

Vous n’êtes guère optimiste…
Je suis un pessimiste actif! J’ai toujours détesté les vieux qui disaient qu’il faudrait une bonne guerre et je ne la souhaite pas! Mais la 3e guerre mondiale existe déjà, elle est économique. Elle fait moins de bruit mais elle fait des morts. A un jeune agriculteur, pour qu’il garde la foi en son métier, je lui dirais de se rappeler que le monde devra bien continuer à se nourrir, la Suisse aussi. C’est pour ça que j’aimerais que mes enfants gardent leur terre quand je partirai. Je suis persuadé qu’ils seront très heureux d’avoir un peu de terre dans quelques années, parce qu’on ne sait pas ce qui peut arriver dans ce monde dans lequel tout va très vite.

Par Jean-blaise Besencon publié le 26 septembre 2018 - 08:53, modifié 18 janvier 2021 - 21:00