Il est 11 h 30, dans le nord de Lausanne. Comme tous les jours de la semaine, les éducatrices de l’unité d’accueil pour écoliers (UAPE) d’Entre-Bois se pressent à l’école primaire voisine du même nom pour y récupérer les enfants qu’elles auront à leur charge à midi. Ce jeudi, plus de 24 enfants de première et deuxième primaire de l’école d’Entre-Bois déjeunent sur le site. Devant la porte réservée à la sortie des parascolaires, la sonnerie retentit. Une ribambelle d’enfants sortent en courant et se précipitent vers leur éducatrice de référence qui, une petite liste à la main, vérifie la présence de chacun. Léo, Rose, Asma, Zeina, Nathan et Beatriz sautent dans les bras de Maria Polo et commencent à lui raconter leur matinée. Ils s’interrompent soudainement: «Mais Maria, pourquoi tu es habillée tout en noir?» La jeune femme esquisse une petite moue. Cela fait plus de dix ans qu’elle est éducatrice, des réformes du parascolaire, elle en a vu, mais une de cette ampleur, jamais. Ce noir de deuil, c’est «pour montrer que nous risquons de disparaître, pour montrer aux parents à qui ils ne pourront bientôt plus parler».
Ce noir, c’est aussi la couleur portée ce mardi 13 novembre, journée de mobilisation générale dans le canton qui s’est conclue par une manifestation à Lausanne. Une réponse au coup de tonnerre qui s’est abattu sur le monde du parascolaire: au 1er janvier 2019, le nouveau cadre de référence de l’Etablissement intercommunal pour l’accueil parascolaire (EIAP) entrera en vigueur. L’assouplissement des normes actuelles prévoit une augmentation du nombre d’enfants pour plusieurs groupes d’âge. Par ailleurs, le nombre d’éducatrices et d’assistantes socio-éducatives formées pourrait diminuer au profit d’auxiliaires sans formation. Enfin, le repas de midi, la période la plus demandée, est vu comme un moment au «niveau d’exigence pédagogique peu élevé».
Manque de places criant
En 2017, le nombre de places s’élevait à 7761, soit 11,3 places à temps plein pour 100 écoliers. Un chiffre qui a largement augmenté ces dernières années, mais qui reste très en deçà des besoins dans un canton où plus de 80% des mères dont les enfants ont l’âge d’aller au primaire travaillent. «Ce chiffre de 11,3 places peut être doublé car il est rare qu’un enfant aille à temps plein au parascolaire, décrypte Sylvie Lacoste, secrétaire générale de la Fondation pour l’accueil de jour des enfants (Faje). Sur 100 écoliers, nous pouvons dire qu’ils sont 22 à avoir une place au parascolaire.» A titre de comparaison, Genève est le seul canton à répondre à l’ensemble de la demande d’accueil. Plus de 75% des écoliers, plus de 26 000 enfants, y fréquentent les structures parascolaires (lire l’encadré).
Face à cette pénurie, les communes vaudoises, en charge du dossier, ont donc décidé d’assouplir les conditions de l’offre, ce qui leur permettrait d’ouvrir davantage de places. Les communes de petite taille sont particulièrement partisanes de normes plus libérales. Mais ces ajustements font hurler éducateurs et parents.
«Nous nous demandons si ces personnes connaissent vraiment notre travail, car une formation est indispensable lorsque l’on œuvre au bon développement d’enfants, mais aussi dans la collaboration et la communication avec les familles, explique l’éducatrice d’Entre-Bois. Les enfants ne sont pas une masse informe et il faut veiller au bien-être de chacun dans le collectif. Pourtant, aujourd’hui, on nous fait clairement comprendre que nos années d’études de la petite enfance ne servent à rien et que l’on pourrait être remplacé par n’importe qui», regrette l’éducatrice tout en gardant les deux yeux sur les enfants qui se défoulent sur le chemin qui les mène au repas.
Mains lavées, assis sur de petites chaises en plastique autour d’un plat de spaghettis bolognaise, les enfants continuent de questionner leur éducatrice, qui tente de leur faire manger de la salade. «Vous êtes menacées par des girafes géantes?» Pas facile d’expliquer aux petits les changements prévus au 1er janvier. «Pourtant, ils sont les premiers concernés, car ils paieront directement le prix de ces réformes.»
«Un accueil de qualité demande de l’investissement, renchérit Christine Genito, directrice de l’UAPE Le Cèdre Magique à Nyon. Les activités que nous proposons sont préparées et réfléchies, qu’il s’agisse de bricolage, d’apprentissage des sens, de sortie à la piscine ou de rencontre avec les aînés en appartements protégés. Entretiens avec les parents, accompagnement des devoirs, tout cela demande un personnel formé et qualifié, poursuit la directrice. A l’avenir, on risque de demander aux personnes non formées des choses qui ne relèvent pas de leurs compétences, comme d’expliquer à des psychologues le comportement de tel ou tel enfant, par exemple.» Nous entendrons ainsi évoquer le cas d’une fillette victime de phobie scolaire mais qui accepte de fréquenter son UAPE et que l’on essaie gentiment de réacclimater pour retourner à l’école.
La mobilisation de mardi a remporté un large soutien, des enseignants, des parents d’élèves, d’Insieme et d’Autisme Vaud, ainsi que des partis politiques (PS, Les Verts, Solidarités). Mais se heurte au mur des communes: «Il n’y aura pas de retour en arrière, martèle Christian Kunze, syndic de Chavornay et président de l’EIAP. Le cadre entrera en vigueur le 1er janvier et fera par la suite l’objet d’une évaluation périodique.»
«Peur de faire grève»
En attendant, dans la région du Gros-de-Vaud, il n’a pas été facile de débrayer: un avis de droit, diffusé une semaine avant la journée de mobilisation, a déclaré la grève illicite et les travailleurs de la petite enfance ont été soumis à de strictes instructions. «On nous a demandé de trouver notre propre remplaçant, au risque de recevoir un avertissement et de voir nos annuités gelées, déplore Isabelle Russbach, éducatrice dans une UAPE de la région. Certaines personnes de la direction ont aussi été menacées de licenciement.» Une autre consigne avait également été donnée par les employeurs: l’interdiction pour les éducateurs d’informer les parents des effets de la réforme lors de leurs heures de travail. «Nous l’avons donc fait lors de nos congés, poursuit l’éducatrice. Ils sont en train de mettre à mal notre confiance envers la hiérarchie. Nous devrions pourtant aller dans le même sens, pour le bien commun des professionnels, des enfants, des parents et des citoyens. Mais ici, sous la menace, certains éducateurs ont pris peur et ont finalement refusé de participer à la grève.»
Dernière roue du carrosse?
Sandrine Boubée, qui préside l’association des parents d’élèves de Blonay-Saint-Légier, a arrêté de travailler après la naissance de ses deux enfants, notamment en raison de l’absence d’accueil parascolaire pendant les 14 semaines de vacances d’école. «Il n’y a pas de moment plus important qu’un autre dans la journée d’un enfant. L’accueil parascolaire ne doit pas être la dernière roue du carrosse mais être, comme l’école, d’une excellente qualité et favoriser la coéducation parents-école-parascolaire.»
A Blonay toujours, Laura Ferilli et Jean-Claude Métraux, parents de deux filles, soulignent que l’une des UAPE de la commune accueille 150 enfants chaque midi. «Ce n’est déjà pas le paradis, malgré toute la bonne volonté du monde. Comment va faire le personnel, si le nombre d’enfants augmente encore?»
L’école de jour plébiscitée
Les changements de société, notamment le nombre croissant de mères actives, explique le plébiscite de la journée continue à l’école, approuvée à une très large majorité des suffrages le 27 septembre 2009. Par ce vote, les Vaudois confient aux communes la responsabilité de proposer et d’organiser un cadre minimum «de prestations pour assurer l’accueil parascolaire des élèves entre 4 et 15 ans», souligne l’article 63a de la Constitution vaudoise.
Pour fixer ces normes, les communes mettent sur pied «l’Etablissement intercommunal pour l’accueil parascolaire», constitué d’élus municipaux représentant chacun l’un des dix districts du canton. Corrollaire: «l’Etat n’a strictement aucune marge constitutionnelle ni influence pour intervenir sur le nouveau cadre», résume la cheffe du Département des infrastructures et des ressources humaines et présidente du gouvernement, la socialiste Nuria Gorrite.
Par contre, son département reste chargé de contrôler les structures. Les communes ont en effet décidé de confier à l’Etat la surveillance et le respect de leurs propres règles. Une décision qualifiée de «baroque» par la conseillère d’Etat lors de la signature de l’accord en janvier dernier.
L’Etat sceptique
Après des années de négociations, le nouveau cadre de l’EIAP est ouvert à la consultation en mai dernier. La levée de boucliers est immédiate, l’Etat se montre sceptique. «Mon département a fait de nombreuses remarques aux communes, souligne Nuria Gorrite. Elles sont revenues en arrière sur un certain nombre de points, notamment le taux d’activité minimum dévolu à l’activité de direction pédagogique et le régime d’exception. Il en reste un certain nombre sur lesquels mon département avait exprimé de grandes réticences.»
En septembre, le projet définitif montre que l’EIAP a cédé sur le nombre maximum d’enfants, plafonné à 18 pour les 10-12 ans, contre les 20 initialement prévus.
Cet été, le groupe de travail indiquait avoir voulu «assouplir les normes en vigueur afin de chercher à soulager le budget des communes et des parents – qui participent chacun à hauteur de 40%.» Il est vrai que, entre 2006 et 2017, le nombre de places d’accueil a doublé. «Des économies de bouts de chandelles sur le dos de nos enfants», a rétorqué dans 24 heures Isabelle Tasset Vacheyrout, coprésidente du PDC Vaud, mettant en garde contre une «industrialisation de l’accueil de jour».
L’EIAP se défend pourtant de vouloir faire des économies. D’après le Syndicat des services publics, elles seraient de l’ordre de 2 à 3% pour les communes. «Le but est d’organiser un cadre gérable à long terme qui ne ferait pas exploser les finances des communes et créerait de nouvelles places d’accueil en manque dans le canton, explique son président, Christian Kunze. Le cadre définit les standards minimaux de l’accueil parascolaire, je le répète, les communes peuvent toujours faire plus si elles le souhaitent.»
Quant au manque de transparence concernant les négociations, dénoncé depuis des mois par les opposants, l’EIAP rappelle que le cadre juridique n’en impose aucune. «De plus, tous les acteurs qui souhaitaient nous parler ont été reçus en automne 2017, avant que nous ne commencions une quelconque discussion, et nous avons pris leurs avis en considération lors des consultations. Tout a été fait dans les règles de l’art. Enfin, les professionnels devraient faire davantage confiance aux auxiliaires: ces derniers ont aussi des compétences à valoriser. La variété de profils du personnel d’encadrement participe également, ne l’oublions pas, à la qualité de l’accueil!» s’agace le président de l’EIAP.
Quoi qu’il en dise, la peur d’un accueil à deux vitesses entre les communes qui proposeront le cadre minimum et celles qui offriront un accueil plus haut de gamme est grande. Nuria Gorrite ne peut qu’indiquer: «En accord avec l’EIAP, nous allons procéder à une évaluation d’ici à deux ans de ce nouveau cadre selon des critères qui sont en train d’être définis. Si nous constatons une péjoration dans la qualité de l’accueil, alors nous ferons des recommandations.»
A Nyon, les directrices Marie-Christine Hirigoyen et Christine Genito ont été un peu rassurées par le fait que leur chef de service ait accepté qu’elles se rendent à la manifestation. «Mais personne, glissent-elles, ne peut dire de quoi l’avenir sera fait.»
Quid des autres cantons romands?
Genève C’est aujourd’hui le seul canton de Suisse à répondre à la totalité de la demande. Quarante-deux des 45 communes du canton font partie du Groupement intercommunal pour l’animation parascolaire (GIAC), qui compte plus de 140 lieux parascolaires et 1500 collaborateurs. Chaque «animateur» suit une formation obligatoire à la Haute Ecole de travail social de 120 heures et est sous la responsabilité d’un référent socio-éducatif. Plus de 75% des écoliers genevois fréquentent les parascolaires, soit 26 000 enfants. A Genève, le taux d’enfants par encadrant dépend de l’heure de la journée: ils sont entre 12 et 15 pour un animateur à midi et entre 9 et 12 le soir.
Fribourg et Valais Un éducateur est chargée de 12 enfants, peu importe leur âge. Dans le Valais, deux tiers des équipes sont composées de professionnels. A Fribourg, toutes les communes ne sont pas encore dotées d’un dispositif d’accueil: il n’y a que 90 structures parascolaires pour 130 communes.
Berne 18 lieux d’accueil se répartissent les écoliers francophones. La prise en charge de 10 enfants requiert la présence d’au moins une personne encadrante. Les structures sont dirigées par des éducateurs ayant achevé une formation socio-pédagogique et les communes sont responsables de la formation préalable et continue du personnel encadrant.
Neuchâtel Le ratio est de 12 petits Neuchâtelois pour un encadrant. Cependant, une fois passé l’âge de 8 ans, les normes s’assouplissent et les groupes s’agrandissent: 18 enfants par encadrant.
Jura Les groupes sont de 14 à 15 enfants par éducateur selon leur âge. L’équipe encadrante est, elle, formée à 80% de professionnels.