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Rencontre

Patrick Juvet, ses bleus au coeur

Bouleversé par le deuil de sa mère, Patrick Juvet ressemblait à un enfant blessé, en 2018, lorsque L'illustré était allé le rencontrer dans son appartement de Barcelone où le chanteur romand habitait depuis plus de vingt ans et où il est décédé, comme l'a annoncé son agent ce 1er avril 2021. Nous republions ici le témoignage en forme d'hommage à sa mère qu'il nous avait alors livré.

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Patrick Juvet à Barcelone le 10 mai 2018. L’interprète d’«Où sont les femmes?» habitait face à la mer. 

Didier Martenet/L'illustré

Prononcez son nom et l’on vous répondra inévitablement: «Où sont les fâââmes?» Celle de sa vie, c’était Janine, sa maman. La mère de Patrick Juvet est décédée en décembre dernier à 89 ans. Sur le moment, il a endigué sa désespérance avec la tournée Age tendre. Ce dérivatif scénique l’emmenait de ville en ville avec Dick Rivers, Sheila, Nicoletta et la caravane des gloires inoxydables. Depuis la dernière représentation, le 21 avril, le chanteur en deuil est à fleur de peau.

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Moment tendre entre Patrick et Janine Juvet. C’était en 2010 à l’occasion des 60 ans du chanteur.

Lionel Flusin

On le retrouve promenade Garcia Faria à Barcelone, à 100 mètres de la plage. Juvet réside dans la capitale catalane depuis dix-huit ans. Il arrive en marchant à pas comptés avec la nonchalance d’un ado de 67 ans couché et levé tard. Le vent balaie ses cheveux raides et gris. Il a ses habitudes dans un bistrot où il partage un verre avec Paulette Panchaud. Cette amie d’Aigle en visite, très proche de Janine Juvet, est une fan du fils depuis la première heure. Sa présence énergique et dévouée aide l’artiste à supporter la vie et les «rires pleins de larmes». Comme les femmes de sa chanson.

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Paulette Panchaud, amie de Janine Juvet, encourage Patrick à Barcelone. 

Didier Martenet/L'illustré

Rincer son chagrin

On croyait tout savoir sur l’enfant né à Montreux et grandi à La Tour-de-Peilz au destin pailleté, contrasté puis contrarié. On ne l’imaginait pas ébranlé à ce point, vivant seul par choix – «il y a trop de monde partout» – mais résistant mal à la tentation de rincer son chagrin dans un verre de Bombay Sapphire, gin anesthésiant. La bouteille a le reflet de ces bleus au cœur qu’il chantait jadis lorsque, archétype de la gueule d’ange à minettes, il cumulait la gloire, l’argent et une beauté que lui enviait Claude François, pour lequel il a écrit Le lundi au soleil.

Le 9 juin prochain, Patrick Juvet a rendez-vous avec son public à l’affiche du festival gratuit Aigl’in Music pour un concert événement. Une heure et demie avec orchestre, entre la chanteuse valaisanne Forma et le combo nyonnais Alice Roosevelt. L’occasion d’un retour au pays et d’un hommage à sa maman.

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Chez lui, Juvet joue la mélodie intitulée «Je voulais te dire au revoir» composée pour sa mère à l’occasion du concert hommage qu’il donne à l’Aigl’in Music Festival. 

Didier Martenet/L'illustré


«Elle m’a cassé les pieds pendant deux ans pour que je fasse ce show et elle n’est pas là», dit-il de sa voix pâte d’amandes avec un fond d’accent vaudois. Patrick a manqué les obsèques. Il était malade, au fond du lit. Samedi, sur scène, il égrènera tous ses tubes, mais pour l’heure, l’appréhension est forte et il remonte lentement le fil de ses souvenirs.
Lorsqu’on quitte avec lui le bord de mer pour rejoindre son appartement, il jette un coup d’œil furtif dans le miroir de l’ascenseur. «C’est fou ce que je ressemble à ma mère», dit-il. Qui était Janine Juvet? «Elle était Française. Son nom de jeune fille était Féty. Elle a fait de la politique en Suisse, au Grand Conseil avec les radicaux avant d’entrer à la Croix-Rouge. Elle venait de Paris. Son frère est mort à 20 ans pendant la guerre.» Janine en avait 10. «Pour elle, ça a été un drame épouvantable.»
Inconsolable, elle a suivi sans relâche la trace de cet aîné qui avait fait escale en Suisse où, un temps, il s’était réfugié. «Maman était atteinte d’une pleurésie. Elle est venue aussi pour se faire soigner, puis elle s’est mariée avec Robert, mon père. Je n’ai jamais très bien compris pourquoi… Sans doute pour rester et obtenir la nationalité. Il est décédé il y a dix ans. Il avait un magasin de radio-télé. C’est comme ça que j’ai eu tous les disques américains. Au début, j’écoutais les Platters.»

L’impossible «je t’aime»

Entre Janine et Patrick, la mère et le fils, la relation a été fusionnelle. «Si je n’appelais pas, c’est elle qui téléphonait, tous les jours. Dans la famille, il y a eu des problèmes à cause de ça. Elle avait son petit préféré, même si elle nous aimait tous (Patrick Juvet a une sœur et un frère, ndlr).»

L’évocation fait resurgir un traumatisme. «Je n’ai pu lui dire «je t’aime» qu’à la fin de sa vie, idem pour mon père. Un jour, je me suis précipité dans le corridor, j’avais 10 ans et envie de lui témoigner mon affection. J’ai dit: «Je t’aime, maman» et j’ai pris une baffe… (Il étouffe un sanglot.) Elle avait été élevée par des parents très durs. Il n’y avait aucun sentiment entre elle et eux. Ce n’était pas des gens faciles.» Il se reprend. «Alors, ça m’a marqué et je me suis dit: «Plus jamais je ne dirai «je t’aime» à une femme.»
Juvet sèche ses larmes. «Elle a eu une réaction que je comprends aujourd’hui. Peu avant de mourir, elle m’a dit: «J’ai eu une belle vie et maintenant ça suffit.» Il s’en étonne. «Si elle a eu une belle vie, j’ai eu quoi alors? Elle se réfugiait lorsque tombaient les bombes et devait parfois se cacher sous les poubelles à la sortie de l’école. C’est une belle vie, ça?»
Une photo de Janine et lui tient sur le piano du salon. «C’était une croisière Age tendre. J’étais tellement content. Elle était fière de dire qu’elle était la maman de Patrick Juvet.» Il se lève et se met au clavier. «Je vais vous jouer le morceau que j’ai composé à sa mémoire. Je vous préviens, vous allez chialer. La chanson s’intitule Je voulais te dire au revoir. Moi, je n’en ai pas eu le temps…»

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Dans sa loge de l’Olympia, le 5 novembre 1973, Patrick Juvet, 23 ans, s’inspire du David Bowie période «Ziggy Stardust». Daniel Simon/Gamma-Rapho

Daniel Simon

Il plaque ses accords et la mélodie emplit la pièce. Quatre minutes d’émotion comme la BO d’un film triste et une nappe sonore qui s’éteint lentement. Patrick Juvet se retourne. Il a les yeux rougis d’un gosse malheureux. «Je suis trop sensible», dit-il. Paulette l’enlace. «Je sais que maman nous regarde, qu’elle nous écoute, ajoute-t-il. Je suis croyant, mais pas en l’Eglise. Quand on est musicien, il y a un canal. Tu pars dans tes accords, tu ne vois plus rien. Le canal est là (il désigne l’espace au-dessus de sa tête). Moi, je reçois et je fais. De qui? Va savoir…»

Il a toujours fonctionné ainsi, talent précoce au service d’un destin. «Enfant, je voulais être connu. En lisant Salut les copains, je me suis dit vers l’âge de 14 ans, alors que je composais déjà: «Je serai dedans», célèbre ou gigolo, ricane-t-il, mais je ne travaillerai jamais. Ce n’est pas un travail, ce que je fais.»

Premier succès millionnaire

Ses parents n’y croient pas. Patrick se rebelle et quitte le foyer familial et l’ennui. Vers 18 ans, il promène son physique de mannequin en Allemagne et travaille dans une agence de Düsseldorf. Il plaît aux hommes comme aux femmes et en joue. «Je suis bisexuel, je ne m’en cache pas.»

A 21 ans, fort de son premier prix de piano au Conservatoire, des études entre 7 et 17 ans, habile à ciseler des mélodies, il est repéré par Etienne Roda-Gil et rencontre Florence Aboulker. «Elle, c’était mon mentor, ma sœur, mon agent, mon grand amour. J’avais écrit La Musica et elle m’a dit: «C’est de la merde, mais ça va vendre à millions.» Ce premier tube s’écoulera à 1,5 million d’exemplaires.

Jarre parolier, 
Balavoine choriste

Eddie Barclay le surveille. «Le prochain disque, si t’en vends pas, tu rentres en Suisse», lui signifie le boss. «J’ai compris qu’il fallait faire dans la mouvance du moment. A cette époque, le soir, je m’asseyais au piano avec un coup de rouge et hop, ça venait tout seul. Souvent, c’était des tubes.»

Juvet fait l’Olympia, côtoie les grands, Gainsbourg – «J’ai plutôt connu Gainsbarre, celui qui flanquait des baffes à sa femme» – et Hallyday. «On sortait tous les soirs et Johnny me disait: «Pourquoi tu ne me fais pas une chanson au lieu de travailler pour l’autre nain (Claude François, ndlr)?» Nous étions trop copains et ça ne s’est pas fait. Mon grand regret, c’est Barbara. Florence m’avait mis en garde: «Elle bouffe les hommes!» Barbara m’avait demandé d’écrire pour elle. On s’est loupés et en 1997 elle est morte.»
L’époque regorgeait de talents. Bien avant que l’auteur d’Oxygène ne remplisse les stades de ses shows démesurés, Jean-Michel Jarre a été parolier, notamment pour Patrick Juvet. Où sont les femmes? et Les bleus au cœur, c’est lui. «Les mots bleus pour Christophe aussi.» Juvet a eu un certain Balavoine comme choriste. «C’était un copain, on a fait un album. On était morts de rire. On écrivait, couchés par terre dans les chambres d’hôtel. C’était une autre époque. On faisait des carrières, pas comme The Voice, trois chansons et au revoir.»

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Patrick Juvet vit seul dans la capitale catalane, loin de l’agitation des Ramblas où les touristes lui demandent des selfies.

Didier Martenet/L'illustré

L’alcool et la drogue

Les artistes, déjà pressés comme des citrons, étaient gâtés: alcool, drogue et fêtes à gogo. «C’était une façon de vivre, mais sans exagérer. La preuve, je suis encore vivant.» L’entourage poussait aussi à la consommation. «Les maisons de disques nous forçaient à boire avant de passer à l’antenne. Dans la limousine, il y avait des bouteilles de scotch. On nous glissait des Quaalude dans le verre, une drogue récréative décontractante pour nous faire dire des conneries dans les talk-shows. Une fois, avec Grace Jones, j’ai raconté que j’avais ouvert la fenêtre en plein vol dans l’avion. L’animateur m’a dit: «Il est temps d’aller chanter!»

La variété française allait vite être dépassée. Juvet proposa Où sont les femmes? en 1977, un titre disco enregistré à Los Angeles. Bientôt, c’est en anglais qu’il catapulte sa carrière dans une nouvelle dimension. «En 1978, Nicoletta m’avait envoyé en vacances à New York où elle avait des copines. L’une d’elles m’a dit dès mon arrivée: «Va te coucher. On sort à 3 heures du matin.»
Il se retrouve au légendaire Studio 54, l’épicentre de la jet-set et du showbiz. «Je vois arriver une grande folle, Jacques Morali, coproducteur des Village People: «Tu es le seul capable de chanter en Amérique avec Polnareff.» J’ai répondu: «Je suis venu ici en vacances, de toute façon, je n’ai qu’une chanson.»
Le lendemain, ils entrent en studio. «J’avais une mélodie lente à faire pleurer les filles. Morali m’a dit: «Double le tempo». Il a balancé un rythme disco. Je n’avais aucune parole et il m’a suggéré: «Tu aimes l’Amérique, non?» I Love America est né comme ça. «Il avait flairé le tube.» Le single s’est immédiatement retrouvé dans les charts aux USA.

En 1982, le vent tourne. «Le disco s’est arrêté avec le sida. Par chance pour moi, il y avait des pratiques sexuelles que je n’aimais pas et j’ai échappé à ce fléau dont on ne mesurait pas les dangers.» Dans le milieu de la nuit, c’est l’hécatombe. «Plein d’amis, hommes et femmes, ont été fauchés. Les bars et les discothèques ont fermé. J’étais disco à mort et ça a cassé ma carrière.» A 32 ans, Patrick Juvet part en cure soigner sa forte dépendance à l’alcool.

La dégringolade le ramène en Europe, puis en Suisse. Juvet y aura aussi fréquenté les rock stars anglo-saxonnes installées sur la Riviera. «J’ai eu le même maquilleur que David Bowie et Mick Jagger, on sortait avec les Queen qui enregistraient au studio Mountain à Montreux. J’allais draguer pour Freddie Mercury, personne ne le reconnaissait sans les musiciens du groupe (rires).» L’évocation de ces années lui redonne le sourire et une fois encore Janine Juvet n’est pas loin. «C’est elle, la première, qui m’a fait découvrir Bohemian Rhapsody lorsque j’avais 25 ans. Il y avait ce côté classique que j’aimais et ces transitions très rock de Queen.»La chanson parle d’imaginaire et de l’impossibilité d’échapper à la réalité. Un signal pour Patrick: «J’appréhende de revenir à Aigle. C’est une épreuve. Mais après ça, c’est certain, je me sentirai vraiment bien.»

Par Dana Didier publié le 7 juin 2018 - 00:00, modifié 18 janvier 2021 - 21:00