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Pesticides: le face à face Thorens Goumaz-Chiesa

Les deux initiatives phytosanitaires soumises au peuple suisse le 13 juin prochain sont les dossiers chauds du moment. Sur le «ring» de «L’illustré», la verte conseillère aux Etats vaudoise Adèle Thorens Goumaz et le conseiller national tessinois et président de l’UDC Suisse Marco Chiesa se sont livré un «combat» acharné mais fair -play. Coup de gong!

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Face à face Thorens-Chiesa

Entre la Verte Adèle Thorens Goumaz, prêchant pour une agriculture durable et une eau potable au-dessus de tout soupçon, et l’UDC Marco Chiesa, attaché aux traditions et au bon sens paysan, l’expression «choc des cultures» prend tout son sens.

Remo Naegeli

- Pour quelles raisons défendez-vous ou combattez-vous ces deux initiatives?

- Adèle Thorens Goumaz: Je crois que plus personne ne conteste le fait que les pesticides de synthèse détruisent la biodiversité, la fertilité des sols, les pollinisateurs et génèrent des problèmes de santé publique. On en retrouve jusque dans les cheveux des enfants. La dernière étude d’une longue liste publiée la semaine passée indique que beaucoup de jeunes suisses souffrent de problèmes de fertilité liés, notamment, aux pesticides. Il est également démontré que ces produits ont un impact sur le système neurologique. En France, la maladie de Parkinson et plusieurs cancers sont reconnus comme maladies professionnelles chez les agriculteurs. S’agissant de l’eau, il faut savoir qu’aujourd’hui en Suisse, dans des régions à forte densité agricole, 1 million de personnes boivent une eau potable contenant un excès de chlorothalonil, un fongicide classé cancérigène probable par l’OMS, utilisé depuis des décennies. On ne peut pas continuer comme ça, c’est évident.

>> Lire aussi un ancien article (2020):  «La Suisse ne doit pas produire que du bio»

- Marco Chiesa: Je ne sais pas d’où Mme Thorens sort ce chiffre. Le médecin cantonal bernois dit qu’il faudrait boire 10 000 litres d’eau par jour pour avoir des problèmes. En Suisse, nous produisons et consommons de l’eau et des produits de qualité, selon des règles toujours plus contraignantes. Il faut arrêter ce discours alarmiste du genre: «Si vous tenez à votre santé, ne mangez plus de salades suisses et ne buvez plus de vins indigènes.» Au contraire, je suis très fier de nos agriculteurs qui travaillent avec des produits autorisés et homologués. Ces initiatives vont beaucoup trop loin, trop vite. Les accepter mettrait à genoux l’ensemble du secteur agricole et ses 100 000 emplois et mettrait en péril notre sécurité alimentaire, déjà l’une des plus faible au monde. De très gros efforts ont été faits en matière de réduction de l’utilisation des phytosanitaires (-40% en 10 ans). Le Conseil fédéral a mis sur pieds un plan d’action de 51 mesures visant à réduire encore leur utilisation. Le Parlement vient de valider une initiative diminuant les risques de l’utilisation des pesticides de 50% d’ici à 2027. Mettons déjà en œuvre ces différentes actions. L’application de ces initiatives conduirait, elle, à une diminution de la production et nous imposerait d’importer encore plus. Quant à la perte de biodiversité, je rappelle que l’agriculture offre environ 200 000 ha de biodiversité par année alors qu’en 2019 nous avons perdu près de 1300 ha de terres agricoles. Il est donc facile de reprocher la diminution de la biodiversité à l’agriculture.

Adèle Thorens Goumaz

«Etre durable est loin d’être un rêve. Au contraire, c’est cette perspective qui est réaliste», déclare la conseillère aux Etats verte Adèle Thorens Goumaz. 

Remo Naegeli

- A. T. G.: Les agriculteurs ne font rien d’interdit. Ils ne font qu’utiliser des produits qu’on met sur le marché et dont on s’aperçoit, après dix ou vingt ans, qu’ils laissent des empreintes toxiques. Les accuser d’être la source de tous les maux, c’est donc être très injuste et se tromper de cible. Le vrai problème, c’est la faillite du système d’homologation de ces produits, qui ne permet pas d’assurer une utilisation sans risque. La preuve, entre 2005 et 2020, pas moins de 175 produits homologués ont été retirés du marché après qu’on eut démontré leur toxicité, souvent plusieurs décennies après le début de leur utilisation.

- M. C.: Tous ces produits retirés du marché, c’est la meilleure preuve que les dossiers sont suivis de près et que nous sommes sur la bonne voie. A chaque problème décelé surgit une solution. Continuons à ce rythme et la qualité des produits, déjà élevée, s’améliorera encore. Pas besoin de faire tomber le couperet de l’interdiction, qui fera chuter les rendements de 20 à 40% selon les domaines et mettra en péril notre sécurité alimentaire. Car qui dit baisse drastique des rendements dit augmentation des prix et augmentation des importations et du tourisme d’achat. Je ne vois pas un de mes compatriotes tessinois payer 3 francs une salade coûtant 1,50 franc de l’autre côté de la frontière. D’ailleurs, mettre en place un système qui favorise les produits étrangers est contraire à la Constitution validée à 80% par le peuple, laquelle stipule que nous devons privilégier l’auto-approvisionnement.

- A. T. G.: La seule vraie question dans ce dossier, c’est: «Est-ce qu’on arrive à produire sans pesticides de synthèse et à quel prix?» Preuve en est les 7000 exploitations produisant déjà en bio dans le pays. Je précise d’ailleurs que l’initiative vise à interdire les pesticides de synthèse, pas à obliger de produire en bio, où les contraintes sont encore plus élevées. Des solutions existent pour amortir la baisse des rendements. Aujourd’hui, on met une pression de folie sur les agriculteurs afin qu’ils soient ultra-productifs. Pourquoi? Pour jeter à la poubelle un tiers de ce qu’ils produisent. Si on arrêtait ce gaspillage notamment dû au formatage des produits par le commerce détail, on résoudrait déjà le problème du rendement. Du côté des prix, le moment est venu de remettre l’église au milieu du village. Le bio est plus cher parce que les commerces de détail ont réalisé que les consommateurs sont prêts à payer plus pour avoir des produits sains. Ils abusent donc de leur position et prélèvent des marges plus importantes que sur les produits issus de la production traditionnelle. Il est là, le vrai scandale. Si l’initiative passe, la pratique sans pesticides deviendra la norme et les prix se rééquilibreront.

- M. C.: C’est un leurre. Même la production biologique a recours à des produits de synthèse pour le nettoyage et la désinfection des installations de production. Stocker des denrées alimentaires qui n’ont pas pu avoir les soins nécessaires avant la récolte et dans des installations n’ayant pas été bien désinfectées augmentera le gaspillage. Pour compenser la baisse des rendements, il faudra augmenter les importations et les surfaces cultivables. Aujourd’hui, le consommateur a déjà le choix entre bio et produits traditionnels. Mais dans dix ans, ce choix n’existera plus. Nous serons le seul pays au monde où vous ne pourrez plus acheter un produit issu d’une culture ou d’un élevage traditionnels. On nous propose des initiatives idéologiques, qui détruiront l’agriculture suisse de qualité. Sans plus aucun pesticide ni produit phytosanitaire, la sécurité même de la production ne sera plus garantie. Des exploitants risqueront de perdre toute leur récolte ou tout leur élevage faute de traitements salvateurs. Et si les prix prennent l’ascenseur, pourront-ils écouler leur production? De plus, notre souveraineté alimentaire sera d’autant plus menacée que d’innombrables exploitations, déjà lestées par de lourdes charges, mettront assurément la clé sous le paillasson.

Marco Chiesa

«Je ne crois pas que cela soit dans l’ADN des Suisses de prendre des décisions aussi radicales», explique le président de l'UDC Marco Chiesa. 

Remo Naegeli

- A. T. G.: Au contraire, accepter ces deux projets donnerait une nouvelle dynamique à tout le secteur. Je vois ça comme une chance, pas comme un coup de grâce. On sait que l’agriculture bio crée plus d’emplois que l’agriculture traditionnelle, qu’elle assure de meilleurs revenus aussi. Le bio est labellisé et fonctionne très bien. En cas de oui, la Suisse deviendrait pionnière dans des systèmes de production axés sur les nouvelles technologies durables. Pendant les dix ans que court le délai d’application, on pourrait enfin investir dans des productions propres comme la permaculture, la robotique, l’agroforesterie, l’agroécologie ou encore l’aéroponie, plutôt que dans l’agriculture traditionnelle. L’avenir appartient à ces «agritechs» qui ont un haut degré de productivité. J’ai visité une ferme équipée de cultures aéroponiques à Molondin, dans le canton de Vaud. Sa production n’est pas labellisée bio puisqu’elle est hors-sol, mais sa production, sans pesticides, est de très haute qualité, avec d’excellents rendements. En fait, l’agriculture doit se réorienter, comme la production d’énergie. Un jour, on a considéré que le nucléaire était trop dangereux et qu’il fallait passer à autre chose. Il faut soutenir les paysans dans cette transition.

- M. C.: Nos paysans font un travail extraordinaire. Laissez-les faire, ils évoluent au fil des problèmes et des solutions qui se présentent. Je préfère mille fois le pragmatisme de nos agriculteurs à l’idéologie qu’on met sur la table avec ces deux initiatives. Ce qu’elles nous proposent est un changement de paradigme complet. Notre agriculture, notre viticulture, nos élevages ont-ils des problèmes aussi graves et fondamentaux qu’il faille les régler dans l’urgence et de manière aussi brutale? Je dis non. Ces objets vont mettre des gens, des familles, un secteur dans la difficulté. Prenez l’initiative pour l’eau potable. Elle impose aux éleveurs de produire eux-mêmes pratiquement toute la nourriture pour leur cheptel. Une exigence aussi extrême n’a pas de sens. Au chapitre des pesticides, d’autres secteurs sont également concernés. Nous avons des accords avec l’OMC et je ne parierais pas qu’un oui à ces initiatives n’irait pas à l’encontre du droit international. Ce dont je suis sûr en revanche, c’est que cela irait vraiment à l’encontre de nos intérêts. Et comment des gens, parfois à quelques années de leur retraite, qui ont appliqué un mode de travail toute leur vie vont-ils s’adapter et adapter leur exploitation?

- A. T. G.: Et comment s’adapteront-ils lorsque les sols ne seront plus fertiles, que les pollinisateurs auront disparu, et alors que le cancer et la maladie de Parkinson continuent à frapper si durement? Au-delà de ces initiatives et bien au-delà du 13 juin, l’enjeu demeurera avec toute son évidence. A savoir que l’avenir appartient à une agriculture durable. Et sans une eau propre, sans des sols fertiles, sans un climat qui fonctionne, il n’y aura pas d’agriculture du tout. Quoi que vous pensiez, le temps presse. Face à cet immense défi, il n’est plus l’heure de se chamailler mais plutôt de se rassembler et d’empoigner les problèmes à bras-le-corps. Cela passera également par une politique sociale à la hauteur. Il n’y a pas si longtemps, la nourriture représentait 20% du budget des ménages. Aujourd’hui, c’est à peine 8%. Je comprends les gens qui n’achètent pas bio à cause du prix. Mais aidons-les plutôt en leur proposant des appartements abordables, des assurances moins chères, afin qu’eux aussi puissent accéder comme tout le monde à ces produits. Je comprends les agriculteurs qui ont peur du changement de leur métier. Mais soutenons-les, aidons-les à gérer cette transition plutôt que de les pousser à produire d’une manière qui, lentement mais sûrement, va à l’encontre de leurs intérêts et de nos intérêts à tous.

Adèle Thorens Goumaz et Marco Chiesa

Le lundi 26 avril, dans un hôtel voisin du Palais fédéral, Marco Chiesa et Adèle Thorens Goumaz se sont renvoyé la balle et la pomme. Lequel des deux endossera le costume de Guillaume Tell, sauveur de la nation, le 13 juin prochain?

Remo Naegeli

A vous entendre, on a le sentiment que vous, monsieur Chiesa, vous défendez un modèle du passé et vous, madame Thorens Goumaz, un rêve de bobo, si j’ose dire…

- M. C.: Est-ce que dans le passé on a fait tout faux? L’agriculture helvétique tire sa force de ses valeurs. Nos paysans travaillent avec la nature, notre pays est exemplaire dans ce sens. On peut toujours faire mieux et on fait mieux année après année, d’ailleurs. Dès lors, les changements brutaux qu’on nous propose ne s’imposent pas. Il faudra bien réfléchir avant de les accepter, être conscient qu’ils se feront au détriment de nos paysans et en faveur de l’étranger.

- A. T. G.: Je ne défends pas un rêve mais la réalité de 7000 producteurs qui travaillent déjà sans pesticides de synthèse. Etre durable est loin d’être un rêve, au contraire, c’est la seule perspective qui est réaliste. Détruire les bases mêmes de notre agriculture, altérer notre santé et croire que nous pouvons continuer comme ça, c’est cela, le rêve? Pour moi, c’est plutôt un cauchemar.

Un pronostic?

- M. C.: C’est difficile à dire, mais je ne crois pas que cela soit dans l’ADN des Suisses de prendre des décisions aussi radicales. Il y aura peut-être un Röstigraben, mais pas entre les régions linguistiques, entre villes et campagnes. Je pense que, comme c’est le cas pour toutes les initiatives, ce sera compliqué d’obtenir la majorité des cantons. Nous allons travailler afin de préserver la souveraineté de notre pays.

- A. T. G.: Il est périlleux de livrer un pronostic. Dans cette campagne aux accents parfois virulents, le conflit interne au monde paysan, qui oppose d’un côté les agriculteurs traditionnels et l’agrochimie et, de l’autre, les paysans bio, les petits paysans et les écologistes, me rend triste. Avoir face à moi des paysans que j’ai toujours défendus et que je défendrai toujours, me fait souffrir. Il est encore temps de dépassionner ce débat. Les femmes paysannes et issues des milieux ruraux ont adressé un manifeste, que j’ai aussi signé, demandant que le niveau de violence de cette campagne redescende et que cessent les déprédations comme celles auxquelles nous avons assisté ces derniers temps (les pneus d’un épandeur d’un agriculteur favorable aux initiatives ont été crevés il y a deux semaines à Villars-Bozon (VD), ndlr). C’est mon vœu le plus cher.


De quoi parle-t-on? 

Initiative «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse»
L’initiative vise à interdire l’utilisation de tout pesticide de synthèse. Bannies également toutes les denrées alimentaires, importées ou pas, qui en contiendraient, excepté en cas de pénurie grave, de menace sur l’agriculture, la nature ou les hommes, d’ici à la fin du délai d’application. Passé cette latence, les mêmes règles s’appliqueraient aux produits d’importation. L’initiative ne concerne pas les pesticides biologiques, mécaniques, électriques et thermiques.
Délai d’application de la loi en cas d’acceptation: dix ans à compter du 13 juin.

Initiative «Pour une eau potable propre»
Les paiements directs continueraient à être versés à deux conditions: que l’exploitant renonce à utiliser des pesticides de synthèse et qu’il nourrisse son bétail ou son élevage avec le fourrage et les denrées produits dans son exploitation. Il serait néanmoins possible d’acheter du fourrage local ou de constituer des pools régionaux. Bannies également les subventions accordées aux exploitations administrant à leurs animaux des antibiotiques à titre préventif. Enfin, les productions requérant l’administration régulière d’antibiotiques verraient elles aussi leurs paiements directs supprimés.
Délai d’application de la loi en cas d’acceptation: huit ans à compter du 13 juin. 

Marco Chiesa et Adèle Thorens Goumaz

Les deux parlementaires se quittent dos à dos.

Remo Naegeli
Par Christian Rappaz publié le 7 mai 2021 - 09:09