- Pourquoi avoir pris autant de temps avant de décider de ne pas vous représenter?
- Philippe Leuba: Je souhaitais prendre ma décision ce printemps. Mais c’est une décision lourde qui demande de la sérénité. Or j’étais accaparé par les conséquences économiques de la crise du covid. Il m’apparaissait indécent de me pencher sur mon petit avenir personnel face aux difficultés économiques traversées. J’ai donc différé cette décision et entamé une réflexion dès le mois de juin.
- C’est une décision difficile?
- C’est en tout cas une des rares décisions politiques véritablement personnelles. J’y ai associé exclusivement mon épouse. J’ai reçu des appels très majoritairement en faveur d’un nouveau mandat. Mais je n’ai tenu compte, j’insiste, que de l’avis de notre couple. J’ai l’immense chance d’avoir une femme et deux enfants qui, depuis quinze ans, ont consenti aux sacrifices découlant de cette fonction et de la manière avec laquelle je l’exerce. A aucun moment ma femme ne m’a dit: «Je divorce si tu te représentes.» Mais j’ai perçu combien les sacrifices demandés devenaient pénibles. Ma fille m’a par exemple dit un jour: «Papa, tu n’es jamais à la maison et, quand tu es là, tu es complètement crevé.» Elle avait raison.
- C’est quoi, la manière Philippe Leuba?
- Chaque conseiller d’Etat a son style. Moi, je fonctionne à la passion. Dans l’arbitrage de football, je fonctionnais déjà à la passion. C’est mon carburant. Mais c’est dévorant. Je ne parviens pas à réfréner mon niveau d’engagement. Mon conseiller personnel, Denis Pittet, a pris un jour en main mon agenda pour me bloquer deux demi-journées par semaine sans engagement, pour que je puisse rester au bureau étudier des dossiers sereinement, voire partir à 5 heures de l’après-midi pour voir ma famille. Cela n’a pas fonctionné une seule semaine!
- Vous ne savez pas dire non?
- C’est un poste extrêmement sollicité. Et les départements que j’ai dirigés exigent une présence sur le terrain, ce qui est à la fois une chance et un poids.
- Mais vous avez des chefs de service et des dizaines de subordonnés que vous pouvez déléguer.
- J’ai d’excellents chefs de service. Je le dis d’autant plus volontiers que j’étais critique vis-à-vis de l’administration quand j’étais député. Mais même avec la meilleure administration du monde, vous ne dirigez pas correctement un département via les rapports qu’elle vous prépare. Il faut aller voir sur place. Notamment dans le monde agricole et dans le monde de l’entreprise.
- Un exemple de cette nécessité de présence sur le terrain?
- La réfection d’un chemin AF, un chemin «amélioration foncière». Cela fera sourire les gens qui se disent qu’il ne s’agit que d’un truc administratif. Mais si vous n’allez pas tourner vous-même autour de la moissonneuse-batteuse, au bout du chemin AF, pour vérifier que ce chemin n’est pas assez large, vous ne pouvez pas comprendre. Même remarque avec les fusions de communes: il faut aller voir les municipaux concernés sur place. Sinon, des questions comme le taux d’imposition ou même le règlement des cimetières ne se résoudront pas rapidement.
- Vous pouvez pourtant convoquer ces interlocuteurs à Lausanne?
- Ce serait une grosse faute! En allant sur place, cela prend un temps fou, mais on règle la moitié du problème. J’avais un collègue, dans une législature précédente, qui me disait: «Ils n’ont qu’à venir à Lausanne.» Il s’agissait de la rénovation ou non de la traversée d’un village, en l’occurrence une route cantonale. Tant que vous n’avez pas vu par vous-même la profondeur des nids-de-poule, il est impossible de trancher.
- Mais un fonctionnaire compétent est tout aussi capable que vous, si ce n’est plus, de mesurer la profondeur de nids-de-poule sur une route!
- Mais cela ne me dira rien! Je ne suis pas ingénieur en génie civil, mais j’ai un permis de conduire et je peux mesurer la dangerosité d’un nid-de-poule. Je vois le syndic en allant sur place, je parcours toute cette route avec lui et je constate qu’on ne peut pas faire autrement qu’engager des moyens pour rénover le revêtement. Cette municipalité était désemparée en étant coincée entre un plafond d’endettement maximum et un Service des routes qui l’obligeait à entretenir cette route. Face à ce qui était de visu une urgence, j’étais convaincu qu’il fallait trouver une solution à ce plafond d’endettement.
- Et puis il s’agit d’être réélu. Il faut montrer qu’on est présent, non?
- Oui, mais ce souci-là ne m’a jamais poursuivi. Cela dit, vous avez raison, vous êtes non seulement très exposé médiatiquement mais aussi réélu ou non par tout le monde, par votre coiffeur, votre boulanger, votre kiosquière. Et chacune et chacun se dit: «Machin, je le veux encore ou je ne le veux plus.» Un échec électoral, c’est douloureux. On le prend comme une sorte d’ostracisme, une expulsion de la cité. Et ce rejet n’est pas toujours motivé par des raisons objectives. Churchill disait qu’il suffisait de parler cinq minutes avec un électeur pour réaliser que la démocratie est absurde.
- C’est politiquement incorrect, cette citation de Churchill!
- La question n’est pas de savoir si c’est correct, mais de savoir si c’est vrai. Et ce qui est vrai, c’est que la subjectivité a une grande part dans les choix des électeurs.
- Et vous auriez très mal vécu un échec électoral en dépit de votre côté dur à cuire?
- Oui. Cela dit, j’ai la chance d’avoir vingt-deux ans d’arbitrage de football derrière moi. J’ai commencé à 18 ans. C’est une sacrée école de vie de se lever le matin pour aller sur un terrain de foot pour s’y faire engueuler, voire menacer par des gens pas forcément au fait des règles du football. Cela vous apprend à résister aux pressions, cela relativise la course à la popularité tout en vous renforçant face à l’impopularité.
- Un souvenir d’arbitrage marquant à cet égard?
- Au tout début de notre relation, ma femme m’avait fait la surprise de venir me voir arbitrer un match de Servette à Genève. A la fin du match, à la sortie du vestiaire, elle me demande si je me sens bien. Parce que, me dit-elle, elle était assise derrière un spectateur qui n’avait pas cessé de crier «Couillon de Leuba», «Cours un peu», etc. Ma femme, qui ne vient pas du monde du sport, était stupéfaite. Elle m’avait demandé si j’avais vraiment du plaisir à faire ça. L’arbitrage vous convainc que la popularité est un maître infidèle et ingrat. Si ne vous cherchez qu’à plaire dans l’arbitrage, vous ne terminerez pas le match, car des décisions subjectives affaibliront votre autorité et donc la confiance que vous inspirez. C’est pareil en politique.
- Vous êtes le dernier représentant d’un conseiller d’Etat à la vaudoise, avec un accent vaudois décomplexé, avec un côté dynastique vu que votre père fut lui aussi conseiller d’Etat. Votre départ en juin 2022 signe-t-il la fin d’un esprit, d’une culture, d’un ancien monde?
- N’exagérons rien! Disons que je suis une forme d’incarnation possible de ce canton. Je suis aussi le dernier conseiller d’Etat élu sous l’étiquette libérale, avant la fusion des radicaux et des libéraux. Je suis enfin un terrien. La viticulture a beaucoup pesé dans mon identité.
- Pour en revenir à votre décision de ne pas vous représenter, êtes-vous favorable au projet de votre parti de limiter le nombre de mandats au gouvernement à trois?
- Je crois plutôt qu’il faut qu’une assemblée de parti ait le courage de dire non à un candidat qu’elle estime trop vieux ou depuis trop longtemps en poste.
- Peut-on déduire de ce que vous dites que vous craigniez justement d’être recalé par votre parti au moment de sa désignation des candidats?
- Absolument pas! Et je ne suis jamais, je dis bien jamais, intervenu en coulisses pour influencer la décision de mon parti.
- Quand même un ou deux petits coups de téléphone?
- Rien! Nada! Je le répète: j’estime que c’est une question de courage au moment de l’assemblée de parti. Le vrai courage, ce n’est pas de se réfugier derrière une norme, un nombre de mandats maximum. Dans ce débat du renouvellement, du dégagisme, il n’a jamais été question de reproches politiques. Personne n’a jamais dit: «Machin fait mal son boulot.» Le seul argument, c’est: «On veut des têtes nouvelles.»
- Ces voix au sein du PLR vaudois en faveur de nouvelles têtes répondent selon vous d’abord à des envies cosmétiques, de jeunisme?
- Ce que je trouve important, c’est de savoir si la future ou le futur conseiller d’Etat a les compétences nécessaires. On n’est pas dans Top Models, où il faut rajeunir le casting juste pour l’audience. C’est fou de devoir le rappeler: il s’agit de gérer une collectivité et de prendre des décisions lourdes. Que la candidate ou le candidat ait 20 ou 50 ans, je m’en moque. Ce qui m’importe, ce sont ses compétences et sa vision.
- Vous allez vivre de votre rente d’ancien conseiller d’Etat?
- Vous me voyez devant la télé avec une bière dans une main et la télécommande dans l’autre? Je compte trouver un poste passionnant dans le sport ou dans l’économie. Mais pour l’instant je n’ai rien, car on ne peut pas chercher du boulot avant d’annoncer son départ.
- Les trois décisions que vous avez prises durant ces quinze ans dont vous êtes le plus fier?
- Décrocher les Jeux olympiques de la Jeunesse. Deuxièmement, sauver la filiale de Novartis à Prangins, c’est-à-dire sauver 330 places de travail qui, aujourd’hui, se montent à un millier. L’élément déterminant était d’avoir réussi à faire venir à Lausanne le conseiller fédéral Schneider-Ammann, qui connaissait personnellement Daniel Vasella, le CEO de Novartis à l’époque. Et le troisième point, c’est la politique agricole cantonale que nous avons mise en place et qui est saluée dans tout le pays.
- Alors revenez sur votre décision et représentez-vous!
- Cela pourrait être le titre de votre article, mais je ne reviendrai pas sur ma décision. Cela dit, à quel âge de Gaulle et Churchill ont-ils entamé leur dernier mandat (75 et 76 ans, ndlr)?
- Votre comparaison est un tantinet immodeste, si je peux me le permettre, Monsieur le conseiller d’Etat.
- Vous avez parfaitement raison!