C’est une troisième vie qui commence. La première fut celle des combats pour la protection de la nature, la deuxième celle de l’épanouissement philosophique en dépit de plusieurs cancers. Aujourd’hui, à 69 ans, au sortir d’une quatrième opération au cerveau qui s’ajoute à six autres interventions lourdes, voici venu le temps de la sagesse, des dernières années, de «l’accomplissement», comme il dit lui-même. «J’avais déjà la conviction qu’un être humain a un rôle à jouer dans le monde. Aujourd’hui, j’y ajoute une certaine humilité en nous considérant comme simples membres de la grande famille écospirituelle du vivant. Cette conviction relativise, voire supprime la peur de la mort.»
Des mésanges bleues ont élu domicile dans le nichoir qu’il a installé à la fenêtre de la cuisine de sa maison, à Russin (GE). Et cela l’enchante. Ce qu’il a perdu en vivacité, Philippe Roch l’a regagné en sérénité et en capacité d’émerveillement. «J’apprécie plus que jamais cette existence d’ermite bien entouré», se réjouit-il.
Il a certes dû se résoudre à confier ses quatre brebis (il en a eu jusqu’à trente) et ses deux jeunes béliers à un ami paysan et ne conserver que quelques poules et un très beau coq épargnés par un renard obstiné. Mais s’il a ajusté l’intendance de son petit domaine à son état de santé, ce docteur en biochimie a aussi eu l’enthousiasme de faire aménager un grand étang et de faire planter des arbres fruitiers au milieu d’une prairie maigre. Son coin de nature sera donc plus naturel que jamais.
Cette organisation allégée lui permettra, malgré la fatigue, d’ajouter d’autres bouquins à une œuvre déjà respectable. Il est notamment très fier du dernier petit opus en date, «Ma spiritualité au cœur de la nature» (Ed. Jouvence), sorte de mode d’emploi de méditation en plein air, avec des exercices pratiques et une prière universelle. «Je suis très heureux que ma prière ait été lue deux fois dans un temple protestant», précise-t-il.
L’école spirituelle de Philippe Roch est si œcuménique qu’elle transcende même le Röstigraben: une équipe de la télévision alémanique vient de tourner avec lui dans les forêts de Romainmôtier (VD) un sujet pour l’émission «Sternstunde Philosophie».
Flirts
Sa deuxième vie, celle de philosophe, avait d’une certaine manière commencé par une chute de cheval en mai 2007. Philippe Roch était tombé inanimé lors d’une séance d’équitation. C’est à son réveil à l’hôpital qu’on l’informera de sa tumeur au cerveau. Les douze années qui suivront seront souvent marquées par des épreuves de santé qui iront en empirant ces deux dernières années.
Mais ce survivant se dit avant tout reconnaissant envers ces flirts avec la mort: «Il m’arrive des trucs assez géniaux sur le plan spirituel, une sorte de grande réconciliation avec les Eglises classiques. Je suis indépendant vis-à-vis des religions, mais ma vision désormais plus profonde spirituellement m’a permis de nouer des contacts intenses avec deux cheikhs soufis, avec un curé catholique, avec une pasteure.
Accomplissement
Ce qu’il me reste à faire ces prochaines années, c’est un accomplissement. J’ai encore une vie avec des hauts et des bas, avec des moments d’intensité émotionnelle et intellectuelle. Or j’ai vraiment envie de m’éteindre avec le sentiment d’avoir fait le tour. Je crois que je n’en suis pas loin.»
Les aspects pratiques de cette troisième vie sont en tout cas réglés d’entente avec ses enfants, avec qui il entretient des relations d’une parfaite complicité. Sa fille, Léa, 23 ans, vient de réussir sa troisième année d’études de vétérinaire à Berne, et son fils aîné, Vincent, 40 ans, est diplomate à Abou Dhabi. Tous deux n’auront qu’à «presser sur un bouton» quand la mort l’emportera: le père a préorganisé ses funérailles. «Au fond, il n’y a qu’une chose que je regrette quand je passe en revue ma vie: c’est de n’avoir pas eu une vie de couple équilibrée et heureuse sur la durée. Si je pouvais rajeunir de trente ans, je ferais mieux.
Mais sur le plan de l’amour au sens large, c’est-à-dire cette force universelle que j’associe au respect, là, je crois avoir réussi. Surtout ces dernières années. Les personnes que j’aime sont beaucoup plus nombreuses qu’autrefois. La plupart sont des gens nouveaux, notamment des gens qui viennent méditer ici, à Russin. J’ai reçu des centaines de mots d’encouragement lors de chacune de mes opérations. Toute cette bienveillance est un bonheur.»
Tumeur têtue
D’autres que lui auraient sans doute sombré ou se seraient épuisés en révoltes. Philippe Roch a apprivoisé ces épreuves, appris à ne pas se laisser dominer par elles. Ainsi, à la suite d’une infection postopératoire, il s’est fait enlever un gros morceau d’os sur le côté droit du crâne, là où les neurochirurgiens des HUG lui avaient pour la troisième fois ôté cette fichue tumeur qui s’entête à repousser tous les cinq ans. Mais pas question de reboucher le trou tout de suite avec une greffe de la pièce en plastique, fabriquée par une imprimante 3D.
Cette cinquième opération, ce sera à la fin de l’été: «J’avais trop envie de profiter de la nature, même au risque de me planter une branche d’arbre dans le cerveau», plaisante-t-il avec un brin d’humour noir. Et s’il a aussi perdu dans la dernière opération la moitié de son champ de vision, il se réjouit surtout de la moitié qui lui reste: «Je m’attendais à me réveiller aveugle ou gaga, alors je ne vais pas me lamenter.»
Il faut dire aussi que les coups durs, les coups bas, les coups de Jarnac, cette forte personnalité a depuis longtemps appris à les encaisser. Ne citons que la plus spectaculaire démonstration d’hostilité qu’il ait dû affronter. C’était en 1992. Le Conseil fédéral venait de le nommer au poste de directeur de l’Office fédéral de l'environnement (OFEV). Après avoir dirigé avec punch le WWF Suisse, la nomination du Genevois avait affolé la droite. Soixante et un parlementaires, considérant ce choix comme une «erreur psychologique» du Conseil fédéral, avaient exigé le retrait de cet homme «extrêmement militant et unilatéral».
Tenir le coup
Le conseiller fédéral Flavio Cotti avait tenu bon face à la fronde. Et l’écologiste, avec son goût du débat public, allait ainsi devenir le seul directeur d’office fédéral dont le peuple suisse ait retenu le nom. «J’ai été régulièrement attaqué durant les treize ans pendant lesquels j’ai dirigé l’office. Mais pour moi, c’était une raison supplémentaire pour tenir le coup», disait malicieusement Philippe Roch pour expliquer sa démission en décembre 2004. La maladie aussi l’a convaincu de tenir le coup.
Les trois vies de Philippe Roch coexistent encore: «J’ai eu une déception en début d’année liée à ma position contre les éoliennes, nous avoue cet écologiste impénitent. J’ai écrit à Mme Sommaruga, que je connais bien, car nous avions travaillé ensemble quand elle était conseillère nationale. Je lui ai fait part de mes réserves par rapport à cette énergie coûteuse, inefficace et destructrice de nos plus beaux paysages. Je lui ai demandé un rendez-vous de trente minutes pour lui exposer mon point de vue. Elle m’a répondu qu’elle n’avait pas le temps et m’a renvoyé auprès de son chargé des éoliennes de l’Office fédéral de l’énergie. Or je voulais justement la rendre attentive à l’aveuglement de ces personnes qui militent sans esprit critique en faveur de cette forme d’énergie. J’ai été très déçu qu’elle m’évacue ainsi.»
Déception de courte durée. Le sage de la troisième vie reprend le dessus: «Si je parviens à surmonter ces épreuves de santé, c’est grâce à la bienveillance. La bienveillance envers soi et envers les autres, c’est une extraordinaire recette de bien-être. Cela apaise tout.»
L'éditorial: Courageux comme un Roch
Par Philippe Clot
Depuis Platon, on distingue quatre vertus cardinales: la prudence, la maîtrise de soi, la justice et le courage. Mais quelle est la vertu qui manque le plus aujourd’hui, 2500 ans après Platon? Le courage justement. La prudence et la maîtrise de soi sont devenues des qualités à faible coût, très pratiquées en Suisse où le consensus, la modération, le conformisme, le suivisme pour ne pas dire la platitude favorisent le succès professionnel ou politique. Quant à la justice, c’est une vertu dont il est plus difficile que jamais de distinguer les contours tant sa définition et son remodelage ont été laissés aux seuls juristes et à leur jargon.
Il reste donc le courage. Le courage de dire non, de dire oui, de donner son avis, de réfuter l’opinion dominante, d’asséner une vérité qui fait mal ou de renoncer à un pieux mensonge. Le courage est une vertu désormais galvaudée: on l’attribue aujourd’hui à des sportifs millionnaires ou à des concurrents de jeux télévisés dont l’héroïsme consiste à rester debout sur un poteau planté en mer plus longtemps que ses valeureux voisins. Mais en cherchant bien, il existe encore des courageux, des vrais. Philippe Roch par exemple.
Durant toute sa carrière d’écologiste, le Genevois a défendu la nature silencieuse face à de bruyants et parfois agressifs groupes d’intérêt. Cet esprit indépendant n’a pas craint non plus de faire enrager la gauche bien-pensante en soutenant, par esprit de logique écologique, l’initiative Ecopop. Parfait connaisseur de ses dossiers, il a encore osé, au prix de son confort personnel, contredire ses conseillers fédéraux de tutelle. Aujourd’hui, c’est la maladie et son inéluctable issue qu’il affronte avec la même vaillance. Il est donc superflu de lui souhaiter bon courage.