- La BNS a engrangé 26 milliards de bénéfices en 2021. Réalise-t-on ce que cela représente?
- Pierre-Yves Maillard: Bien sûr que non. Autour de la BNS, il y a quelque chose qui passe en dessous de la ligne de flottaison du débat public. C’est clair. A commencer par les sommes elles-mêmes. Comme si on voulait nous faire croire que ce n’est pas du vrai argent.
- A l’image d’un disque rayé, la BNS ressasse le même discours, pourtant ses réserves ont bondi…
- Il s’est produit un changement absolument radical ces dix dernières années: le bilan de la BNS, qui était toujours relativement stable, autour de 150 milliards, atteint maintenant 1000 milliards! Et toute société de capitaux qui place de l’argent, même en plaçant de manière très conservatrice, fait sur le long terme au moins 2% de profits. On sait donc que, structurellement, la BNS présentera chaque année un bénéfice de 20 milliards. C’est une nouvelle donne.
- L’Union syndicale suisse, que vous présidez, soutient que cette manne de 26 milliards pourrait profiter à chacun(e) d’entre nous…
- Oui, ce bénéfice d’une seule année, s’il était redistribué, suffirait à couvrir les besoins de l’AVS pour environ vingt ans! L’économie suisse est florissante. Elle a mieux résisté que ses voisines à la crise bancaire de 2008, en partie grâce à nos bonnes vieilles banques cantonales qui, contrairement aux grandes banques privées, se sont moins exposées sur les marchés spéculatifs, notamment l’immobilier américain qui a fait tant de mal. Aujourd’hui, une partie de la richesse que produit l’économie suisse se trouve stockée à la BNS. Non seulement les Suisses, dans leur immense majorité, n’en profitent pas, puisqu’elle ne se traduit ni en hausse des salaires, ni en hausse de l’épargne pour tous, mais en plus ils s’appauvrissent comme futurs rentiers.
- Le principe d’une redistribution de cet argent n’est-il pas garanti?
- La Constitution suisse le dit clairement: les bénéfices de la BNS sont redistribués pour deux tiers aux cantons, le reste va à la Confédération.
- Oui, sauf que les sommes sont plafonnées, indépendamment du montant des bénéfices de la BNS!
- C’est juste. Ces dernières années, 100 milliards n’ont pas été redistribués. Pourquoi cet argent ne revient-il pas? Là, ça sent la manœuvre. Je le pense. Durant les premières années qui ont suivi la crise de 2008, l’économie suisse d’abord redémarre. Mieux, elle flambe. La BNS commence à faire de gros bénéfices, mais elle dit aux cantons: «Attention, prudence, c’est une année exceptionnelle. Ne vous emballez pas! Si on vous donne plus d’argent, vos parlements vont le dépenser et, dans deux ans, il n’y aura plus rien et vous serez dans les problèmes…»
- Ce discours-là est-il encore audible aujourd’hui?
- Non, on ne peut plus l’entendre. Il n’en reste pas moins qu’injecter beaucoup plus que 4 milliards dans les budgets publics cantonaux serait délicat. Un problème de gestion se pose. Si, au lieu de recevoir quelques dizaines de millions, un canton en recevait des centaines, il aurait une difficulté improbable.
- Il ne les utiliserait pas?
- Il en placerait probablement l’essentiel sur le compte épargne de l’Etat à la banque cantonale et celle-ci lui facturerait des taux négatifs. Cet argent lui coûterait! Du coup, les cantons se sont mis d’accord pour dire à la BNS de garder le gros du bénéfice dans ses comptes.
- Vous donnez l’exemple de Vaud, d’accord, mais des cantons moins florissants comme le Jura ou Neuchâtel seraient sûrement ravis de toucher davantage de la BNS, non?
- Ce n’est pas certain. Ils craignent que les choses ne se gâtent à l’avenir et de recevoir un cadeau empoisonné. Leurs majorités craindront de lancer une politique publique de grande ampleur, à l’image de celle des subsides LAMal que verse l’Etat de Vaud à ses administrés quand leur prime moyenne représente plus de 10% du revenu net d’un ménage, et de ne pas pouvoir la financer sur la durée.
- A vous entendre, le discours de prudence serait donc toujours fondé?
- Non, maintenant que la BNS réalise régulièrement des bénéfices record, il n’est plus fondé. Et la tendance va se poursuivre, ou alors ils ne croient plus au capitalisme. Si tel est le cas, il faut que le Conseil fédéral déclare qu’il ne croit plus au capitalisme. Ce serait un scoop!
- Quand Thomas Jordan, président du directoire de la BNS, laisse entendre qu’il serait dangereux de renflouer l’AVS avec les excédents de l’institution qu’il dirige, ça vous inspire quoi?
- Cet argent est censé revenir aux cantons. Jusqu’à présent, M. Jordan n’a pas encore proposé de modifier la Constitution pour annuler ce principe. S’il était conséquent, il devrait le demander. Parce que si c’est dangereux pour la politique monétaire de financer les dépenses de l’AVS avec les bénéfices de la BNS, ça l’est tout autant de financer les tâches de l’Etat. De fait, le vrai risque est là. On nous prépare à l’idée que cet argent puisse ne plus être distribué.
- Et selon vous, c’est ce qui va se passer?
- C’est déjà en cours! A l’origine, l’idée de créer un fonds pour «distributions futures de bénéfices» a été pensée comme un fonds de régulation. On met de côté 10 à 20 milliards pour que, si jamais il y a une année où l’on ne peut pas garantir les 4 milliards pour les cantons, on puisse puiser là-dedans. Au début, ça semblait intéressant. Mais quand la réserve atteint 100 milliards, plus rien ne justifie de retenir cet argent. Ces fonds ont beau se trouver dans les comptes de la BNS (à la demande des cantons), ils ne lui appartiennent plus.
- La BNS chercherait-elle à se les octroyer?
- L’idée suit son chemin, pourtant, c’est illégal et contraire à la Constitution!
- Afin de garantir le financement de l’AVS, vous réclamez qu’une partie de ce bénéfice y contribue à titre exceptionnel, c’est juste?
- Ce qu’on dit, c’est que le niveau de bénéfices de la BNS est tel qu’il ne peut plus être absorbé par les cantons et la Confédération. Il se trouve qu’on a un problème sérieux qui est le financement de nos retraites: utilisons cet argent pour ça! Avec cette ressource et quelques adaptations modestes des cotisations, il est aussi possible de financer une treizième rente, comme nous le demandons. Notre initiative sur la BNS demande le versement intégral de la somme induite par les taux négatifs. Il s’agit de 12 milliards, à verser sans délai au fonds AVS. Cela ne peut pas poser problème pour la politique monétaire. Et puis pour le reste, il y a 100 milliards à distribuer. Si la BNS veut limiter le débit à quelques milliards par an pendant vingt ans, au motif de protéger notre politique monétaire, alors soit. Dont acte. Le potentiel minimal est de 2 à 4 milliards par an durablement en plus du stock des taux négatifs.
- Cette solution BNS peut-elle convaincre une majorité de Suisses?
- Nous sentons un très fort soutien à cette idée. Et nous voulons montrer qu’on peut tenir les promesses faites dans les années 1970. La Suisse est tellement plus riche aujourd’hui, globalement. Au tournant des années 1970, les Chambres fédérales ont voté deux réformes qui ont permis de doubler les rentes AVS. Personne ne s’en souvient, mais ils ont osé! Ils voyaient très bien que l’espérance de vie augmentait et que la natalité baissait, mais ils ne se sont pas dit que si on vivait plus longtemps, on devait travailler plus longtemps. Pas du tout. Après avoir baissé l’âge de la retraite des femmes de 65 à 62 ans, ils ont doublé les rentes AVS! Il n’y a même pas eu de bataille gauche-droite. C’était unanime.
- Qu’est-ce qui a changé depuis: le pouvoir de l’argent-roi?
- C’est ce poison des esprits qu’est le néolibéralisme. Quand on laisse le système fonctionner, il accumule, il accumule, mais chez ceux qui ont déjà. A l’inverse, celui qui n’a rien bosse, se tue à la tâche, paie ses factures et n’a toujours rien à la fin. La dynamique du capitalisme est implacable: le capital génère de la richesse. Ce sont des mécanismes comme l’AVS qui assurent un peu de répartition.
- La crise du covid ne devait-elle pas nous offrir une occasion unique de changer les choses?
- Au début de la pandémie, certains discours, que je trouvais un peu naïfs, prédisaient qu’on allait consommer local, partager les richesses, que les métiers essentiels, enfin identifiés, seraient revalorisés… C’est le contraire qui se produit! Si les gens ne s’organisent et ne se mobilisent pas dans la durée, avec les syndicats, rien ne changera. Il faut maintenant que les Suisses se bougent!
- Croyez-vous à une forte mobilisation?
- Par chance, en Suisse, on a la démocratie directe. Cette crise est en train de produire l’exact contraire des attentes initiales. Pour commencer, on va augmenter l’âge de la retraite des femmes. Par quatre membres contre trois, le Conseil fédéral soutient l’initiative des Jeunes PLR. C’est un secret de Polichinelle. Que demandent les Jeunes PLR? Retraite à 66 ans pour tous, tout de suite, et ensuite mise en œuvre d’un mécanisme qui induit une augmentation de l’âge de la retraite en fonction de l’espérance de vie. Si, dans les années 1970, ce système avait été mis en place, on toucherait l’AVS à 71 ans et les rentes seraient deux fois plus basses! Vous imaginez? Avec une BNS qui a 100 milliards disponibles…
- Lorsqu’il a fallu sauver l’UBS, la Confédération a été généreuse. Aujourd’hui, il s’agit de financer les rentes AVS de tout le monde et…
- Il n’y a plus personne! Avec la réforme actuelle, on tape sur les femmes. On peut calculer comme on veut, dès la mise en place de cette nouvelle loi, les femmes recevront 800 millions de francs de moins de rentes AVS par an! C’est cela la réponse de la droite à la grève des femmes de 2019? Vous vous êtes mobilisées à 800 000 dans la rue, on enlève 1000 francs à chaque manifestante par an? J’ai fait le calcul: ces 800 millions d’économie réalisés sur le dos des femmes représentent 11 jours du bénéfice 2021 de la BNS.
- Y a-t-il néanmoins encore une chance pour que la crise du covid finisse par profiter à tous?
- Cela n’ira pas tout seul. Le moment est venu de se battre pour l’AVS! Les vraies réformes se jouent maintenant, sous le vacarme covid. Bougeons-nous!
Citoyen
16.03.1968
Marié et père de deux enfants, Pierre-Yves Maillard est né à Lausanne. Après des études de lettres, il enseigne (français, histoire, géo) au secondaire. En politique, il devient en 2007 le premier conseiller d’Etat socialiste de l’histoire vaudoise à être élu au premier tour. Vice-président du PS suisse de 2004 à 2008, il postule sur un ticket à deux au Conseil fédéral en 2011. Il est conseiller national.
Syndicaliste
01.12.2018
Ancien secrétaire régional du syndicat FTMH Vaud Fribourg, Pierre-Yves Maillard préside l’Union syndicale suisse (USS).