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«Si je pouvais, je ramènerais Annette de l’EMS à la maison»

Alors que les visites en EMS sont désormais interdites en Valais, des résidents romands et leurs proches se confient sur leur ressenti face à cet isolement qui les laisse désemparés, oscillant entre désarroi et incompréhension.

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«Avec 65 ans de mariage, on a vécu plus ensemble que séparés!» dit Louis Rausis chez lui avec la photo de son épouse Annette et son chien Athos. Julie de Tribolet

«Lui enlever les visites, c’est la priver d’espoir»

Louis Rausis, 86 ans, Choëx (VS).

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«Avec 65 ans de mariage, on a vécu plus ensemble que séparés!» Louis Rausis chez lui avec la photo de son épouse Annette et son chien Athos. Julie de Tribolet

L’interdiction des visites dans les EMS valaisans est tombée jeudi dernier. Heureusement, la veille, l’alerte octogénaire a pu encore voir sa femme Annette, 87 ans. «Personne ne peut se rendre compte comme c’est dur, je n’arrive pas à me dire qu’on va être à nouveau séparés. A notre âge, chaque jour compte!» Louis Rausis avait dû se résoudre à mettre son épouse en institution en novembre 2019 car elle souffre de la maladie d’Alzheimer et d’épisodiques crises de démence. «Elle tombait souvent, cela devenait de plus en plus difficile de la garder à la maison, mais ça a été encore plus difficile de la mettre en EMS. Surtout que la première interdiction de visites est arrivée quatre mois plus tard. Et voilà que ça recommence!»

Louis Rausis a les mains qui tremblent et le regard qui se trouble. Il a souvent des crises de larmes en évoquant cette séparation. «L’équipe de l’EMS des Tilleuls à Monthey, où vit mon épouse, est formidable, elle doit obéir aux consignes, protéger les résidents, mais ce qui me fait de la peine, c’est que ma femme est isolée à cause de la maladie. Elle ne parle plus au téléphone, elle ne s’est liée avec personne. Sa famille est son seul lien, je lui rendais visite tous les jours, pour qu’elle sente ma présence, d’ailleurs elle ne me lâchait jamais la main. Avec soixante-cinq ans de mariage, on a vécu plus ensemble que séparés!»

L’ancien policier municipal, qui fut aussi l’un des ouvriers de la Grande Dixence, l’affirme sans ciller: «Si je pouvais, je la ramènerais à la maison et j’engagerais une infirmière!» Brigitte et Maria, ses filles, tentent de réconforter leur père, la première s’insurge à son tour contre la situation. «Ma belle-mère de 98 ans est aussi en EMS. Elle a été testée positive au virus mais ne présente que de légers symptômes. A son âge, comme à celui de ma maman, lui enlever les visites, c’est la priver d’espoir, des derniers instants de bonheur!»

Louis, ses quatre enfants, 11 petits-enfants et 17 arrière-petits-enfants espèrent que des espaces de rencontre protégés vont être très vite aménagés dans les établissements du canton, plus vite que lors de la première vague. Pour favoriser ce précieux contact familial. Une question d’humanité.


«Si cela recommence, je porterai plainte contre les autorités»

Marie-Claire Dewarrat, 71 ans, Châtel-Saint-Denis (FR).

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«Je ne supporterai pas une nouvelle interdiction de visites.» Marie-Claire Dewarrat et son époux Pierre, en EMS depuis treize ans. Julie de Tribolet

Ces jours-ci, Marie-Claire Dewarrat peut de nouveau rendre visite à son époux Pierre, 83 ans, dans l’EMS Maison Saint-Joseph. Ce qu’elle fait aussi souvent que possible. Il y a treize ans, Pierre, dit «Pierrot», hémiplégique du côté droit à la suite d’un AVC, a dû quitter la maison familiale où vit l’écrivaine avec ses deux fils adultes. L’interdiction du printemps a représenté pour elle un véritable coup de massue. Ne pas pouvoir être en contact avec celui qui est son mari depuis cinquante-trois ans l’a «révoltée», nous dit-elle, et elle ne l’acceptera pas une nouvelle fois.

Lorsque nous lui rendons visite, Pierre Dewarrat répond par bribes à nos questions. «Fataliste», il a mieux vécu qu’elle, en tout cas moralement, d’être confiné, nous dit son épouse. Sur le plan physique, c’est une autre histoire. «Son état général s’est terriblement dégradé. Du jour au lendemain, ses séances de physiothérapie ont été supprimées, et il a perdu son tonus musculaire. Il ne peut plus se maintenir debout. C’est aberrant. Et puis, il a perdu plusieurs kilos.» Durant deux mois et demi, elle n’a pu voir son mari qu’en se mettant derrière la fenêtre de sa chambre. «Ridicule!» Elle n’a pas supporté non plus de voir que sa barbe et sa moustache n’étaient plus entretenues. «Son état de délabrement a été pénible à supporter pour nous.»

Elle assure ne pas en vouloir au personnel soignant. «Nous étions tous à fleur de peau.» Mais «à ceux qui édictent les règles», oui. Elle qui consacre sa plume à la vieillesse et à ceux qui s’en occupent, notamment dans Couchers de soleils (Ed. de l’Aire, 2019) a écrit à La Liberté, la première fois dans le cadre de l’opération «Lettres à nos aînés» lancée par les quotidiens de Romandie Combi. Deux courriers bien sentis dans lesquels elle dénonce la «catastrophe de l’humanisme» que constitue l’interdiction de rendre visite aux résidents «embastillés», «prisonniers de droit hors du commun dans ce qui devrait être votre chez-vous».

«Je ne suis absolument pas opposée aux mesures de sécurité, précise-t-elle. Par contre, ce qui me paraît douteux, c’est d’enfermer les gens, quels qu’ils soient, et de décider de catégoriser ceux qui sont en mesure d’être hospitalisés ou pas.» Pour l’écrivaine, les mesures ont été prises «pour ne pas que les aînés encombrent le système de santé. On a ainsi décidé de les sacrifier.» Protéger les seniors, oui, «mais aussi leur laisser l’autonomie de la décision», insiste-t-elle. Marie-Claire Dewarrat s’étonne d’ailleurs que, de manière générale, «les familles se résignent si facilement». Et le dit clairement: si une nouvelle interdiction devait tomber, elle «porterait plainte contre l’Etat».

* Ces «Lettres à nos aînés» font l’objet d’une mise en scène au Théâtre des Osses à Givisiez (FR) du 5 au 15 novembre.

>> Renseignements et billets sur www.theatreosses.ch


«Toutes ces restrictions, ça m’a rappelé la guerre»

Colette Béguelin, 85 ans, Fleurier (NE).

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«Je suis très entourée par ma fille et mes petits-enfants.» Colette Béguelin  et la photo  de sa fille Sandra avec Fanny et Jérémie. Julie de Tribolet

Elle a l’ouïe capricieuse, quelques soucis pulmonaires et se déplace en déambulateur, mais Colette Béguelin, qui fêtera ses 86 ans le 27 novembre, est parfaitement lucide. Veuve de Georges, un gendarme décédé le 13 juin 2015, elle se plaît au home Les Sugits à Fleurier. «Ils font tout pour nous protéger», souligne-t-elle. Très proche de sa fille unique, qui vit à Neuchâtel, et de ses petits-enfants, Colette sait s’occuper: «Je tricote, j’ai mes mots cachés, je joue au scrabble, je regarde la télé aussi: Des chiffres et des lettres, les nouvelles, les matchs de foot… même quand ce ne sont pas des Suisses qui jouent!»

L’octogénaire n’a toutefois aucune envie de revivre le cloisonnement de ce printemps. «Toutes ces restrictions, ça m’a rappelé la guerre, les coupures d’électricité en moins. Je mangeais seule dans ma chambre et les plats ou le café arrivaient parfois froids, sans un échange… Mais il faut suivre les consignes.» Sa chambre donne sur le jardin. Récemment, sa petite-fille Fanny est venue lui faire «un p’tit coucou». «Ça m’a touchée. Je me sens très entourée.» Chaque soir après la météo, elle téléphone à sa fille. Leur rituel covid.

Pour Sandra Broquet, sa fille unique de 53 ans, l’épreuve est interminable. «Je n’ai plus embrassé ma maman depuis le 10 mars!» Elle éclate en sanglots. «Ce jour-là, je me souviens lui avoir dit en partant: «J’te fais encore un p’tit bisou!» J’ai très mal vécu les 77 jours de fermeture, malgré les aménagements. Le «parloir», comme je dis, c’était dur. Etre privée de moments d’intimité avec ma maman, ne fût-ce que boire un verre, je l’accepte mal. Et la situation actuelle me fait très, très peur.»

Directeur des Sugits, Olivier Klauser s’est démené pour briser la solitude de ses pensionnaires. «Il a fait venir des accordéonistes dans le jardin, un joueur de cor des Alpes. Un drone de Canal Alpha est même venu nous filmer devant chaque fenêtre, mais on n’a jamais vu le film! raconte Colette Béguelin. On nous a aussi fourni les numéros des autres résidents pour se téléphoner de chambre en chambre.» Sympa.

Sa fille Sandra n’a jamais relâché sa vigilance avec les mesures barrières. «Il faut protéger nos aînés, insiste-t-elle. A chacun de se responsabiliser!» Ce printemps, une dizaine de résidents – ils sont encore 58 – sont décédés. «Ça fait mal au cœur. L’idée d’une nouvelle fermeture totale me terrifie. Si la santé de maman devait s’aggraver, je ne supporterais pas de ne pouvoir être auprès d’elle.» «La mort ne m’effraie pas», assure pour sa part Colette Béguelin qui, prenant congé de L’illustré, conclut pleine d’empathie: «Ce covid, c’est quand même mal fait pour la jeunesse.»


«Je me sens plus seul que dans la prison d’Alger»

Pascal Thurre, 93 ans, Sion (VS).

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«Voir les miens ou les entendre, c’est le jour et la nuit.» Pascal Thurre, photographié  par sa fille lors de leurs retrouvailles en juin dernier. Depuis lors,  il a contracté le virus.

Pour ce monument de la culture valaisanne, journaliste aux mille reportages et ambassadeur du faux-monnayeur Farinet pour lequel il a créé la fameuse vigne, l’isolement n’est pas seulement dû à une décision étatique. Résident du home Saint-François à Sion, le nonagénaire souffre du covid depuis une semaine et n’a plus le droit de quitter sa chambre. Il ne cache pas se sentir «profondément fatigué, dans un état un peu second». Ses proches lui manquent: «Entre les avoir en vrai ou les entendre, c’est le jour et la nuit. On devrait au moins nous laisser les voir à travers une vitre, comme pendant le confinement.» Il parle avec lenteur, avec une totale lucidité: «Je me sens complètement seul. Encore davantage que dans la prison d’Alger où j’ai été enfermé, alors que je réalisais un reportage sur l’indépendance. Là-bas je vivais l’aventure et je me disais au moins que je ferais la première page du Nouvelliste. Ici, je ne vais plus que jusqu’à ma table à manger.»

Faute de la présence des proches, il cultive les beaux souvenirs. Dans sa pièce, il lui arrive de se tourner dans la direction des lieux où il a réalisé des reportages forts: «J’ouvre la fenêtre et je regarde vers Evian, l’Hôtel Royal où j’ai rencontré Mitterrand. Vers le bec de Nendaz, où le pilote Fernand Martignoni m’a emmené un jour. Vers la tour Eiffel, où j’ai failli vendanger avec l’abbé Pierre. Je respire ces souvenirs à fond, c’est de l’air pur.» Sa fille Manuela lui écrit une lettre chaque jour. «J’ai beaucoup de téléphones. Mes enfants sont formidables. Les visites étaient très importantes, elles me manquent énormément.»

Les mots le tiennent. «Quand je pouvais encore sortir de ma chambre, j’écrivais une phrase par jour, sur une ardoise dans le hall. Des maximes comme «Le soleil finit toujours par revenir». Mais, avec ce que je vis aujourd’hui, une phrase me travaille surtout: «Seul le silence est grand», d’Alfred de Vigny.

Il regarde souvent la photo de ses deux arrière-petits-enfants: «Sur l’image, ils partent à l’école d’un bon pas. Ce dynamisme m’aide.» Et loue le personnel de l’EMS, lui aussi perturbé par la fermeture des portes de l’établissement. «Ils sont tous formidables. Et la nourriture! J’en ai fait des hôtels et des restaurants dans ma vie, mais j’ai rarement aussi bien mangé qu’ici. Ah les croûtes dorées, le riz au lait. Le seul ennui, c’est qu’il y a trop à manger. A la maison, on ne jetait rien, surtout le pain. Mon père ne l’aurait pas voulu.» Covid ou pas, Farinet n’est jamais loin. «Il me poursuit sans arrêt.» Dans cette réclusion, le roi de l’évasion est une bonne compagnie.


«Nous avons entendu les plaintes et les remarques des familles»

Fédéralisme oblige, la volonté affichée de maintenir les visites autant que possible dans les EMS se traduit par une batterie de mesures qui varient selon les cantons et la situation épidémiologique des établissements.

Avec une douzaine de résidents infectés, et le même nombre chez les collaborateurs, l’EMS Les 3 Sapins à Troistorrents est l’un des plus touchés du Chablais (VS). Pour le directeur, Didier Kalbfuss, dont l’établissement a adopté des techniques de soin basées sur «l’humanitude», une philosophie impliquant toucher et tendresse, la période est aussi difficile sur le plan éthique. «Nous sommes particulièrement heurtés, mais je n’ai pas le choix.» Toutefois, contrairement au printemps, la présence de la famille pour les personnes en fin de vie sera permise. «L’esprit d’ouverture est plus grand.» Il espère pouvoir remettre en place, dès que le taux d’infection aura baissé, des «parloirs» avec vitre de plexiglas.

Ne pas revivre l’isolement: le message a été entendu. Dans le canton de Vaud, où la fermeture toucherait plus de 6500 résidents dans 150 structures, les plaintes des proches et des résidents ont été entendues, souligne Fabrice Ghelfi, à la tête de la Direction générale de la cohésion sociale du canton. Avec l’expérience acquise et le matériel désormais suffisant, «l’interdiction des visites nous semble disproportionnée».

En corollaire, le casse-tête d’une batterie de mesures qui varient selon les cantons:

Dans le canton de Vaud. Elles consistent notamment dans la limitation de la zone de visite, le traçage systématique du visiteur, l’interdiction de manger avec le résident, la désinfection systématique des espaces après chaque visite…

A Fribourg. Chaque résident a droit à deux visites d’une heure maximum par jour dans les espaces communs.

Dans le Jura. Deux personnes peuvent être désignées par résident, mais une seule sera admise une heure chaque jour. Personne ne veut revivre le verrouillage de ce printemps, «une décision politique aux effets collatéraux dramatiques», confie François Berret, directeur du Foyer Les Planchettes à Porrentruy et président de la faîtière Curaviva Jura.

A Neuchâtel. Plusieurs établissements étant interdits de visites en raison d’une recrudescence des cas, le concept de «proche signifiant» a été introduit: chaque résident peut désigner un proche qui, à condition de respecter un protocole strict, se verra autorisé à continuer les visites. Une décision «qui permet de ne pas rompre complètement le lien social», salue Olivier Klauser, directeur du home Les Sugits à Fleurier.

A Genève. Certains établissements ont suspendu les visites jusqu’en novembre. Mais plutôt qu’une interdiction générale, les mesures se veulent ciblées par institution, souligne la Fédération genevoise des EMS.

P. B., B. C. et A. B.


ÉDITORIAL: Privilégier la vie ou la qualité de vie?

Par Patrick Baumann

Face à une pandémie comme celle à laquelle nous sommes confrontés, notre société doit relever de grands défis. Médicaux, certes, mais aussi éthiques et juridiques. Notamment en ce qui concerne les droits des personnes âgées ou handicapées en institution. Forts de l’expérience de ce printemps, on peut affirmer que ce sont les plus vulnérables, ceux que l’on voulait mettre à tout prix à l’abri du virus, qui ont payé le prix fort en matière d’atteinte aux libertés. Comme cet octogénaire valaisan qui témoigne en page 20, désespéré par la séparation d’avec son épouse en EMS, à un âge où chaque jour compte, dit-il.

A l’heure où nous publions ces lignes, les visites aux seniors en EMS sont de nouveau interdites en Valais, sauf exceptions majeures, alors que d’autres cantons ont préféré s’en tenir à une limitation, mais pas d’interdiction, pour ne pas plomber le moral des résidents. On espère qu’ils vont s’en tenir à cette position. Certes, le Valais est le canton romand le plus touché en termes de taux de morbidité dans les EMS avec 59%, mais cette mesure drastique ne se justifie pas à nos yeux, même si les directeurs des établissements de ce canton sont confrontés à une situation difficile, à de nombreux cas d’infection, à un manque de personnel et à un découragement ambiant.

Comme le relevait cet été un groupe d’éthiciens dans le bulletin des médecins suisses, il est primordial de garantir le droit à la liberté des résidents des institutions de longue durée, avec des visites de leurs proches sous haute protection sanitaire. La séparation a accéléré chez certains le déclin des capacités cognitives, une certaine dégradation physique avec des complications pouvant souvent mener à la mort. Laurent Wehrli, conseiller national PLR vaudois et président de Curaviva, faîtière nationale des EMS, posait récemment la question suivante: «Faut-il laisser les personnes à risque dans la solitude pour qu’elles vivent quelques mois ou années de plus, ou accepter qu’elles puissent tomber malades en leur laissant ces contacts sociaux qui sont primordiaux?» A chacun sa réponse.


Par Patrick Baumann, Albertine Bourget, Blaise Calame et Marc David publié le 29 octobre 2020 - 08:55, modifié 18 janvier 2021 - 21:15