Empathie. Ce n’est pas un mot qu’on entend souvent en politique. Il faut des temps vraiment troublés pour qu’il devienne un slogan. Dans l’Amérique qu’il dit «blessée», c’est le mot que Joe Biden a employé samedi soir pour saluer sa marche victorieuse vers la Maison-Blanche. La scène aménagée dans son fief de Wilmington pour cette célébration était encadrée par deux écrans géants qui portaient cette phrase: «Le peuple a choisi l’empathie».
Cette bienveillance, cette proximité recherchée, est une qualité qu’on connaît au nouveau président, et qu’il partage avec Kamala Harris, désormais numéro deux de l’Union, avec chez elle parfois un peu plus de passion et de raideur. Mais pas ce soir-là: cette femme, que Donald Trump a traitée un jour de «monstre», est venue tout en blanc pour dire avec émotion qu’elle serait la première vice-présidente de couleur, mais pas la dernière. Elle a parlé du miracle de sa trajectoire d’enfant d’immigrés, que sa mère indienne n’aurait pas pu imaginer en débarquant, jeune fille, aux Etats-Unis; mais oubliant son père trop absent, rentré en Jamaïque. Et elle a effacé son affrontement avec Biden, lors des primaires démocrates, quand elle mettait en cause sa proximité avec des ségrégationnistes du Sud. Elle est maintenant un atout dans son jeu, elle a été un atout décisif dans son élection.
Si les deux insistent sur l’empathie en politique, c’est bien sûr pour convaincre d’une rupture avec ce qui a précédé: quatre années d’insultes, de brutalités mensongères, de vulgarités agressives sorties de la bouche de Donald Trump. Le président vaincu n’avait d’affinités qu’avec les foules inconditionnelles, et quelques tyrans.
Au moment où Biden et Harris étaient proclamés vainqueurs par la grâce des chaînes de télévision et des grands quotidiens – le verdict officiel viendra à la fin du décompte des voix –, Trump avait quitté la Maison-Blanche pour faire quelques trous dans un de ses golfs privés, en Virginie. Ça ne l’a pas empêché de fulminer par tweet (un mode de gouvernement qui va sans doute changer aussi), affirmant de nouveau qu’il avait, lui, remporté l’élection, et haut la main («by a lot»). C’est une absurdité bien sûr: le ticket démocrate pourra compter sur 306 grands électeurs, alors que 270 suffisaient, et il aura près de 5 millions de voix d’avance sur le républicain. Des conseillers tentaient en vain de ramener le furieux à plus de raison.
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Que cherche-t-il? Dans la nuit du 3 au 4 novembre, aussitôt après le vote, Donald Trump, malgré des estimations prometteuses, savait déjà qu’il était perdant. Joe Biden, malgré des résultats décevants par rapport aux plus récents sondages, savait qu’il allait gagner.
Pourquoi? Parce que les énormes paquets de bulletins qui restaient à ouvrir dans les Etats clés venaient presque exclusivement des grandes villes, acquises aux démocrates. D’heure en heure, le dépouillement l’a confirmé: le ticket Biden-Harris a partout refait son retard, sauf en Caroline du Nord.
Trump savait en fait depuis longtemps qu’il serait battu. C’est au milieu de l’été, quand les sondages (fourvoyés) lui promettaient une défaite encore plus cuisante, qu’il a déclenché sa campagne de délégitimation du scrutin: s’il perdait, ce serait forcément le résultat d’une énorme fraude. Ce battage, digne d’une république bananière, a redoublé quand les républicains ont découvert que la compétition était bien plus serrée que prévu. Le clan présidentiel, et d’abord la famille (les fils, les filles, le gendre), s’est mobilisé dans un déchaînement incroyable. Une campagne «Stop the steal» («Arrêtez le vol de l’élection») a très vite été lancée sur les réseaux sociaux, débouchant sur des manifestations dans tous les centres urbains névralgiques. Le fidèle Rudy Giuliani, ancien maire de New York devenu avocat des basses œuvres de la Maison-Blanche, s’est répandu en conférences de presse et en actions en justice pour tenter d’interrompre le dépouillement dans plusieurs Etats.
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Mais même les amis n’arrivaient pas à avaler ces bobards. Fox News, la chaîne fidèle qui avait mené campagne pour Trump, ne suivait pas: elle l’a donné battu au Nevada avant tous les autres, et affichait son scepticisme sur les accusations de fraudes. Rupert Murdoch, le puissant magnat propriétaire de Fox, lâchait l’ami Donald. Et le New York Post, qu’il possède aussi et qui s’était livré à des attaques sanglantes contre Biden et son fils Hunter, a retourné sa veste sur ordre. La plupart des cadres et des élus républicains se sont tus, mais quelques-uns ont fait la moue.
Alors, pourquoi cette agitation? Visiblement, Donald Trump ne veut pas se résoudre à la destinée de lame duck (canard boiteux) qui est le sort commun des présidents battus ou en fin de mandat: l’impuissance. Il veut, comme toujours, du drame. Et s’entendre dire «You are fired!» («Vous êtes viré!») doit lui être insupportable: c’était son injonction quand il animait l’émission de télévision «The Apprentice».
Plus sérieusement, il est en train d’imaginer et de préparer sa vie d’après: businessman comme avant, chef d’un mouvement politique (le Parti républicain, une nouvelle organisation populiste?) ou alors gibier de justice. Car des enquêteurs attendent que l’ex-président ne soit plus couvert par la relative immunité dont il jouit jusqu’au 20 janvier prochain. En particulier deux procureurs de New York, qui ont nourri de gros dossiers contre Donald Trump, autour de sa relation avec l’actrice porno Stormy Daniels, qu’il a fait taire en payant cher, et pour «conduite criminelle aggravée» dans le cadre de son entreprise, The Trump Organization.
Est-ce sérieux? Des rumeurs rapportées par le New Yorker murmurent l’hypothèse d’une démission avant la fin de l’année et d’un pardon accordé par Mike Pence, le vice-président, qui deviendrait président pour quelques semaines. Ou alors d’un départ à l’étranger.
D’anciens proches fâchés, l’avocat Michael Cohen ou le financier Anthony Scaramucci, disent que Trump continuera de prétendre contre toute évidence qu’on lui a volé la présidence, et que cet homme, de toute façon, ne se laissera jamais prendre ou abattre.
Chef du GOP, le Parti républicain? Les caciques sont silencieux, mais ils n’ont sûrement pas l’intention de se soumettre à un Donald Trump privé de Maison-Blanche. Lors des élections du 3 novembre, ils s’en sont mieux tirés que le président, gagnant des sièges à la Chambre des représentants et conservant, sans doute, le contrôle du Sénat.
C’est le problème de Joe Biden et de Kamala Harris. Les démocrates, outre leur volonté de ramener un peu de common decency à la Maison-Blanche et dans la conduite des affaires de l’Etat fédéral, ont avancé un programme substantiel de réformes, même si ce n’est pas la sorte de révolution que souhaitait l’aile gauche du parti: taxation des très riches pour amener 4000 milliards de dollars dans la caisse fédérale, relance massive, du même ordre de grandeur, avec un grand plan d’infrastructures, accès gratuit à l’université, école maternelle dès l’âge de 3 ans, salaire minimum à 15 dollars de l’heure.
Or si les républicains, comme c’est probable, demeurent majoritaires au Sénat (une double élection complémentaire doit avoir lieu en janvier), ils auront la maîtrise d’une bonne partie de l’agenda législatif. C’est pour cette raison que Joe Biden a tendu la main à l’opposition dans son intervention de samedi soir. Arrêtons la guerre, dit-il, nous ne sommes pas des ennemis. Nous pouvons coopérer, trouver des compromis. Très longtemps sénateur, et très influent, Biden a noué de longue date une amitié et une collaboration avec Mitch McConnell, le chef de la majorité républicaine à la Chambre haute. Seront-elles utiles? McConnell, déjà à ce poste lors de l’arrivée de Barack Obama à la Maison-Blanche, avait juré de mettre en échec le président noir à la fin de son premier mandat. Et il n’aime ni les impôts, ni les grandes dépenses publiques, ni un Etat trop gros.
La tâche de Joe Biden sera difficile. D’autant plus que son aile gauche, militante et remuante, ne veut pas de concessions. Alexandria Ocasio-Cortez, la flamboyante députée de New York, vient de le répéter dans un entretien au New York Times accordé au moment où le nouveau président savourait sa victoire. Elle s’en prend vertement aux modérés du parti, qui accusent la gauche d’avoir, par son extrémisme, causé tort aux candidats démocrates le 3 novembre.
La principale priorité de Joe Biden, cependant, sera le plan d’action qu’il annonce pour maîtriser la pandémie de Covid-19 et réparer les dommages provoqués par l’inaction de Donald Trump. Ce mal moqué par le républicain lui a peut-être bien coûté sa réélection: il a négligé le virus pour sauver l’économie, et l’économie a plongé. Et Sarah Collins s’en est mêlée. Cette jeune comédienne a réalisé une série de vidéos dans lesquelles elle personnifie Trump, sur sa voix, lors de ses interventions devant la presse. Le résultat est hilarant et met en lumière l’absurdité des propos du président. Ces saynètes ont été vues des millions de fois.
Et nous, sans Donald Trump? Nous cesserons de ricaner de ses saillies, après n’avoir pas toujours mesuré la puissance du mouvement populaire qu’il a solidifié en donnant une voix, grinçante et criarde, à la radicalisation du Parti républicain en gestation depuis la fin du siècle dernier. Il a aussi fouetté des tendances lourdes de la diplomatie américaine, parfois en les défigurant. Barack Obama avait inauguré ce qu’on a appelé le «pivot vers l’Asie», pour contenir la Chine en expansion. Son instrument, c’était ce Partenariat trans-pacifique, grande alliance politique et commerciale avec les voisins de la République populaire, pour créer un rapport de force. Trump l’a jeté à la poubelle. Il a flatté Xi Jinping, avant de déclencher une guerre commerciale anarchique. Au Proche-Orient, il a de même balancé l’accord sur le nucléaire iranien, figeant ainsi la région dans un face-à-face insoluble. Quant à l’Europe, il la méprisait et s’en foutait.
C’est fini, on peut retourner à New York, flâner sur la Cinquième Avenue, passer devant la Trump Tower. Il n’est plus là. Il a émigré en Floride. Ou ailleurs?