«Nous ne sommes même pas vraiment soulagés. On ne se réjouit pas de son emprisonnement. On espère plutôt qu’il aura l’occasion de réfléchir un peu sur lui-même, et surtout de se faire soigner.» Dans le cabinet de leur avocat bruxellois, tout à côté de l’imposant Palais de justice de Bruxelles, Florence et Carlo Peeters n’ont pas le sourire des jours heureux, encore moins celui des vainqueurs. Il y aurait plutôt chez eux, d’abord, une espèce d’infinie douleur qu’on devine au fond de leur regard. Leur ton est calme, leur voix est posée. Même si savoir aujourd’hui l’abuseur de leur fils derrière les barreaux n’a rien d’un réconfort, ni même d’un apaisement. Ce n’est pour eux qu’un épisode de plus, le dernier espèrent-ils, d’une longue saga et d’une interminable procédure qui les auront littéralement épuisés. De longues années d’un combat interminable, dont ils semblent bien lassés et dont ils se seraient évidemment volontiers passés. «On espère maintenant pouvoir tourner la page», soupirent-ils.
Leur combat fut difficile, lourd, dur, inégal, face à une puissante organisation: la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X (FSSPX), les fameux intégristes d’Ecône, en Valais, mouvement créé en 1970 par le non moins célèbre Mgr Lefebvre – excommunié par Rome en 1988 –, où la «tolérance zéro» ne semble pas avoir été le maître mot face au problème de la pédophilie, et qui aura défendu bec et ongles l’abbé Frédéric A., auteur d’abus sexuels répétés sur le fils des époux Peeters.
Le prédateur imaginait sans doute s’être fait doucement oublier dans son Valais natal, où il est né en 1978 à Martigny, et être passé entre les mailles du filet. Mais son passé l’a rattrapé le 12 juin dernier: la police valaisanne lui a finalement mis le grappin dessus, après les révélations du Nouvelliste. Le quotidien valaisan s’interrogeait ce jour-là dans ses colonnes sur la non-exécution de la peine à laquelle il avait été condamné le 12 septembre 2017 par la Cour d’appel de Bruxelles, verdict auquel il ne s’était déjà pas présenté à l’époque, pour «raisons de santé»: il doit donc purger en Suisse sa condamnation à 5 ans de prison – dont 3 ans ferme – pour abus sexuels sur mineurs, attouchements et fellations, commis «à plusieurs reprises entre le 1er septembre 2010 et le 6 avril 2011». Il dort désormais en prison, quelque part en Suisse. «Mais, malgré le verdict, malgré sa condamnation, il reste toujours dans le déni», expliquent les époux Peeters, par ailleurs parents de dix enfants, vivant tous à la frontière franco-belge, assez loin de Bruxelles.
L’histoire de l’abbé Frédéric A., ordonné prêtre en 2004, grand noiraud au visage ingrat et au regard ténébreux, âgé d’une trentaine d’années au moment des faits, c’est d’abord une inexorable dérive et une longue descente aux enfers, sur fond de dissimulations, bien sûr, et d’aveuglement aussi de ceux qui n’ont pas su ou pas voulu voir. On le découvre notamment sur une vidéo, accessible facilement sur internet, tenir des propos effarants devant d’autres prêtres de la fraternité qui ne bronchent pas d’un cil: «Je me rappelle en Colombie, une petite fille, elle avait 8 ans, eh bien, elle avait eu un enfant à 8 ans, ils sont beaucoup plus matures que nous!»
Entre la Colombie, l’Argentine et l’Espagne, où il avait été envoyé en formation, si l’on peut dire, le parcours «religieux» de l’abbé A. passe ensuite par le Valais, où il est accusé d’avoir abusé d’un enfant durant l’été 2005 lors d’un camp de jeunes à Arolla, mais l’affaire sera étouffée, sans aucune dénonciation à la justice pénale. Comme si les affaires de famille devaient rester en famille. Pour faire bonne figure, la fraternité instituera en juin 2006 un procès «canonique», qui vaut ce qu’il vaut, et dont l’issue était prévisible: acquitté, «faute de preuves». Mais avec tout de même l’exigence du juge ecclésiastique de protéger le prêtre durant dix ans de toute promiscuité «com pueris et adulescentibus» (avec des enfants et des adolescents).
Le temps que les choses se calment, on estime bon de l’éloigner un peu: on l’affecte au prieuré du Christ-Roi, à Bruxelles, en septembre 2006, sous le même toit que son pensionnat de jeunes élèves! Une attitude «criminogène», martèleront plus tard les juges d’appel belges. Car le soir, généralement deux fois par semaine, l’abbé A. s’évade de la Congrégation Saint-Pie X par un long couloir pour se rendre juste à côté, à l’internat de Notre-Dame de la Sainte-Espérance. Toujours le même rituel qui se répète dans les dortoirs, sur trois enfants au moins, âgés de 7, 8 et 11 ans. Les méfaits du prêtre pédophile sont décrits par le menu dans le jugement du 13 décembre 2017 et donnent la nausée, entre câlins et attouchements, sanctions et petits cadeaux pour «contrôler» les victimes, le prêtre prenant soin de leur répéter évidemment qu’il s’agissait d’un «grand secret» entre eux…
«Ça n’a pas été simple, vous savez, racontent aujourd’hui les parents du petit Jérôme (pseudonyme, nom connu de la rédaction, ndlr), même pour nous au début.» D’abord parce que Carlo et Florence sont à l’époque eux-mêmes membres de la fraternité d’Ecône, les intégristes turbulents et dissidents de l’Eglise catholique de Rome: «Oui, on était «tradi», on était dans le truc, avant, reconnaît la maman, pour nous, c’était l’Eglise normale, si vous voulez, mais en mieux. Ils font des sermons qui élèvent un peu plus l’esprit, il faut reconnaître les choses, et ils ont leurs propres écoles en lesquelles on avait confiance.» «Oui, au début de notre mariage, continue le père, lorsque nous étions à Anvers, on cherchait une paroisse, on ne trouvait pas grand-chose et on est entrés petit à petit là-dedans. Et on n’a pas vu, finalement… Mais depuis, on a quitté, durant l’année 2016, mais on a mis du temps à quitter.»
«Tout a commencé pour nous en avril 2011, un soir, quand nous avons reçu un téléphone d’une maman d’élève de l’école où était scolarisé Jérôme, se souvient Florence Peeters. C’était un mardi. Et cette maman me disait: «Questionnez un peu votre fils, parce qu’il y a des problèmes de pédophilie dans l’école.» Mon fils avait 8 ans à l’époque. Quand j’ai raccroché, je me suis dit: «Cette dame ne va pas bien.» Mais j’ai tout de suite interrogé mon fils en commençant à lui poser différentes questions. Il a d’abord tiqué, puis il a pleuré, puis il a commencé à dire des choses. Il m’a dit que l’abbé A. venait dans les dortoirs, qu’il mettait ses mains sous les couvertures et dans ses vêtements. Et qu’il passait comme ça, de lit en lit. Il y avait entre trois et cinq garçons chaque nuit dans l’internat. J’ai tout de suite rappelé la maman: «Oui, il se passe bien des choses au dortoir.» J’y croyais sans y croire, c’était tellement invraisemblable! Mon mari a appelé aussi le directeur de l’école pour obtenir un rendez-vous, que nous avons eu le surlendemain.»
C’est dès lors le début d’un long chemin de croix, sans mauvais jeu de mots, et d’un tout aussi long processus judiciaire, avec son lot d’interrogatoires, de psychiatres, d’experts, de contre-feux d’Ecône qui tente de sortir du bourbier, mais aussi de dénégation du prêtre incriminé qui émet plusieurs hypothèses: soit les enfants ont rêvé, soit ils tiennent pour vraie une chose qui n’est jamais arrivée, soit quelqu’un s’est fait passer pour lui, soit ils se trompent de personne en le désignant. Il assure n’avoir jamais été attiré sexuellement par des enfants, mais avoue qu’«il pourrait avoir commis les faits, à son insu, lors d’actes de somnambulisme». Depuis Courteline, on n’avait guère fait mieux.
Un premier procès acquittera le prêtre pour «insuffisance de preuves». Mais, coup de théâtre, lors du procès d’appel, le supérieur belge du prêtre sort enfin de l’ombre: l’abbé A., dit-il, lui a fait des aveux. Mieux, il les a enregistrés. Des propos où il reconnaissait notamment «être en proie, depuis quelque temps, à des fantasmes obsessionnels». C’en est fini: la défense de l’abbé A. s’effondre et elle ne pourra retourner cette fois encore la vapeur. Et le prêtre abuseur de s’écrouler alors à son tour lourdement sur le sol, devant tout le tribunal, quand il comprend que cet enregistrement d’aveux est une preuve irréfutable que son supérieur s’apprête à remettre à la cour sur une clé USB. «Il est littéralement tombé en syncope. Je lui ai apporté les premiers secours, car je suis secouriste, ce qui était tout à fait normal», témoigne pudiquement Carlo Peeters. Un moment surréaliste: le papa de la victime venant en aide à l’abuseur de son fils! «C’était une scène presque biblique», commente l’avocat des époux Peeters, Me Dimitri de Béco, impressionné par ce qu’il a vécu ce jour-là en direct.
Dans son réquisitoire, le procureur belge ira jusqu’à étriller sans ménagement la congrégation d’Ecône en assénant que la fraternité «aurait dû se trouver elle aussi sur le banc des accusés». En effet, lors de l’instruction, avant le tout premier jugement, elle avait soigneusement caché aux tribunaux belges les abus qui s’étaient déroulés en 2005 en Valais…
Exit donc aujourd’hui l’affaire de l’abbé A., désormais en prison quelque part en Suisse pour y purger sa peine belge, jusqu’au prochain rebondissement possible, un prédateur restant un prédateur. «L’abbé A., c’est un manipulateur-né, soupire la maman du petit Jérôme, fataliste. Le rôle de la fraternité nous a vraiment peinés aussi, ils n’ont jamais spontanément coopéré avec nous. Ils se vantaient même grassement dans leur communiqué de presse après le premier procès qu’ils avaient gagné. Ça nous a vraiment mis par terre. Ils n’ont eu aucun mot pour les victimes.»
Aujourd’hui, Jérôme a 18 ans, il est inventif et bricoleur et il semble aller bien, assurent ses parents. Il vient de passer son bac et compte se lancer dans des études d’architecture. «Il n’a jamais voulu aller voir un médecin ou un psychologue, expliquent encore ses parents. Il a eu toute sa famille de son côté, avec lui. Il a pu s’exprimer. On a vu, dans ses réactions, qu’il reste par exemple très émotif quand on lui raconte des mensonges. Mais il ne s’est pas replié sur lui-même. Et il a même maintenant de petites histoires avec des copines…»
En tant que chrétiens, les parents de Jérôme pourront-ils un jour pardonner à l’agresseur de leur fils? «Non, répond la maman du tac au tac. Après la condamnation, je me suis dit: «Ouf, ça y est, je vais entrer dans un processus de pardon.» Et puis, je me disais que ça allait se faire tout seul avec le temps. Mais quand j’ai appris, lors d’un mariage, à peu près huit mois après le jugement, qu’il était toujours libre, qu’il se baladait dans son village suisse et qu’il disait à tout le monde que c’était une erreur judiciaire, j’étais révoltée, je suis retournée à la case départ, ça a bloqué au fond de moi.» «Je répète peut-être un peu le catéchisme, poursuit pour sa part le papa, mais le pardon demande quand même un peu de contrition en face. On ne peut pas donner le pardon à quelqu’un qui n’accepte pas sa faute…»