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Les témoignages

«Etre prof ne s’arrête pas aux portes de la classe»

Gestion du stress, de la diversité, irruption du numérique: L’illustré est allé à la rencontre de six enseignants romands, dans leur classe. A la veille de la rentrée scolaire, ils confient leurs doutes et leurs bonheurs.

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Gaétan Bruchez a toujours eu de la facilité avec les enfants. Mais il avoue que son physique est un bon allié.

Gaétan Bruchez, 29 ans
Enseignant à l’école primaire de Vex (VS), 5e-6e Harmos

«T’as un salaire de ministre, de longues vacances, la belle vie, quoi!» Des clichés que Gaétan Bruchez entend souvent et tient à briser. Dans sa vision, le rôle de prof dépasse celui de simple transmetteur de savoir. Tisser des liens sociaux fait aussi partie du job. A commencer par le suivi individuel, les contacts personnels, sans oublier le rôle de confident. «Une élève m’avait fait part du décès de sa grand-mère, d’autres nous parlent de disputes parentales. Et ce n’est pas toujours facile de trouver les mots», raconte cet enseignant à la carrure de rugbyman. Mais les relations prof-élève ne s’arrêtent pas au seuil de la classe: soirées fajitas, grillades ou crêpes partys, des activités parmi d’autres qu’il organise pour «renforcer la cohésion de groupe».


Gaétan Bruchez insiste sur l’importance du lâcher-prise, pour un métier très touché par le burn-out: « C’est très prenant, on entend parfois des histoires difficiles et ça peut nous travailler quand on est à la maison. Mais nous ne sommes pas des éponges émotionnelles. Il faut être conscient de nos limites d’action.»


Etre prof, c’est aussi être à la page. Ce qui implique une adaptation à des dynamiques de classe différentes, évoluer avec le numérique et accroître ses compétences. En cinq ans de carrière, Gaétan Bruchez a déjà suivi trois formations continues, et il lui reste trois ans pour terminer celle de praticien formateur. «Cela ne s’arrête jamais. Il faut se renouveler, évoluer. Il ne faut pas croire qu’en sortant de la HEP, c’est fini.»  


«Un métier parfois trop prenant»

Julien Nicolet-dit-Félix, 45 ans
Enseignant de géographie au cycle d’orientation au Collège de Drize, Carouge (GE)

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Pour motiver ses élèves, il prône une pédagogie ludique, en passant par des jeux de négociation ou des simulations de partis politiques.

Dans le collège vitré de Drize, pas de traditionnel tableau noir; que des projecteurs. Pour Julien Nicolet-dit-Félix, l’irruption du numérique a révolutionné l’enseignement. «Ça nous ouvre un champ des possibles avec un accès à l’information totalement différent. On a accès à plus de contenus internationaux et on n’est plus obligés de passer des heures en bibliothèque pour chercher une information précise.» Le gain de papier et d’espace n’est pas non plus négligeable.


Mais l’évolution du métier connaît des zones plus grises, comme l’impact de la croissance démographique dans les établissements genevois. «C’est plus difficile, car s’occuper de 22 ou de 24 élèves, ça change tout, confie ce professeur de géographie et citoyenneté. Et puis ça crée aussi plus d’anonymat et un climat plus électrique dans un collège de 800 élèves qui était plutôt prévu pour 650. On a par exemple dû rallonger le temps de sonnerie à cause des embouteillages dans les couloirs.» Cette démographie a aussi eu un effet direct sur la composition des classes, aujourd’hui plus hétérogènes.

Cet enseignant reste effaré lorsqu’il constate, parfois, que plus des deux tiers des élèves sont touchés par des problèmes sociaux. Précarité, violences familiales, parents incarcérés: ces expériences de vie se traduisent par des difficultés scolaires et des problèmes de comportement. «On est tiraillés entre notre rôle d’enseignant, qui est d’évaluer et parfois sanctionner, et notre désir de les intégrer, de leur remonter le moral. Cette double casquette est difficile à gérer, car nous ne sommes pas formés pour être psys.»


La seule chose qui reste intacte: sa passion. «Chaque jour, je me dis que ce que je lis dans la presse ou entends à la radio pourrait être utilisé pour mon cours. On se demande parfois si nos lectures font partie de nos loisirs ou de notre travail.» O. P.


«On se renouvelle sans cesse»

Elisabeth Barge Meschenmoser, 53 ans, et Marie-Claude Guerry, 43 ans Enseignantes d’histoire et d’anglais au Gymnase de Beaulieu, Lausanne

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Ces deux enseignantes considèrent que la flexibilité fait partie intégrante du métier. Elles laissent leurs élèves choisir quelques  thématiques et  lectures de l’année. Blaise Kormann

«On pense qu’au post-obligatoire il n’y a aucune discipline à faire, mais c’est faux! Ça reste des ados», affirme Marie-Claude Guerry, avec l’approbation de sa collègue Elisabeth Barge. Car, au gymnase, il y a les abonnés absents, ceux qui débarquent sans matériel et les rebelles qui refusent les sanctions: des cas heureusement rares, mais fastidieux. Malgré leurs dix ans d’écart, ces deux Vaudoises s’accordent: préserver un bon climat de classe est «une question de survie». Faute de quoi les minutes face à un bloc de 25 ados paraîtront longues.

Il y a aussi la question de la motivation. «Certains sont là par défaut», avance Elisabeth Barge. Sa collègue rebondit: «Le problème est qu’il y a une dévalorisation de l’apprentissage. Certains parents mettent la pression sur leurs enfants pour qu’ils fassent le gymnase, qui est considéré comme la suite logique de l’école obligatoire, sauf qu’on se retrouve parfois avec des élèves non épanouis.»


Le grand avantage du métier: apprendre et se renouveler sans cesse. «Pour préparer mon cours sur le Japon, j’ai déjà lu trois livres cet été», explique l’enseignante d’histoire.


Après une quinzaine d’années d’enseignement pour l’une et près de trente pour l’autre, elles restent «pétillantes chaque matin, pas encore aigries», plaisantent les deux complices. O. P.


«Une grande partie de notre travail est invisible»

Rachel Dällenbach, 44 ans
Enseignante à l’école primaire du Schönberg (FR), 5e-6e Harmos

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Pour aider les élèves à se concentrer, Rachel Dällenbach a prévu des casques Pamir et deux postes de travail plus protégés du bruit. Blaise Kormann

Un bâton de colle, une gomme et des crayons minutieusement alignés à chaque table: dans la classe de Rachel Dällenbach, tout est déjà prêt pour la rentrée. Cette enseignante par vocation nous raconte une anecdote parlante: «J’ai fait des impressions un dimanche, à l’école, et on m’a demandé ce que je faisais là.» Cette réaction souligne l’opacité du métier, qui se heurte parfois à l’incompréhension du public. «Lorsque je fais des corrections jusqu’à 23 heures, que je consacre une partie de mon week-end à planifier la semaine ou que je contacte des intervenants en dehors des heures de cours, personne n’est là pour le voir.»


L’autre partie cachée de l’iceberg tient dans la prise en charge d’élèves à besoins particuliers. Une mission pas toujours évidente. «C’est nécessaire d’être confronté à la différence, mais l’intégration doit se faire correctement. On doit pouvoir donner du temps à un enfant, lui créer sa place. Parfois on est frustré parce qu’on n’y arrive pas, seul face à 20 autres élèves.»

La prise en charge est non seulement un marathon administratif – entre bilans, contacts avec les réseaux et rendez-vous – mais aussi difficile du point de vue émotionnel. «Un diagnostic n’est jamais facile à annoncer. Pour certains parents, envoyer son enfant chez un psy reste culturellement difficile à admettre.»

Si cette enseignante de 44 ans devait recommencer, elle n’hésiterait pas une seconde. «C’est un métier gratifiant, où on ne s’ennuie jamais! J’aime le cheminement qu’on fait ensemble, débloquer des difficultés, voir les yeux des élèves qui brillent quand ils comprennent.» 


«L’enseignant est moins écouté et il doit avoir plus de compétences»

Thierry Vauthier, 42 ans
Professeur en secondaire (élèves de 12 à 16 ans) à Cernier (NE)

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Ce professeur aime l’éducation, la pédagogie. Même si «on ne va pas tous à la même vitesse dans l’école obligatoire». Blaise Kormann

Dans sa classe qui surplombe le Val-de-Ruz, il souffle comme une brise d’ouverture. Sur les parois, quelques maximes affirment qu’«Une impasse n’est qu’une pause entre deux bonnes idées» ou qu’«Il ne suffit pas de participer, il faut s’impliquer». Ce prof vibrant qui reconnaît être «un brin hyperactif» a commencé par diriger l’école de tennis voisine, à 18 ans. Il s’occupe encore avec délectation des petits joueurs de 4 à 8 ans, un après-midi par semaine. Là, il respire l’envie d’en découdre de nouveau avec l’enseignement, la pédagogie.

Engagé dans la région à de multiples niveaux, occupé à écrire un livre sur sa pratique, il parle fort et clair. Début juillet, il a mis en place avec sa direction un projet sportif qui a permis aux 2300 élèves de parcourir leur région en mobilité douce. «J’ai passé quelques nuits blanches, mais j’espère avoir transmis des valeurs et permis à plusieurs jeunes de gagner en estime d’eux-mêmes.» L’encouragement en continu, il aime. «Au départ, je me suis intéressé aux enfants à cause de ce qu’ils redonnent, leur côté enthousiaste, leur sourire.» Il privilégie les vertus éducatives, avant la branche elle-même. «Le Siècle des lumières est terminé. Je n’ai pas tellement choisi ce métier pour transmettre un savoir, plutôt pour les valeurs à inculquer.» Il se voit comme un communicateur. «Avec les parents, notamment, c’est assez fin. Il faut faire preuve d’empathie tout en étant franc et transparent.»


Cela dit, il sait que l’image de l’enseignant a changé. «Quand j’ai commencé, on pouvait sentir ses élèves par les paroles de couloir, à la récréation, dans le bus. Il existait plein d’indices visuels. Aujourd’hui, ce sont des ragots, des phrases entendues sur les réseaux sociaux, par les parents, les autorités. C’est plus difficile. De plus, l’efficacité de l’école est fortement remise en question.
L’enseignant est moins écouté tout en devant disposer de beaucoup plus de compétences.


Je sens des collègues démunis, certains ne sont pas armés pour cela. On ne va pas tous à la même vitesse dans l’école obligatoire. Elle souffre de cette diversité qui, je l’espère, sera un jour sa richesse.» Marc David


«Ici, pas de bulletins, j’apprécie ma liberté»

Carole Häni, 53 ans
Maîtresse enfantine à Bure (JU), 31 ans d’enseignement

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Dans sa classe aux dimensions adaptées aux tout-petits, «la seule punition, c’est de refaire juste», dit l’institutrice. Blaise Kormann

Tout au long d’une trajectoire de plus de trente ans avec des bambins de 4 à 6 ans, cette maîtresse jurassienne a confectionné des centaines de bricolages pour Noël et la Fête des mères, des caisses entières de cochons bricolés pour la Saint-Martin, en pâtes, en paille, en bouteilles. Et elle en redemande. En 1988, quand elle est arrivée de Porrentruy dans le bâtiment vétuste de l’époque, sans eau chaude, «j’ai cru que je voulais pleurer», sourit-elle. Tout a vite changé.

Depuis 1992, elle travaille dans un complexe scolaire tout neuf et une salle ronde, en briques, pratique, agréable, lumineuse. Les enfants habitent tous au village et rentrent à pied, un privilège qui fait pâlir d’envie ailleurs. Ils mangent chez eux à midi, avec un parent ou une maman de jour. Le bonheur. Vraiment? «Vraiment. J’aime toujours mon métier et j’apprécie ma liberté. Ici, pas de notes, d’épreuves ou de bulletins. J’adore cet âge-là, il faut être patient, à l’écoute des enfants.» Elle s’émeut encore quand elle découvre certains de ses petits de 4 ans, qui «planent» un peu. «Nous apprenons tout par le jeu. Il est assez facile de les captiver, ils entrent vite dans les activités puis leur concentration est de courte durée. Ils papillonnent, c’est leur façon d’apprivoiser le monde. On les laisse faire, ils font tout eux-mêmes, on part de leur spontanéité et de leur environnement, une fleur, un escargot.»

L’objectif est d’abord social. Etre attentif à l’autre, ne pas courir, comprendre la consigne. La seule punition, c’est de refaire juste. Il est rare qu’ils n’aient pas de plaisir à venir. «Ici, c’est souvent bruyant, dit-elle, mais j’ai l’habitude. Non, vraiment, je suis heureuse.» Fan de culture et de nature, elle en profite pour imaginer des activités étonnantes. Ces temps, elle a mis l’accent sur la danse, jusqu’à participer à un projet transfrontalier et voir danser ses élèves sur une vraie scène pendant huit minutes. Avec eux, elle fait à manger, va au cirque ou au musée, accueille un policier. C’est tout un monde qu’elle va encore une fois redécouvrir à travers ces 13 petites paires d’yeux. Marc David


Par Marc David et Olalla Pineiro publié le 21 août 2019 - 08:29, modifié 18 janvier 2021 - 21:05