Surtout, ne rien laisser au hasard. Redoine Faïd, incarnation de la nouvelle génération de voyous, aime le travail bien fait. Lui qui brigue la médaille de Meilleur ouvrier de France dans le domaine très pointu du braquage prépare ses opérations avec la minutie du chirurgien. Croquis, études des failles, des axes de fuite, de la topographie, des forces en présence, ce garçon, né en 1972 à Creil, dans le nord de Paris, ne ménage pas sa peine avant de passer à l’attaque.
«Intelligent, atypique, d’un grand sang-froid», selon les mots d’un ancien patron de la police judiciaire, le gangster étudie sa cible sous toutes les coutures. Pas tant parce qu’il tient à préserver sa liberté que parce qu’il peaufine sa propre légende. Jeune, il s’est promis de faire mieux que les voyous à l’ancienne, de reléguer les Jacques Mesrine et autre Francis le Belge au rayon des voitures de collection, un défi qui réclamait la plus grande exigence. L’évasion spectaculaire qu’il vient de signer en quittant par les airs la prison de Réau (Seine-et-Marne), le 1er juillet dernier, lui assure d’ores et déjà une place d’honneur dans le paysage du grand banditisme français, malgré une image ternie par la mort d’une policière municipale à Villiers-sur-Marne, en marge d’une attaque de fourgon blindé avortée, le 20 mai 2010.
L’une des clés d’une telle évasion, Redoine Faïd le sait bien, c’est le timing. Le choix du dimanche matin pour passer à l’action n’est pas anodin. Le premier dimanche de juillet qui plus est, un jour où l’administration pénitentiaire est forcément en sous-effectif. Les très nombreuses visites qu’il recevait au parloir lui ont permis de faire passer ses messages sans recourir au téléphone, forcément risqué. Elles lui ont par ailleurs fourni de multiples occasions d’exercer ce sens de l’observation qui est chez lui une seconde nature, et de repérer les failles: positionnement des miradors, des issues de secours, des surveillants et des filins de sécurité disposés ces dernières années pour barrer le ciel aux hélicoptères. Car c’est par le haut qu’il allait quitter l’établissement, il l’avait décidé. Se poser dans la petite cour d’honneur devrait être un jeu d’enfant pour un pilote affûté. Le commando, lourdement armé pour dissuader toute velléité de riposte, progresserait sans trop de mal jusqu’à lui. Une disqueuse devrait permettre de faire tomber les dernières résistances.
Je me demande comment j'ai fait pour ne pas devenir fou en prison
Opération à haut risque, mais celui qu’à 20 ans les policiers surnommaient la «terreur de Creil» est du genre à capitaliser l’expérience. Et l’évasion, ça le connaît: il en a signé une première de main de maître, le 13 avril 2013 (un samedi). Pas du genre à mettre des rideaux à fleurs dans sa cellule et à attendre que vie se passe, il fait son lit tous les matins à l’aube et plie ses draps comme s’il n’allait pas dormir sur place la nuit suivante, avant de s’imposer la rigueur d’une séance de sport intensive afin de garder la forme. Au cas où son plan fonctionnerait…
Il lui restait à gérer l’humain, et ça aussi il sait faire: véritable enjôleur, doté d’un charisme certain, Redoine Faïd, issu d’une fratrie de dix enfants, est adroit dans l’art d’endormir son monde, à commencer par ses geôliers. A-t-il fait de l’un d’eux son obligé? Moyennant son amitié, ses sourires et ses mots polis, voire une somme d’argent, a-t-il convaincu un surveillant de le renseigner, l’air de rien, notamment sur l’existence de cette porte de secours bienvenue? L’enquête le dira mais, le jour J, chaque seconde compte, comme dans une attaque de fourgon. L’un de ses frères doit venir lui rendre visite l’après-midi? Le parloir est décalé au matin sous prétexte que le frangin ne saurait rater un match du Mondial. Dehors, un commando parfaitement au point a déniché le bon hélicoptère et jeté son dévolu sur le pilote idoine, l’un des meilleurs dans son genre, qui n’a pas vraiment le choix. L’exfiltration dure à peine dix minutes. Pas de blessé, pas de coup de feu, pas de violence inutile. Signé: Redoine Faïd. Avec les applaudissements des détenus.
La légende est en marche, celle que cet homme a commencé à écrire une douzaine d’années plus tôt, alors qu’il m’avait écrit de longues lettres à la suite d’un chapitre que je lui avais consacré dans le livre Parrains et caïds. Figurer dans ce Who’s Who de la pègre française, entre les parrains corses de la Brise de mer, les pontes du milieu juif, les cadors lyonnais et autres figures marseillaises ne l’avait pas choqué, au contraire: il en tirait une certaine fierté, celle d’avoir été élu par le journaliste pour incarner la relève de la voyoucratie. Et c’est avec un certain empressement que je l’avais vu venir vers moi pour de plus amples conversations, au début de l’été 2009, alors qu’il avait miraculeusement fait écourter sa peine grâce au contrat d’embauche signé par le patron d’une société d’intérim, non loin de la place de la République, à Paris.«Je me demande comment j’ai fait pour ne pas devenir fou en prison, pour ne pas mourir», confiait-il en évoquant son dernier séjour sous les verrous. Considéré à 25 ans comme un «chef de gang», celui que ses complices ont appelé «le doc», à cause de sa science, voulait se raconter.
Il brûlait de se positionner en pionnier, en inventeur, un as de la double, lui qui cloisonne sans cesse. Et au passage d’expliquer qu’il n’était pas pour rien dans l’évasion de celui qui venait de lui souffler le titre de «roi de la belle», Antonio Ferrara, un voyou franco-italien de la banlieue sud fort lui aussi d’une prestance et d’une aura de conquérant. Cette évasion historique, l’attaque de la prison à l’arme lourde depuis l’extérieur, avait permis au Petit Nino (son surnom dans le milieu) de s’arracher à sa cellule de Fresnes. Un plan mis au point par Redoine Faïd, disait-il, qu’il n’avait pu appliquer pour cause de transfert.
véritable caméléon
C’est l’époque où le voyou de Creil s’invente une vie d’auteur. Il rêve de plateaux télé et de lumière, lui qui a toujours mélangé allègrement réalité et fiction. N’est-ce pas en visionnant, en décortiquant devrait-on dire, les plans d’un film de Michael Mann, Heat, qu’il a préparé sa première attaque de fourgon? Redoine Faïd est-il Robert De Niro? Robert De Niro est-il Redoine Faïd? On se demande parfois s’il maîtrise bien le jeu de miroirs. Véritable caméléon, j’en atteste, il est aussi à l’aise dans une gargote casher, prêt à échanger quelques mots en hébreu, que dans la peau du représentant de commerce ou dans celle de l’homme d’affaires attablé dans un hôtel chic. Le fruit d’une longue pratique, celle d’un voyou rompu aux filatures, capable, pour déjouer une surveillance policière, d’entrer dans un magasin de sport et d’en ressortir déguisé en tennisman. Ni vu ni connu. Un criminel qui va au-devant de l’ennemi plutôt que de lui tourner le dos, lui qui rôdait autour des bars où les services d’élite de la police judiciaire organisaient leurs fêtes annuelles afin de photographier les visages de ceux qui seraient un jour à ses trousses.
«Son ego joue contre lui», tranche un commissaire qui le connaît bien. Alors qu’il pavoisait à la télévision, répétant qu’il avait définitivement tourné la page, Redoine Faïd avait toujours une main au feu, du moins les tribunaux ont-ils tranché en ce sens en lui attribuant un rôle majeur dans l’affaire qui a débouché sur la mort de la policière à Villiers-sur-Marne. Un grain de sable avait encore fait dérailler le plan magnifique, cruelle confirmation qu’à la différence d’un scénario, on ne maîtrise pas la vraie vie. Qu’à cela ne tienne, il avait fait entrer des explosifs en prison et s’était évadé. Un autre détail l’avait ramené derrière les barreaux moins de deux mois plus tard: la petite main qui lui servait de factotum, un petit caïd sans envergure, précisément choisi parce qu’il n’appartenait pas au milieu, avait commis l’erreur de laisser son téléphone à bord d’une voiture, permettant à la police de localiser le fugitif dans un hôtel sans prétention de la région parisienne et de l’immobiliser en pleine nuit, endormi, le calibre sur la table de chevet. Une chute mauvaise pour son image qui n’a apparemment pas pesé très longtemps sur son moral.
Dix ans après la première réunion entièrement consacrée à son cas au siège de la PJ, un honneur, Redoine Faïd fait désormais l’objet d’une traque suivie au sommet de l’Etat. Il a la Ligue 1 de la police aux trousses. Sa faiblesse: le besoin d’argent frais, indispensable quand on a la carrure d’un ennemi public numéro un, même s’il peut en l’occurrence compter sur les vieux amis de Creil. Nul doute que s’il était repris, il trouverait le moyen, depuis sa cellule, de faire de nouveau faux bond à la prison, ce cercueil où on a voulu l’enterrer vivant.
* Journaliste, écrivain, auteur de plusieurs livres sur le monde policier .