Incroyable d’imaginer des migrants sous forme de squelettes traversant les Alpes pour venir en Suisse. Et pourtant, des centaines de reliques provenant des ossements découverts dans les catacombes romaines en 1578 ont fait ce chemin pendant près de deux cent cinquante ans, transportés le plus souvent par des gardes suisses du Vatican. Johan Rudolf Pfyffer, 13e commandant de la garde, a ainsi amené 25 squelettes à lui tout seul au XVIIe siècle.
Un véritable trafic de dépouilles sous l’égide de l’Eglise catholique pour contrer les effets de la Réforme et raffermir la foi des croyants. Posséder son martyr, si possible complet, de façon à pouvoir le parer de riches soieries et bijoux (l’extravagance était de mise), c’était, pour une église, un monastère ou une riche et pieuse famille, s’assurer protection divine et prestige. Une pratique courante en Allemagne, en Autriche et en Suisse.
Faiseurs de miracles
La photographe Carole Alkabes a passé trois ans à sillonner notre pays pour en recenser les ossuaires et les gisants. Ces saints drapés comme des rois, à qui on attribuait parfois des pouvoirs miraculeux: 410 miracles et guérisons pour saint Leontius, à Muri (AG), alors que saint Dionysius, à Einsiedeln (SZ), pouvait chasser les démons. Leur installation (le déplacement de la relique se nomme la translation) était l’occasion de grandes manifestations rassemblant parfois jusqu’à 5000 personnes comme pour celle de saint Pancratius, à Saint-Gall.
Mais comment s’assurer que l’on possède un vrai saint en son sein? Les protestants se sont moqués de cette pratique fustigée par Calvin dans son Traité des reliques: vanité et bêtise. Il faut dire que les catacombes ont accueilli, au fil des siècles, des chrétiens persécutés pour leur foi, mais aussi des juifs, des Romains, des païens. Dur de trier le bon martyr du vil pêcheur. Parfois, le symbole de la palme, de l’épée ou d’un M à côté de la dépouille guidait l’excavateur officiel du Vatican, mais cela pouvait signifier aussi que le défunt s’appelait Marcus. Il faut l’avouer, les canonisations se sont souvent faites sur des ossements pris au hasard.
Par souci d’honnêteté, on les baptisait parfois saint Anonymus ou saint Incognito (il y en a un à Schmerikon (SG), mais c’était moins attractif pour l’acquéreur. Surtout lorsqu’il a dépensé 55,5 guldens pour son gisant (le prix de saint Basilius à l’abbaye bénédictine de Rheinau (ZH), le salaire de deux ans de travail d’un ouvrier.
Le livre de Carole Alkabes* fait écho à celui de l’Américain Paul Koudounaris, surnommé Indiana Bones, qui a recensé en 2013 les hauts lieux des reliques, les ossuaires d’églises et les charniers en Europe. La recherche de la photographe, jusqu’aux confins de nos campagnes où son GPS était souvent inactif, s’apparentait à une quête. Il faut avouer que l’univers de ces martyrs des catacombes, parés comme les personnages d’un film de Tim Burton, reste fascinant.
Il est le témoin d’un pan glorieux de l’histoire du catholicisme dans une époque où la mort est devenue taboue et ne s’expose plus. Saintes Faustine, Clémence et Généreuse en savent quelque chose. Elles qui reposent sous un amas de meubles dans l’entrepôt de la cure de Porrentruy. Etre et avoir été…