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Pénurie d'électricité

Roger Nordmann: «En cas de coupure, le chaos serait complet»

Il est sans doute le parlementaire fédéral le plus compétent pour parler d’énergie. Le conseiller national socialiste Roger Nordmann n’a jamais été autant sollicité par les médias, les entreprises et les citoyens que depuis la menace d’une crise énergétique. Il demande au Conseil fédéral d’agir.

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Roger Nordmann

Roger Nordmann siège à Berne depuis 2004 et tente d’influencer la politique énergétique fédérale pour libérer la Suisse des énergies fossiles.

Didier Martenet
Philippe Clot

«J’aimerais d’abord planter le décor en rappelant à vos lectrices et lecteurs quel est notre approvisionnement énergétique aujourd’hui: 60% de l’énergie consommée en Suisse est fournie par le pétrole et le gaz. Ces énergies fossiles sont chères et nous ne pouvons pas même être sûrs de disposer de suffisamment de gaz cet hiver à cause de la Russie qui joue avec le robinet des gazoducs. Même si les Européens ont fait d’énormes efforts pour importer du gaz d’autres pays par bateau sous forme liquide, il faut quand même s’attendre à un déficit de gaz de 15% à l’échelle du continent. C’est la raison pour laquelle le Conseil fédéral vise lui aussi une consommation de gaz de 15% inférieure à la moyenne annuelle nationale. Mais attention: la Suisse dépend de la bonne volonté de nos voisins pour importer ce gaz en temps réel, dans la mesure où nous n’avons pas d’infrastructures de stockage qui nous aideraient à compenser une baisse temporaire des importations.»

- Si la Suisse doit passer l’hiver avec 15% de consommation de gaz en moins, comment va-t-elle faire?
- Roger Nordmann:
On utilise les trois quarts du gaz pour le chauffage des bâtiments et un quart dans l’industrie. Même si le Conseil fédéral ne semble pas vouloir imposer de mesures d’économies aux ménages, il faut rappeler que baisser le chauffage est un levier efficace. En chauffant à 20°C plutôt qu’à 22°C comme c’est souvent le cas actuellement, on économise entre 12 et 14% de gaz. Il y a donc une marge d’économies sans trop perdre en confort.

- Et du côté de l’électricité pour cet hiver?
- En hiver, nous importons du courant, et il en manquera en Europe. Trois problèmes imprévisibles ont surgi en même temps. Le premier, c’est la panne de longue durée d’une grande partie des centrales nucléaires françaises. Le deuxième problème est une conséquence de l’incertitude sur l’approvisionnement en gaz russe. En effet, en Europe, 20% de l’électricité est normalement produite à base de gaz. Et le troisième, c’est la sécheresse de cet été qui fait baisser la production hydroélectrique. Il faut dès lors s’attendre à un manque d’électricité entre 5 et 10% en Europe comme en Suisse. Cela dépend aussi si cet hiver est ou non rigoureux.

- Entre des coupures de gaz et des coupures d’électricité, lesquelles seraient les plus dommageables?
- Très clairement les coupures d’électricité. Ne pas se chauffer et devoir se passer d’eau chaude un jour ou deux parce que le gaz manque, c’est désagréable, mais pas dramatique. En revanche, des télécommunications aux entrées des bâtiments, tout ou presque fonctionne à l’électricité. Et je rappelle qu’il faut à chaque instant injecter dans le réseau électrique exactement la même quantité d’énergie que les utilisateurs en soutirent. Et cela à l’échelle du continent, vu l’interconnexion européenne. Si la consommation est soudainement supérieure à la production de courant, des parties entières du réseau se débranchent automatiquement, conduisant à un black-out. Pour éviter une telle issue, il faut donc planifier des réductions de consommation. Si on ne s’organise pas à l’avance, il ne restera plus que l’option brutale du délestage: concrètement, un délestage, c’est une coupure d’électricité volontaire sur une partie du réseau pour maintenir le reste en fonction. Typiquement, on la couperait pendant quatre heures sur un tiers du réseau, puis pour la même durée successivement sur chacun des deux autres tiers. 

- Pourtant le Conseil fédéral n’a pas encore parlé de planifications.
- Oui et je le regrette. Le gouvernement aurait par exemple dû déjà évoquer des baisses de chauffage planifiées dans les bâtiments équipés de chauffages électriques directs ou de pompes à chaleur. Et il pourrait convenir avec de gros clients des baisses planifiées de consommation. Les hôteliers suisses ont pris les devants en proposant d’éteindre tous les minibars des chambres. C’est le genre de piste que je trouve intelligente. Il en existe d’autres dans toutes les branches d’activité, comme par exemple l’extinction des écrans publicitaires et des vitrines. Et si certaines mesures pénalisent substantiellement des entreprises, il faudra prévoir des indemnités, comme ce fut le cas avec les mesures covid. Il y a encore les consommations clairement superflues, comme les saunas et ou les jacuzzis, qui devraient être carrément interdits cet hiver. 

- En vous écoutant, on se dit finalement que quelques petits sacrifices suffisent pour éviter que tout le pays ne soit paralysé.
- Je suis en effet plutôt confiant. Les efforts cumulés des services publics, des entreprises et des particuliers peuvent permettre des économies importantes. A ce propos, le Groupe E – je précise par déontologie que je siège à son conseil d’administration – a mis en ligne sur son site web une liste de conseils d’économies d’énergie pour les ménages à l’adresse suivante. Ces conseils rencontrent beaucoup de succès. C’est un signe que la population va faire preuve de civisme et de pragmatisme. Ce qui reste préoccupant en revanche, c’est le problème du prix de l’énergie. Le marché libre dysfonctionne complètement sur ce plan-là. Pour les ménages suisses, les hausses sont encore relativement limitées, car le marché n’est pas libéralisé. Mais pour certaines entreprises, c’est dramatique. Il faudra que le Conseil fédéral prenne les devants.

- Les équipements d’importance stratégique qui ont besoin d’électricité comme les relais de téléphonie sont-ils alimentés par des réseaux indépendants qui les mettent à l’abri des coupures d’électricité?
- Non. Et c’est un très gros souci. En cas de délestage, tout s’éteint: l’informatique des gares, les ventilations des tunnels autoroutiers, etc. Quant aux mâts de télécommunication que vous avez évoqués, certains sont certes équipés de batteries conçues pour les alimenter de une à trois heures. Mais si l’arrêt de l’alimentation électrique dure plus longtemps, ils s’éteindront à leur tour et nos smartphones ne serviront plus à grand-chose, tout comme les téléphones fixes qui sont désormais connectés par la fibre optique, elle aussi dépendante de l’électricité. Disons-le clairement; le chaos sera complet, sauf dans les hôpitaux et d’autres infrastructures équipées de puissantes génératrices. C’est la raison pour laquelle, il faut que chacun fasse tout son possible pour diminuer le risque de délestage qui paralyserait une ou plusieurs régions du pays. 

- C’est la démonstration d’un manque d’anticipation au niveau national, ce que vous dites.
- Je dirais plutôt que ces plans de délestage ont été conçus avant l’ère de l’électronique omniprésente. A l’époque, un délestage était moins dramatique qu’aujourd’hui. Désormais, nous dépendons tellement de l’électronique que, si celle-ci n’est plus alimentée, tout ou presque s’arrête. Il est donc essentiel que le Conseil fédéral adopte des directives pour réduire de quelques pour cent la consommation de manière à éviter ces délestages.  Et le gouvernement doit au plus vite discuter avec les utilisateurs et les distributeurs d’électricité, qui ont fait des propositions intelligentes. Je comprends les protestations notamment de l’Union suisse des arts et métiers (USAM), qui estime n’avoir été ni écoutée ni informée. Si les directives fédérales sont  transparentes et fixées à l’avance, les ménages et les entreprises pourront se préparer et les appliqueront intelligemment. 

>> Lire aussi: Energie: le prix (fort) de notre arrogance (éditorial)

- Et comment, dans un pays pourtant réputé ultra-prévoyant, en est-on arrivé à devoir, au fond, bricoler des solutions à la va-vite face à ce risque énergétique
- Si on prend du recul, cette inertie a deux grands volets. Le premier c’est notre dépendance aux énergies fossiles. Nous n’avons pas assez investi dans l’efficacité énergétique pour réduire notre consommation de pétrole et de gaz. Pour le chauffage, il faut aussi isoler les bâtiments, bien sûr, et favoriser d’autres énergies pour le chauffage. Je pense au bois, à la chaleur du sous-sol, au chauffage à distance, au chauffage solaire thermique ou encore au stockage saisonnier de chaleur selon le système de la firme bernoise Jenni. Les pompes à chaleur auront un rôle important à jouer, car elles sont quatre fois plus efficientes que le mazout. Mais on ne pourra pas tout faire avec des pompes à chaleur, car cela demanderait trop d’électricité en hiver. Et il faut électrifier toute la mobilité, un moteur électrique étant quatre fois plus efficient que les moteurs à essence, qui gaspillent 75% d’énergie en chaleur. Les technologies sont là, c’est surtout un problème de lenteur dans l’investissement. 

- Voilà pour le volet énergies fossiles. Et l’autre grand volet, c’est celui de la production d’électricité, qu’il va falloir doper pour remplacer justement les énergies fossiles économisées.
- C’est le point central, car il faudra non seulement remplacer le courant des vieilles centrales nucléaires, mais aussi en produire davantage pour les voitures électriques et les pompes à chaleur dont nous aurons besoin pour lutter contre le réchauffement climatique. Notre consommation électrique va augmenter d’un tiers environ d’ici trente ans.  Ainsi,  en 2050, un kWh sur deux devra être fourni par des installations qui n’existent pas encore aujourd’hui, autant dire que cela représente d’énormes investissements. En Suisse, nous avons pris un énorme retard: les nouvelles énergies renouvelables ne couvrent que 9% des besoins en électricité, contre 38% en Allemagne. Nous devons nous ressaisir.

- Le solaire sera l’acteur principal de cette mutation alors que c’est durant la saison froide que nous produisons le moins de courant.
- En effet, c’est le solaire qui a le plus grand potentiel. Par chance,  nous avons déjà des batteries très performantes: les barrages qu’on remplit durant l’été pour disposer de leur puissance en hiver. La conseillère fédérale Simonetta Sommaruga a négocié en novembre passé un accord pour en rehausser 13 et en construire deux nouveaux (Gorner et Trift), ce qui est une excellente chose. Mais il faudra aussi du solaire en haute altitude (qui produit autant d’électricité en hiver qu’en été grâce à la réflexion de la neige) et de l’éolien, plus productif en hiver. Pour avancer, la simplification des procédures est indispensable, ce que le département de Sommaruga a proposé en janvier. Nous devrons aussi utiliser les surplus d’électricité renouvelable pour produire durant l’été de l’hydrogène ou du méthane renouvelable, les stocker et les employer pour produire de l’électricité en hiver.

- Reste qu’il s’agit là d’une musique d’avenir et que cet hiver sera peut-être celui du chaos énergétique. Est-ce dû à un leadership fédéral défaillant? Car autant Madame Sommaruga que Monsieur Parmelin semblent dépassés par la situation.
- Deux décisions ont déjà été prises pour cet hiver: la réserve hydraulique et la mobilisation de génératrices diesel. Ces dernières émettent plus de CO2 que les centrales à gaz allemandes, mais nous ne les utiliserons en principe que pour un hiver, vu que pour l’hiver suivant, les capacités européennes d’importation de gaz par bateau auront été renforcées! En réalité, le problème est plus fondamental: en  Suisse, nous avons perdu l’habitude d’investir dans l’énergie. Dans les années 1950, on a investi 4% du PIB dans le système électrique et ces dernières années 0,5% seulement, soit huit fois moins. Nous vivons aujourd’hui de la substance construite par nos grands-parents. Et l’autre problème, c’est que nous avons pris l’habitude d’une énergie invisible dans le territoire. Le gaz et le pétrole, on les importe et on ne les voit pas à part quelques cuves. L’uranium et les déchets nucléaires, on ne les voit pas non plus. A l’avenir, avec le solaire qui va se multiplier, avec aussi les éoliennes et le rehaussement de barrages, la visibilité de l’énergie sera plus grande et fera bien davantage partie de notre quotidien. 

- Cette invisibilité des énergies fossile et nucléaire n’était-elle pas un avantage? 
- Non, elle nous a au contraire piégé, en nous faisant oublier leur existence et leurs conséquences, comme les déchets et le réchauffement climatique.  
C’est un peu le syndrome de Ballenberg: on reste prisonnier d'un paysage immuable, qui induit aussi un réflexe systématique d’oppositions à ce type de projets. La politique reflète cette psychologie de masse et a préféré se contenter du minimum. Et les leaders ont pensé aussi que le marché ferait le reste, ce qui n’a pas été le cas. Dans le même temps, les lobbys pétroliers et nucléaires ont défendu leur pré carré en freinant des quatre fers le développement des énergies renouvelables. Finalement, la visibilité territoriale des énergies renouvelables nous ramène à la conscience de la valeur de l’énergie et l’impératif de l’utiliser parcimonieusement!

- C’est un constat désespérant que vous faites là…
- Oui, mais nous sommes capables de nous ressaisir. La Suisse sait mener de grands projets comme les nouvelles transversales ferroviaires. Dans le social, l’AVS était aussi un grand projet. Et puis il y a aussi un effet d’entraînement qui commence à se manifester: le voisin qui installe du solaire sur son toit, cela intrigue. Les autres propriétaires s’y mettent à leur tour après avoir vérifié que c’était un bon investissement.

- Notre réseau électrique est-il trop vétuste pour être efficient?
- Il est excellent et très solide. Mais on ne sait pas très bien ce qui s’y passe, faute d'instruments de monitoring modernes. L’électronique permettra une gestion plus rationnelle des périodes de consommation par exemple. Mais il ne faut pas s’attendre à des miracles non plus, car les lois de la physique sont implacables.

- Aujourd’hui, faut-il constater l’échec de notre politique énergétique?
- L’échec, c’est d’être encore dépendant à 60% des énergies fossiles sur l’ensemble de la consommation. Et de dépendre pour un tiers de la production électrique de quatre réacteurs nucléaires âgés en moyenne de 46 ans! Les taxes d’incitation n’ont pas suffi. On ne peut pas tout faire reposer sur l’individu en se contentant de taxer les énergies sales pour en diminuer l’utilisation. Il faut aussi soutenir l’investissement dans les nouvelles technologies. C’est pour cela que le PS et les Verts lancent le projet d’initiative pour un fonds pour le climat, un fonds d’investissement solidaire d’intérêt général.

- Mais si on vous obligeait à parier 1000 francs sur des coupures de courant en Suisse cet hiver, miseriez-vous sur le scénario avec ou sans délestage?
- Je miserais sur l’option sans délestage, tout en ayant conscience d’un risque bien réel de perdre mon argent. Mais j’insiste: le gouvernement doit prendre les devants, préparer des mesures de manière transparente et arrêter de faire du pointillisme juridique. Dans la loi, il est marqué que le Conseil fédéral peut prendre des mesures en cas de pénurie «imminente». Au lieu d’écouter certains juristes qui affirment qu’un problème d’infrastructure qui se concrétisera dans trois mois n’est pas «imminent», le Conseil fédéral doit présenter maintenant un vrai plan de bataille pour gérer cet hiver intelligemment, en minimisant les dommages. 

Par Philippe Clot publié le 31 août 2022 - 11:18