Cela faisait plus d’un an que Doris Leuthard avait évoqué son intention de quitter le Conseil fédéral, au plus tard en 2019. Alors jeudi dernier, quand un journaliste alémanique lui a téléphoné «à propos de Doris», Ruth Leuthard a d’abord cru qu’on venait encore l’asticoter pour avoir une date précise. Au mauvais moment: elle retrouvait des amies au restaurant pour jouer au jass. «Le départ de Doris, je n’en sais rien, je lui ai répondu. Quand il m’a dit qu’elle venait de l’annoncer, j’ai eu du mal à le croire. Elle ne l’avait dit à personne.» Le regard incroyablement bleu de l’Argovienne de 85 ans brille. «C’est mieux ainsi. Nous aurions sans doute pleuré toutes les deux.»
Lors de la conférence de presse, la conseillère fédérale a été submergée par l’émotion au moment d’évoquer sa famille, «zu kurz gekommen» (négligée) ces dernières années. Ici à Merenschwand (AG), les liens qui unissent les Leuthard sont inscrits dans la pierre. L’un des frères de Doris réside dans une maison avoisinante avec sa famille. Et depuis la petite terrasse de celle où ont grandi ses quatre enfants, Ruth a vue sur les allers et venues de son aînée, 55 ans, qui vit avec son mari dans la demeure blanche en contrebas. «A 5 h 30 le lundi, elle part pour Berne avec son chauffeur, mais dès qu’elle le peut, elle monte me dire: «Comment ça va Mami?»
Sollicitude
Ces derniers temps étaient devenus plus compliqués, confie Ruth. «Depuis que Doris avait signifié son intention de partir, les questionnements autour de son départ s’étaient multipliés. Comme si on voulait la pousser dehors», s’indigne-t-elle. Il s’agissait plutôt de curiosité, un départ du Conseil fédéral constituant un événement dans un paysage politique avare en événements, avançons-nous. La maman fait la moue. «De toute façon, ces derniers temps, je la trouvais fatiguée. Au Tessin cet été, elle restait scotchée à ses écrans jusqu’à tard, toujours connectée à Berne. Je lui ai dit: «Doris, ça ne va pas, tu me fais souci.» Elle me répondait: «Mais non, je suis forte.» Elle a très bien travaillé pour la Suisse, mais je suis contente qu’elle arrête.»
En janvier 2016, les Leuthard ont perdu le patriarche, Leonz, dont un grand portrait entouré de bougies accueille les visiteurs dans l’entrée. «Doris était très attachée à son papa. Ils se sont toujours extrêmement bien entendus et il était incroyablement fier d’elle. Depuis, elle veille sur moi. Elle remarque tout de suite s’il me manque quelque chose, elle fait mes paiements parce que moi ça me dépasse.» Ruth a elle aussi pu épauler sa fille. «Après la mort de son père, on m’a appelée de Berne. «Ruth, Doris a besoin de toi. Tu es le peuple», m’a dit son équipe.» Elle s’arrête. «Doris va me dire: «Mami, tu as encore trop parlé!»
Impossible de lui demander d’être objective quant à l’énorme popularité de sa fille, mais elle ne se fait pas prier pour en parler. «Doris est toujours restée la même, ouverte, simple, pas compliquée. Et engagée, comme dans la société de gymnastique qu’elle a présidée. Religieuse, aussi.» Avant son entrée au gouvernement en 2006, Doris Leuthard était partie se recueillir dans un couvent. L’année dernière, la cheffe du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) a emmené sa mère à bord de l’avion de la Confédération pour la visite avec le pape François. Animal politique, elle a également su toucher les femmes lorsqu’elle a évoqué les enfants qu’elle aurait aimé avoir et qui n’étaient jamais venus. Sa mère acquiesce, sans mot dire cette fois.
Le goût de la politique, celle qui est devenue la cinquième conseillère fédérale de l’histoire l’a acquis lors des repas dominicaux qui rassemblaient la famille élargie, ses oncles et tantes, sa grand-mère paternelle qui a vécu longtemps chez ses parents. Secrétaire communal de Merenschwand durant près de quarante ans, Lorenz Leuthard a également siégé au parlement cantonal, sous les couleurs, bien sûr, du PDC. «Toute jeune, Doris servait le café et s’intéressait déjà aux discussions.» Le goût des gens s’est transmis de mère en fille. «Notre maison a toujours été ouverte. A nos enfants, nous avons dit très tôt qu’ils devaient parler simplement pour pouvoir être compris de tous, jeunes et vieux. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai toujours apprécié [Adolf] Ogi.»
«Les femmes sauvages»
Ruth a grandi dans une ferme en Argovie. A 16 ans, elle travaille comme serveuse l’hiver. En 1957, avec sa sœur Ida, elle reprend la gestion d’un établissement à Sarmenstorf. «En ce temps-là, les femmes n’allaient pas au restaurant, raconte-t-elle, l’œil qui frise. Il s’appelait Zum Wilden Mann («chez l’homme sauvage»), nous l’avons rebaptisé Die Wilden Frauen («les femmes sauvages»). Deux femmes qui dirigent un restaurant, c’était une rareté! Même le chœur de l’église a passé la tête. «Ce n’est pas trop cher?» «Entrez, entrez», on leur a dit! C’était ouvert à tous! Ma sœur avait fait venir un juke-box.» Elle s’agite sur sa chaise. «Les jeunes filles voulaient danser!» Plus tard, elle a poussé Doris à prendre un job de serveuse à son tour. «Vous apprenez énormément sur les gens en faisant ce métier.»
Elle-même aurait voulu continuer, mais entre-temps elle s’était mariée et il lui a fallu choisir. «A 30 ans, mon père m’a rappelé que j’avais toujours dit vouloir une famille. Et c’était vrai.» Alors elle a eu Doris, puis Thomas, Fabian et Maurus, qui lui ont donné six petits-enfants. «Pas une seule seconde je n’ai regretté mon choix. Jamais.» Doris était-elle la cheffe de la fratrie? «Non, non, sourit la maman. Mais c’est sûr qu’elle a toujours été entreprenante, elle a toujours volontiers fait les choses. Même maintenant, ses frères disent: «Ah, pour ça, c’est Doris qui doit décider.» Aujourd’hui encore, elle a le dernier mot.»
Dans quelques jours, Ruth Leuthard aura 86 ans. L’idée de célébrer l’anniversaire au restaurant a été abandonnée au profit de la maison maternelle, afin que la ministre puisse être relaxée. Et après? «Elle va voyager avec son mari, prendre le temps de découvrir ces pays qu’elle n’a visités qu’en coup de vent. Je la verrais bien reprendre un restaurant», lance-t-elle dans un éclat de rire. «Ce qui est sûr, c’est qu’elle ne va pas s’arrêter. Elle m’a dit: «Même quand je ne serai plus conseillère fédérale, je vais continuer à m’activer.» Mais d’abord, elle va s’offrir des grasses matinées.» Quelques minutes plus tard, le chauffeur de Doris vient saluer notre hôte: sa fille est rentrée de Berne, où la session a pris fin. Il est temps de les laisser se retrouver.