Tout pour un bon film. Le célèbre Russe ressuscité après avoir été empoisonné au fond de la Sibérie. Aminci (12 kilos en moins), les traits du visage marqués, il souriait à la vie, à côté de sa belle femme blonde, au sortir de l’hôpital de la Charité, à Berlin, où les médecins ont réussi à le sauver. Où il a eu droit à une visite surprise, la chancelière Angela Merkel en personne. Mais quelle destinée a conduit là ce héros de la lutte contre le puissant Poutine? En s’y penchant, on découvre une personnalité aux facettes peu connues.
Ainsi, on n’a guère parlé de sa venue à Paris, le 30 avril 2020. Entendu à sa demande par un juge d’instruction de Vannes, à la suite d’une plainte qu’il a déposée en 2018 contre le célèbre parfumeur Yves Rocher. Pour «dénonciation diffamatoire». Histoire bizarre. En 2008, cette entreprise française bien établie sur le marché russe développait ses ventes par internet. Mais la poste fonctionnait mal. Il fut décidé de recourir à une entreprise de logistique, une sorte de DHL, détenue par Alexeï Navalny et son frère Oleg. Survint un différend. Les marges auraient été indûment surfacturées. Un tribunal de Moscou condamna Alexeï à 3 ans et demi de prison avec sursis, et Oleg à la même peine mais ferme, qu’il a purgée dans une colonie pénitentiaire. De recours en recours, la Cour européenne des droits de l’homme, organe du Conseil de l’Europe dont la Russie fait partie, comme la Suisse, cassa le jugement et condamna la Russie à payer 10 000 euros aux deux frères. La plainte déposée à Vannes contre Yves Rocher n’a pas encore été tranchée.
Cette affaire indique qu’Alexeï Navalny est un homme politique et aussi un homme d’affaires qui a de la suite dans les idées. Il n’en manque pas non plus dans son combat civique. D’où surgit cette destinée qui l’a propulsé à la célébrité mondiale?
Sa famille était bien sage au temps de l’URSS. Son père, né en Ukraine à côté de la centrale nucléaire de Tchernobyl qui explosa en 1986, rendant toute la région inhabitable. Avant la catastrophe, le petit Alexeï y passait ses vacances chez sa grand-mère. Les parents du héros s’étaient établis à Moscou, où ils dirigeaient une entreprise de vannerie. A l’âge de 22 ans, le jeune Navalny obtenait un diplôme de droit à l’Université russe de l’amitié des peuples, puis un autre à l’Université des finances de la Fédération de Russie, étudiant particulièrement les marchés d’actions. Il obtint une bourse, avec l’appui du champion du monde d’échecs Garry Kasparov, pour étudier six mois à l’Université Yale, aux Etats-Unis, où il noua de précieux contacts, notamment au sein d’une fondation qui tente de créer «un réseau mondial pour la compréhension internationale».
Son savoir pointu lui fut fort utile dans le combat qu’il engagea dès 2009, alors qu’il était conseiller du gouverneur de l’oblast de Kirov sur la Volga, contre la corruption et les détournements de fonds dans les entreprises publiques. Avec quel palmarès! Deux ans plus tard, 45 des 75 plaintes qu’il avait déposées étaient couronnées de succès et valurent un retour dans les caisses de l’Etat d’environ 1 milliard d’euros. Sa plus grosse affaire tournait autour de l’opérateur de pipelines Transneft, dont il démonta et publia les preuves de plusieurs détournements, notamment au bénéfice de proches du Kremlin. Sa technique? Il achetait des actions de plusieurs géants de l’économie russe, obtenait ainsi les rapports d’activité et les comptes, il décortiquait tout cela et publiait ses révélations. Notamment sur sa page internet RosPil. Ce qui valut toutes sortes d’ennuis à une foule d’acteurs de ce monde fortuné. Mieux encore: en 2015, il diffuse sur sa chaîne YouTube un documentaire qu’il a réalisé, intitulé Tchaika («la mouette»), du nom même du procureur général de Russie, Juri Tchaika, une enquête sur les manigances financières douteuses de sa famille. Rien ne l’arrête. En 2016, il dépose une plainte contre le beau-fils de Poutine, qui possède 17% des actions du groupe pétrolier Sibur. Sans succès cette fois.
Les assauts de la Fondation anti-corruption de Navalny ne cessent pas. En 2017, c’est le premier ministre, Dmitri Medvedev, qui est visé. Ce personnage qui se veut moderne, promoteur des technologies, libéral en économie et même prêt, disait-il, à ouvrir le jeu politique, est tombé en disgrâce (il a dû quitter le pouvoir en janvier 2020) peut-être bien à la suite d’un film diffusé sur YouTube (33 millions de vues en Russie): Ne l’appelez pas Dimon. Il y est accusé d’avoir accumulé un important patrimoine immobilier en Russie et en Italie, où il aime passer des vacances. Reproches rejetés par l’intéressé et Poutine. Des photos de la luxueuse datcha du politicien montre un immense étang aux canards avec ce commentaire: «Même eux vivent comme des rois!» Du coup, le malheureux volatile est devenu la mascotte du mouvement anti-corruption, brandie dans les manifestations comme l’accusation des corrompus. Ces révélations ont jeté dans la rue des dizaines de milliers de manifestants dans des dizaines de villes à travers la Russie. Entraînant des centaines d’arrestations, dont celle de Navalny. Une de plus. Mais à chaque fois, il est relâché. Au total, il a passé tout de même quelques semaines en prison. Il s’y trouvait justement lorsqu’une de ses cibles, l’ancien garde du corps de Poutine Victor Solokov, le provoqua en duel, promettant d’en faire «une bonne et juteuse côtelette». Ce qui n’eut pas lieu.
Sa carrière politique a été plus longue à démarrer. Dès 2011, il tente d’organiser et de fédérer les forces d’opposition. En 2013, il se porte candidat à la mairie de Moscou et, malgré bien des tracasseries, obtient 27% des voix. Il dénonce des truquages. Et rebelote, il se porte ensuite candidat aux élections présidentielles de 2018. Les ennuis s’enchaînent. Perquisitions, surveillances, intimidations auprès de ses supporters. Un inconnu lui jette au visage un bizarre produit qui lui causera de sérieux problèmes aux yeux. Enfin, en raison de condamnations antérieures, il est exclu de la course. Poutine est réélu avec 76,7% des voix.
La lutte continue. Navalny, après s’être souvent querellé avec d’autres opposants, revendique la ligne du smart vote, du soutien systématique à toutes les forces qui tentent de se dresser contre Russie unie, le parti de Poutine. Des ultra-libéraux aux communistes. Mais quel est, au fond, son idéal? Est-il un homme obsédé par le pouvoir ou un convaincu de la démocratie? Pas facile de répondre. C’est d’abord un habile politicien. Il a beaucoup varié au chapitre de ses convictions. Il se montra longtemps un nationaliste à tendance xénophobe, actif notamment dans la fondation Narod, interdite par la justice pour extrémisme. «Jamais je ne soutiendrai la position selon laquelle en Russie le nationalisme est une chose terrible qu’il faut interdire, déclarait-il lors de sa candidature à la mairie de Moscou. En France, en ce moment, le Front national connaît une période de poussée frénétique de sa popularité. Vous parlez d’une horreur, Alain Delon soutient Marine Le Pen! Et des processus analogues ont cours dans toute l’Europe. Et alors, allons-nous boycotter les croissants français? Ou bien dire carrément que les Français ont le droit de faire ça, et pas les Russes?» Il s’en est aussi maintes fois pris aux étrangers établis en Russie: «Savez-vous que 50% des crimes sont commis par eux?» La propagande officielle l’attaque également sur ce terrain, avec une vidéo sur YouTube où il est carrément comparé à... Hitler!
Il est plus modéré maintenant et concentre ses efforts pour liguer toutes les oppositions. Notamment en Sibérie, où des gouverneurs se rebellent contre certaines décisions du Kremlin qui limitent leurs pouvoirs. Ils ne sont guère connus pour leurs convictions démocratiques et leur probité civique, mais ils critiquent Poutine, donc Navalny les soutient.
Avec un succès symbolique tout récent. Mi-septembre se tenaient les élections régionales. Or, à 3600 kilomètres de Moscou, deux candidats d’opposition ont été élus au Conseil municipal de Tomsk avec plus de 50% des voix, dont une jeune femme qui dirige le bureau local de l’organisation de Navalny. On est loin du raz-de-marée.
Là, le film s’accélère. Le 20 août, dans cette ville, Navalny qui y était venu soutenir ses sympathisants, a été empoisonné. Par une substance proche du désormais célèbre Novitchok, un poison d’usage militaire d’une violence inouïe qui peut tuer instantanément plusieurs personnes. Il est douteux que ce soit cette préparation qui ait atteint le malheureux puisque celui-ci eut le temps de prendre son avion du retour à Moscou. Une variante de ce produit? Possible. Après avoir été contaminé par un verre dans sa chambre d’hôtel? Par un thé à l’aéroport? L’énigme reste entière à ce jour.
Navalny se tord de douleur lors du vol. L’avion atterrit d’urgence à Omsk, où les médecins de l’hôpital le plongent dans un coma artificiel, niant l’empoisonnement avec plus ou moins de conviction. Il est ensuite transporté à Berlin à bord d’un jet privé payé par l’ONG Cinema for Peace, nom bien adapté à la circonstance. Il se réveille après trois semaines de sommeil forcé, encore fragile. Mais il est sauvé. Il a quitté l’hôpital. Tous les spécialistes allemands, en concertation avec des Français, des Suédois, des Britanniques, sont sur la piste du poison. Il y a encore des doutes sur sa nature exacte, pas sur son efficacité.
Navalny, lui, n’a pas de doute sur celui qui a commandité le forfait: Poutine. Les connaisseurs de la Russie sont moins catégoriques. S’il est coupable, pourquoi l’aurait-il laissé partir en Allemagne, assurant ainsi une immense publicité au forfait? Le très habile homme du Kremlin aurait eu bien des moyens de mettre hors jeu cet opposant turbulent, ne serait-ce qu’en le gardant en prison. Sans prendre le risque d’une crise internationale qui contrarie fortement ses projets. Notamment celui de l’arrêt du pipeline qui relie directement la Russie à l’Allemagne (Nord Stream) dont il ne manque que 160 kilomètres dans la mer Baltique. Renoncement exigé par la droite allemande en représailles à la suite de ce drame. Avec d’autres menaces de sanctions. Punir la Russie, c’est plus facile que de s’en prendre au dictateur chinois Xi Jinping, qui sait éliminer ses opposants de manière moins voyante, qui ne tolère pas un mot ni une image critique sur les réseaux sociaux mis sous son contrôle, qui emprisonne des populations entières sans fâcher les Occidentaux. Cette disparité de traitements n’a pas empêché l’Union européenne de décréter de nouvelles sanctions contre les dirigeants russes.
Poutine a-t-il craint un développement contestataire à l’image de la Biélorussie? La situation n’est guère semblable. Dans ce pays, beaucoup plus petit, c’est quasiment toute la population qui s’est dressée et se dresse encore chaque week-end contre le dictateur vieillissant Loukachenko, maintenu par la force sur son siège. Cela spontanément, sans même que la foule suive les appels de quelque opposant charismatique. En revanche, si la popularité de Navalny est bien réelle dans les milieux cultivés, dans les villes, elle l’est beaucoup moins dans les campagnes profondes. Les cercles d’opposition restent très divisés. Le grand soir anti-Poutine ne paraît pas près d’arriver, bien que la cote de celui-ci soit en baisse partout (30% de soutien d’après un sondage). La population est lasse, inquiète de la réforme des retraites annoncée, du pouvoir d’achat qui s’érode, du manque de perspectives. Et le Covid-19 en plus, qui aurait causé plus de 22 000 décès. Ce qui ne plaide pas en faveur de Poutine, c’est son refus de prononcer le nom de la victime et d’accepter une enquête internationale sur sol russe. Signe de faiblesse.
Qui d’autre aurait pu faire le coup? Les scénaristes du film à suspense ne peuvent pas se contenter de la piste trop simple du Kremlin. Tel ou tel service de répression trop zélé? Peu probable. Ou quelque mafia inquiétée par les investigations du justicier? Pas invraisemblable. Navalny a dans son collimateur un si grand nombre de corrompus fort riches et fort puissants prêts à tout pour se défaire d’un tel gêneur. Et les redoutables poisons ne sont pas si difficiles à obtenir à ce degré de puissance.
Navalny rentrera-t-il en Russie? Moscou dit accepter cette éventualité. Mais les services secrets font tout pour l’en dissuader. Ils séquestrent certains de ses logements et de ses bureaux, en quête de preuves d’une collusion avec l’étranger. A la mi-octobre, la star se repose, bien gardée par la police, à 30 kilomètres de la frontière suisse, dans un hôtel d’Ibach, près de Waldshut, dans le Bade-Wurtemberg. A quand une conférence en Suisse? Il y aurait du monde!
Suspense… Une seule chose est sûre: tôt ou tard, un film racontera cette histoire. Dans le registre du manichéisme ou celui de l’embrouillamini, si nécessaire aux bons polars.