- En mai 2017, un appel téléphonique de la gendarmerie de Mantes-la-Jolie vous apprend que la tombe où reposent votre mère et votre frère David a été profanée. Trois semaines plus tard, vous tombez enceinte alors que vous essayiez de concevoir un enfant depuis dix ans. Vous y voyez un signe…
- Sarah Biasini: Lorsque la profanation est arrivée, j’ai d’abord été accaparée par des tâches concrètes: me rendre sur place, écouter la policière et le maire me raconter ce qu’il venait de se passer, payer le marbrier qui avait ressoudé la pierre tombale à son socle, demander la marche à suivre s’agissant de l’enquête qui allait commencer mais qui n’a jamais abouti. Ce n’est que le soir de cette journée et les jours qui ont suivi que le lien entre la profanation et la procréation s’est imposé à moi et que je me suis posé plusieurs questions. Qu’est-ce que cet événement me raconte? En capacité de procréer depuis plus de vingt-cinq ans, sans contraception depuis dix ans, deux tentatives d’insémination infructueuses, c’est maintenant que ça marche? Réenterrer ma mère a-t-il été libérateur pour mon corps? Même si une partie de moi comprenait la part de hasard dans toute cette histoire, une autre a essayé de lui donner un sens.
- Dans votre livre, vous n’écrivez qu’une seule fois le prénom de votre mère, Romy Schneider. Trente-neuf ans après sa mort, ce nom est-il toujours douloureux à prononcer?
- Sarah Biasini: Je n’aime pas dire son nom d’actrice, de travail, celui auquel elle répondait quand d’autres l’appelaient. Ce nom qui ne m’a jamais appartenu ne m’intéresse pas. En revanche, personne d’autre que moi ne peut l’appeler «ma mère». C’est ma prérogative. De plus, on n’appelle pas ses parents par leur nom ou par un surnom. C’est nier la filiation et la spécificité de la relation. Un jour, je devais avoir 6 ou 7 ans, j’ai appelé mon père par son prénom pour jouer à l’adulte. Il s’est énervé. Pour sa fille, il ne voulait qu’une seule identité, celle du père.
- Vous avez été dépossédée de votre mère à trois niveaux: par le public, qui s’est approprié l’icône, par la mort, qui l’a emportée trop tôt, et par votre mémoire, qui vous fait défaut…
- Pendant longtemps, lorsque les gens me demandaient si j’avais des souvenirs de ma mère, je répondais que je préférais les garder pour moi. La vérité, c’est que je n’ai presque aucun souvenir de petite enfance. Je m’en suis longtemps voulu, comme si c’était anormal, comme si je ne pouvais pas être sa fille si je ne me souvenais de rien. Lorsque l’on ne conserve presque aucun souvenir de quelqu’un, on ne se sent pas légitime pour en parler. On en vient même à se demander si cette personne a réellement existé, si elle était vraiment notre mère.
- Vous avez très peu connu votre mère et, pourtant, elle vous accompagne partout, même dans la salle de travail…
- Quelques minutes avant la naissance de ma fille, une infirmière est entrée dans la salle d’accouchement. Elle s’est campée à ma droite, m’a regardée et m’a dit entre deux contractions: «Oh, vous ressemblez à quelqu’un, vous…» J’ai été reconnaissante lorsqu’une autre infirmière lui a rétorqué: «Ah non, hein! C’est son moment, là!»
- Quelle mère est-on lorsque l’on a été privée de la sienne à l’âge de 4 ans et demi?
- Une mère surprotectrice, qui confond parfois ses besoins avec ceux de son enfant. L’idée m’a traversée de ne pas inscrire ma fille en crèche, de la garder avec moi jusqu’à son entrée obligatoire en maternelle, voire de la garder pour moi seule et de lui faire ses premières années d’école, comme j’aurais voulu le faire avec ma mère. J’ai compris que mes réactions étaient excessives, car, de manière inconsciente, je cherchais à soigner l’enfant que j’avais été. Lorsque l’on a perdu sa mère et son frère aussi jeune que moi, on développe une conscience aiguë de l’impermanence des êtres et des choses (David est décédé en 1981, à l’âge de 14 ans, à la suite d’une chute accidentelle, ndlr). J’embrasse et couve autant Anna parce que j’ai peur qu’il lui arrive quelque chose, une maladie, un virus que je n’aurais pas su éviter, et que tout s’arrête, brusquement. Bien sûr, je sens les risques qu’entraîne cet amour craintif, angoissé, et je sais que je ne peux pas mettre ma fille sous cloche. Inévitablement, elle va tomber, se brûler, se couper, comme tous les enfants.
- Vous avez également peur qu’Anna se retrouve orpheline de mère. Ce livre, vous l’avez écrit en partie pour laisser derrière vous une trace tangible de votre amour s’il devait vous arriver quelque chose…
- J’ai si peu de ma mère. Les rares souvenirs que j’ai d’elle se résument à des flashs, à des images floues. Heureusement, les tiroirs de ma grand-mère paternelle, Monique, débordent de diapositives, de planches-contacts, de photographies. Quand la mort nous empêche de connaître quelqu’un, chaque souvenir, chaque cliché compte. L’amour que ma mère me portait est visible sur toutes ces photos. Bien sûr, il y a ses films. Mais l’actrice ne m’intéresse pas. De l’autre côté de l’écran, les mots qu’elle prononce ne sont pas les siens et ils ne me sont pas destinés. J’aurais aimé qu’elle me parle à travers un livre qu’elle aurait écrit rien que pour moi, mais elle ne pouvait pas imaginer ce qui allait lui arriver. S’agissant de ma fille, je veux parer à toutes les éventualités. Si je disparais plus vite que prévu, je dois lui laisser quelque chose de moi. Ma mère avait 43 ans quand elle est partie rejoindre mon frère. C’est l’âge que j’ai aujourd’hui. La moindre douleur me renvoie à l’impératif de rester en bonne santé pour optimiser mes chances d’accompagner le plus longtemps possible ma fille. Je l’ai eue tard et j’ignore dans quelle condition physique je serai quand elle aura 20 ans, mais j’espère être suffisamment en forme et à la page pour qu’elle me considère comme sa meilleure amie et que l’on puisse faire les boutiques ensemble.
- Revenons à votre grand-mère paternelle. Vous avez tissé une relation très étroite avec Monique Biasini, que vous considérez comme votre «mère-grand-mère»…
- C’est dans ses bras que j’ai grandi et que je redeviens enfant. Après le décès de ma mère, en 1982, mes grands-parents paternels m’ont prise chez eux, à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines). Ma grand-mère est devenue mère pour la troisième fois à 51 ans. J’ai une place à part dans son cœur. Je suis en effet sa première petite-fille, et sa fille en même temps. C’est à elle que je pose toutes les questions de femme, de future mère. Aujourd’hui, à 89 ans, après avoir fumé pendant trente ans un paquet et demi de Rothmans rouges par jour, elle est toujours dans une forme olympique. Dès qu’Anna franchit le seuil de sa porte, Monique est dans les starting-blocks, prête à jouer avec elle. A presque 90 ans, je la retrouve à plat ventre, à quatre pattes, sur le dos ou, pire, dans une course poursuite autour de la table du salon. Elle est époustouflante d’énergie! Je ne fais pas la moitié des activités qu’elle fait avec Anna. Parfois, je m’inquiète, je n’ose pas laisser ma fille plusieurs jours d’affilée chez son arrière-grand-mère, mais elle me répond toujours: «Les grands-mères sont faites pour ça. Si je n’en étais pas capable, je te le dirais. C’est fatigant, mais je me sens vivante, utile.»
- C’est d’autant plus admirable que, aujourd’hui, on assiste au phénomène inverse. Certains grands-parents ont des emplois du temps bien chargés et ne veulent plus s’occuper de leurs petits-enfants…
- Effectivement, j’ai entendu des témoignages en ce sens autour de moi. Les grands-mères d’aujourd’hui manquent de patience et ne s’attendrissent plus autant devant leurs petits-enfants. Certains grands-parents préviennent même, avant la naissance du bébé, qu’ils n’ont pas l’intention d’être des baby-sitters. En rejetant leur petit-enfant, ils rejettent aussi leur enfant. Ce double rejet est très violent et peut réveiller des souffrances lointaines. Car ce que le grand-parent donne à son petit-enfant, il le donne en réalité à sa fille ou à son fils.
- Dans votre livre, vous évoquez la grande fatigue et les inévitables tensions qui surviennent après la naissance d’un enfant. L’arrivée d’un bébé signe-t-elle la fin du couple les premiers temps?
- C’est une vraie question. Avec le père de ma fille (le metteur en scène Gil Lefeuvre, ndlr), nous sommes restés de grands enfants qui jouent le rôle de parents. Pourtant, j’étais persuadée qu’en devenant mère je deviendrais enfin adulte. Je m’aperçois que la maternité ne garantit en rien la maturité! Il m’est arrivé, tout comme au père de ma fille, de réclamer des libertés auxquelles je n’ai plus droit, car je suis désormais parent. Comment éviter une crise de couple? Je n’ai pas la réponse. Il y a quelques générations en arrière, on ne partait pas. Aujourd’hui, les femmes ont acquis leur autonomie, ce qui est une très bonne nouvelle. Le problème, c’est que l’on n’est plus prêt à faire des efforts. A la moindre difficulté, on s’enferme dans les reproches, on baisse les bras. Ce n’est pas qu’une question de charge mentale, même si celle-ci joue un rôle certain dans les disputes, c’est aussi un problème de projections. On dit à l’autre tout ce que l’on pense de lui, mais qui en réalité provient de nous-même ou de notre histoire. L’on se bat l’un contre l’autre, chacun contre ses propres manques et frustrations.
- Est-ce qu’on ne devrait pas tous faire une psychanalyse ou une psychothérapie avant d’avoir un enfant?
- Avant même d’être en couple. L’analyse permet de comprendre ses angoisses viscérales, instinctives, et les réactions violentes qui vont avec. Et, surtout, de ne pas transmettre ses névroses.
- En parlant de névroses, votre mère a souvent été présentée comme une femme dépressive, vouée au malheur. Vous dites que cette légende noire est loin de la réalité. Selon vous, qu’est-ce qui fait que Romy Schneider est inoubliable?
- Tous ceux qui l’ont bien connue m’ont assuré que c’était une femme entière, qui riait beaucoup. Ma mère est inoubliable pour son visage lumineux, pour les hommes qu’elle a aimés, pour ses enfants qu’elle a adorés, pour la mort tragique de son fils, et pour son exceptionnel travail d’actrice.
S'il y avait un seul... livre
Si elle devait choisir un seul livre, Sarah Biasini choisirait son premier ouvrage, «La beauté du ciel». Une femme écrit à sa fille qui vient de naître. Elle lui parle de ses bonheurs, de ses malheurs, de ses angoisses, de sa peur de la mort, et surtout d’une absence.