Calfeutrée dans un bistrot d’Yverdon, Sarah Carp, 40 ans tout neufs, a l’air un brin inquiète. «Commenter des photos d’actualité, c’est un exercice que je n’ai jamais fait. Je suis une femme d’images, je ne sais pas tout ce qui se passe dans le monde…» Il faut pourtant s’y mettre sans tarder: son temps de mère célibataire est compté, elle a déposé ses filles de 4 et 8 ans à la garderie avec une heure précise pour les récupérer.
Ses filles, justement, font partie de son grand bonheur de l’année. C’est en les prenant en photo avec une infinie tendresse pendant le confinement du printemps 2020 que cette photographe férocement indépendante a décroché en avril 2021 le plus prestigieux des prix nationaux, le Swiss Press, «une récompense dingue» pour elle. Elle décrit le contexte: «A cette période, comme tous mes mandats étaient tombés, je me suis retrouvée seule dans mon appartement. Je me suis mise à photographier le quotidien de mes filles, je n’avais que cela à faire. Certaines images ont été construites, d’autres prises sur le vif.»
Il faut dire que, avec une maman photographe, les deux jeunes demoiselles ont toujours aimé être prises en photo. «C’est un moment drôle entre nous. Surtout qu’elles ont le droit de faire des trucs d’habitude interdits, comme sauter sur le canapé de la maison…» Dans ces images, la poésie pure fait irruption ici et là, une mappemonde reflète le monde extérieur, des taches de farine sur le sol de la cuisine transforment une activité fatigante en instant d’éternité.
«Dans tous ces moments, j’ai cherché ce qui me faisait du bien. Quand je repense à cette période, je me dis que j’ai eu beaucoup de force pour traverser cela. D’autant que, en tant qu’indépendante, on reçoit très peu d’aides.» Elle y a fait la démonstration de la philosophie qui guide son travail: «J’arrive à faire des photos un peu n’importe où dans le quotidien, sans grands moyens. Je fais confiance à mes intuitions, à mon émotion.»
Cette année fut ainsi l’occasion d’une magnifique reconnaissance. Celle-ci a commencé en mars, quand Sarah Carp a gagné la première bourse Enquête photographique vaudoise: «Cela m’a donné une perspective, moi qui ne vis que de commandes. Cette valorisation de ma démarche a beaucoup compté.» Elle a ainsi pu prendre le projet gagnant à bras-le-corps: une plongée dans le monde de la mécanique d’art à Sainte-Croix (VD). Pourquoi ce choix? «En m’informant, j’ai été touchée par une magie, un ressenti féerique couplé à de la précision. Dans une période rapide comme maintenant, je trouve beau qu’il faille sept ans pour terminer un automate et que chaque pièce soit travaillée, dont celles qui ne se voient pas.»
Avec quelques contraintes – «comme je dois amener mes filles à l’école, j’y vais quand je peux, pas forcément dans les heures» –, elle a ainsi passé une partie de l’année dans ce fief jurassien qu’elle connaissait peu, dans le sillage d’artisans au savoir-faire unique. «J’y ai reçu un accueil très chaleureux. Entre horlogers, constructeurs d’automates et autres métiers, toute une équipe se connaît, s’appelle, collabore. Il existe de profondes histoires d’amitié entre eux, comme une famille. Ils sont tous prêts à aller au bout de leurs idées. J’y apprends leur symbolique, les liens avec l’univers, l’environnement, la temporalité. Ils ont chacun leur caractère et prennent le temps de transmettre. Je n’aurais jamais imaginé cette vie cachée derrière des murs, ces énormes ateliers.»
Au final, elle a vécu une année qu’elle n’a «pas vue passer». D’autant que, grâce à une autre bourse, celle des Théâtres solidaires, elle mène en parallèle un projet culturel à Yverdon. «Entre photos et musique, il s’appelle «ELEMENTS» et m’a permis de retrouver mon amie d’enfance, l’altiste Priscille Oehninger.» Mais l’heure de la garderie a sonné. Vive, Sarah Carp est déjà partie.