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Ses images sensibles sur ses filles au temps du confinement ont valu à cette photographe indépendante vaudoise le plus beau des prix, le Swiss Press. Pour la photographe de l’année, 2021 a rimé avec reconnaissance et un fascinant reportage en cours à Sainte-Croix, chez les rois des automates.
Marc David
Yverdon, le 6 mai 2021: Pour la photographe de l’année, Sarah Carp, 2021 a rimé avec reconnaissance et un fascinant reportage en cours à Sainte-Croix.
Florian Cella/TamediaCalfeutrée dans un bistrot d’Yverdon, Sarah Carp, 40 ans tout neufs, a l’air un brin inquiète. «Commenter des photos d’actualité, c’est un exercice que je n’ai jamais fait. Je suis une femme d’images, je ne sais pas tout ce qui se passe dans le monde…» Il faut pourtant s’y mettre sans tarder: son temps de mère célibataire est compté, elle a déposé ses filles de 4 et 8 ans à la garderie avec une heure précise pour les récupérer.
Ses filles, justement, font partie de son grand bonheur de l’année. C’est en les prenant en photo avec une infinie tendresse pendant le confinement du printemps 2020 que cette photographe férocement indépendante a décroché en avril 2021 le plus prestigieux des prix nationaux, le Swiss Press, «une récompense dingue» pour elle. Elle décrit le contexte: «A cette période, comme tous mes mandats étaient tombés, je me suis retrouvée seule dans mon appartement. Je me suis mise à photographier le quotidien de mes filles, je n’avais que cela à faire. Certaines images ont été construites, d’autres prises sur le vif.»
Il faut dire que, avec une maman photographe, les deux jeunes demoiselles ont toujours aimé être prises en photo. «C’est un moment drôle entre nous. Surtout qu’elles ont le droit de faire des trucs d’habitude interdits, comme sauter sur le canapé de la maison…» Dans ces images, la poésie pure fait irruption ici et là, une mappemonde reflète le monde extérieur, des taches de farine sur le sol de la cuisine transforment une activité fatigante en instant d’éternité.
«Dans tous ces moments, j’ai cherché ce qui me faisait du bien. Quand je repense à cette période, je me dis que j’ai eu beaucoup de force pour traverser cela. D’autant que, en tant qu’indépendante, on reçoit très peu d’aides.» Elle y a fait la démonstration de la philosophie qui guide son travail: «J’arrive à faire des photos un peu n’importe où dans le quotidien, sans grands moyens. Je fais confiance à mes intuitions, à mon émotion.»
Cette année fut ainsi l’occasion d’une magnifique reconnaissance. Celle-ci a commencé en mars, quand Sarah Carp a gagné la première bourse Enquête photographique vaudoise: «Cela m’a donné une perspective, moi qui ne vis que de commandes. Cette valorisation de ma démarche a beaucoup compté.» Elle a ainsi pu prendre le projet gagnant à bras-le-corps: une plongée dans le monde de la mécanique d’art à Sainte-Croix (VD). Pourquoi ce choix? «En m’informant, j’ai été touchée par une magie, un ressenti féerique couplé à de la précision. Dans une période rapide comme maintenant, je trouve beau qu’il faille sept ans pour terminer un automate et que chaque pièce soit travaillée, dont celles qui ne se voient pas.»
Avec quelques contraintes – «comme je dois amener mes filles à l’école, j’y vais quand je peux, pas forcément dans les heures» –, elle a ainsi passé une partie de l’année dans ce fief jurassien qu’elle connaissait peu, dans le sillage d’artisans au savoir-faire unique. «J’y ai reçu un accueil très chaleureux. Entre horlogers, constructeurs d’automates et autres métiers, toute une équipe se connaît, s’appelle, collabore. Il existe de profondes histoires d’amitié entre eux, comme une famille. Ils sont tous prêts à aller au bout de leurs idées. J’y apprends leur symbolique, les liens avec l’univers, l’environnement, la temporalité. Ils ont chacun leur caractère et prennent le temps de transmettre. Je n’aurais jamais imaginé cette vie cachée derrière des murs, ces énormes ateliers.»
Au final, elle a vécu une année qu’elle n’a «pas vue passer». D’autant que, grâce à une autre bourse, celle des Théâtres solidaires, elle mène en parallèle un projet culturel à Yverdon. «Entre photos et musique, il s’appelle «ELEMENTS» et m’a permis de retrouver mon amie d’enfance, l’altiste Priscille Oehninger.» Mais l’heure de la garderie a sonné. Vive, Sarah Carp est déjà partie.
La course contre la mort. Kyal Sin, 19 ans, sera abattue quelques secondes plus tard par la junte militaire birmane. «Ange» devient un symbole de la violence meurtrière de l’armée, qui a renversé le gouvernement d’Aung San Suu Kyi le 1er février. 03 mars 2021, Mandalay (Birmanie):
DR«Elle est touchante, cette image d’une jeune femme dont on sait qu’elle est décédée, son visage attachant, l’inscription sur son t-shirt. Elle rappelle la chance qu’on a de vivre où on est et combien la réalité peut être à ce point différente ailleurs, jusqu’à être révolté à en jouer sa peau. Les journalistes qui partent documenter cela m’impressionnent, moi qui n’ai jamais fait de photos de conflit. Il y a là un besoin viscéral de réagir.»
La veille de l’évacuation de la carrière Holcim, occupée depuis cinq mois, un collectif féministe mène une action à la ZAD (zone à défendre) du Mormont, 28 mars 2021, La Sarraz-Eclépens (VD):
Jean-Guy Python«Ces féministes dénoncent la relation entre le patriarcat et la surexploitation. Je n’aurais pas fait la ZAD, mais je trouve ces actions intéressantes: elles nous poussent à réfléchir à notre position face à l’environnement, à ce qu’on fait de nos terres. Il y a une petite ZAD à Yverdon, qui questionne sur le logement. Je pense parfois à Cardiff (Pays de Galles), où j’ai habité avec autour de moi tellement de nature qui faisait du bien.»
Des chiens sont dressés pour détecter la contamination au Covid-19, 03 mars 2021, Bredene (Belgique):
James Arthur Gekiere/Zuma/Dukas«Je découvre que les chiens peuvent détecter le covid. La drogue, oui, mais un virus… Au-delà de la thématique, l’image est drôle, avec ce petit chien renifleur et ces espèces d’entonnoirs qui ressemblent à ceux qu’on utilise pour les oreillons. C’est un petit clin d’œil ludique autour d’une situation pas marrante du tout.»
Un porte-conteneurs géant, l’Ever Given, bloque le canal de Suez et 10% du commerce mondial pendant six jours, 23 mars 2021, Suez (Egypte):
EPA/Keystone«Comment le pilote a-t-il fait, était-il ivre? Surtout, impossible de se rendre compte de l’impact mondial de l’événement et des emplois menacés en regardant ce bateau qui touche les deux rives, avec son côté poétique. On dirait plutôt un jeu vidéo. Cela montre que chaque image doit être contextualisée, pour qu’on comprenne ce qu’elle signifie vraiment.»
Deux fillettes équatoriennes de 3 et 5 ans sont jetées en pleine nuit d’un mur de 4 mètres à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. Les deux sœurs ont été retrouvées par les autorités et emmenées à l’hôpital, 30 mars 2021, Santa Teresa (Etats-Unis):
AP/Keystone«Ces deux filles ont un peu le même âge que les miennes. Je les imagine toutes seules dans la nuit, lancées du haut de 4 mètres… Les parents les ont-ils lâchées? Ou des passeurs? On ne le sait pas trop. Cela fait beaucoup d’orphelins pour une question de frontière. Il faut une telle détresse pour en arriver là!»
Par 54,9% de oui, la ville jusqu’ici bernoise de Moutier décide, pour la deuxième fois et c’est la bonne, de rejoindre le canton du Jura. Les pro-jurassiens célèbrent leur victoire en pleine crise covid, 28 mars 2021, Moutier:
Jean-Christophe Bott/Keystone«Mon premier regard va vers ce couple qui s’embrasse avec le masque, c’est tellement bizarre. D’ailleurs, dans la foule, certains portent le masque, d’autres pas. Pour le reste, au-delà du plaisir de voir des gens vraiment heureux, je m’interroge sur la force de l’appartenance: pourquoi à ce point-là?»
Le volcan islandais Fagradalsfall se réveille après 800 ans de sommeil, 21 mars 2021, Grindavik (Islande):
Cat Gundry-Beck/Reuters«Cette image me rappelle mon voyage en Islande. Je ne crois pas être allée à cet endroit, mais je me souviens de la lumière incroyable, de la sensation unique en marchant sur les terres volcaniques, ignorant si quelque chose allait exploser, juste maintenant. L’éruption rappelle la puissance de la nature face à l’homme, qui devient soudain peu de chose.»
Le crypto-artiste américain Beeple vend une œuvre numérique aux enchères pour 69 millions de dollars, 11 mars 2021, Londres (Angleterre):
Christie's/AP/Keystone«On peut voir cette œuvre en vrai? Il y a un original? Dépenser autant d’argent pour un simple fichier, même si l’image est belle, fait plonger dans un monde absurde, fait d’artifices, surtout si je compare avec ce que je fais. Cela me fait penser aux bitcoins, une dimension où la vie numérique devient un monde en soi, hors du réel.»
Pour la Journée internationale de la femme, la députée européenne Hannah Neumann remplace les photos des ex-présidents du Parlement européen par celles d’eurodéputées, 08 mars 2021, Bruxelles (Belgique):
Francisco Seco/AP/Keystone«C’est toute l’histoire des femmes privées de pouvoir. Un homme avec un poste à responsabilités a derrière lui tout un appui. De mon côté, élever seule deux enfants et être photographe indépendante n’est pas simple. Avec mes filles et mon organisation journalière, il ne me serait par exemple pas possible de faire régulièrement de la photographie de presse régulièrement.»
Une cérémonie virtuelle sur le pont de Brooklyn rend hommage à la mémoire des 30 000 victimes du Covid-19 dénombrées à New York, 14 mars 2021, New York (Etats-Unis):
imago images/Xinhua«L’image est belle, le pont, l’ambiance de nuit. L’idée de la projection extérieure aussi, alors que, pendant longtemps, personne n’a pu aller voir des expositions à l’intérieur. Et il y a ce côté monumental quand on voit l’importance des chiffres, ces choses inimaginables qui nous sont arrivées à cause du covid.»
L’Institut royal des sciences naturelles de Belgique diffuse l’image d’une mâchoire préhistorique trouvée dans une grotte. Elle suggère que l’homme de Neandertal a disparu d’Europe bien plus tôt qu’on ne le pensait, 11 mars 2021, Bruxelles (Belgique):
Patrick Semal/AFP«Même si je ne passerais pas ma vie à gratter des cailloux, j’adore que des gens continuent à chercher sur l’histoire de l’humanité et que l’on fasse encore des découvertes. Cela nous aide à comprendre d’où l’on vient, pour mieux appréhender le présent et prendre conscience du monde qui nous entoure.»
Après son coming out trans quelques mois plus tôt, l’acteur canadien Elliot Page (ex-Ellen Page) s’exprime pour la première fois, dans le magazine «Time», 16 mars 2021, Londres (Angleterre):
Time Magazine«Je trouve l’image sublime, la lumière, le portrait, l’expression. Elle me trouble, on ne sait plus trop où se situer, il y a une perte de repères. Pour moi, Ellen Page, c’est l’actrice dans la comédie «Juno», elle est même enceinte dans ce film. Ma génération est confrontée à ces questionnements sur le genre et celle qui vient l’est encore davantage. Des choses étaient cachées depuis toujours et elles apparaissent soudain, comme une déconstruction pour une reconstruction.»