Kéria, préadolescente rebelle à la mèche rose, est déconnectée d’une partie de sa famille issue d’une tribu de chasseurs-cueilleurs. Sa rencontre fortuite avec Oshi, un petit orang-outan, va la pousser à retrouver ses racines dans la forêt indonésienne. Voilà en quelques mots le synopsis du nouveau film d’animation de Claude Barras, une production très attendue après le succès phénoménal de «Ma vie de Courgette», lauréat aux Césars 2017 et nommé aux Oscars la même année.
Pour le cinéaste, le fait que le scénario se passe de l’autre côté du globe ne change rien au propos universel autour du respect du vivant et de la transmission. Au fil d’une conversation, il dresse un parallèle entre la sauvegarde des animaux qu’il représente en pâte à modeler et le loup de nos vallées. «Ce conte, c’est finalement une histoire autobiographique mais déplacée ailleurs. Cela parle de notre manière de cohabiter avec la nature. Des valeurs que mes grands-parents qui vivaient à l’alpage en Valais et les proches de Kéria ont en commun.»
Action, moteur… réalité
Même si ce n’est pas la trame exacte, l’histoire de «Sauvages!» fait écho à l’actualité, celle de la construction de la nouvelle capitale Nusantara sur l’île de Bornéo, en Indonésie. Alors que le nouveau long métrage est prévu pour l’automne 2024, une ville de plusieurs millions d’habitants sortira du sol en même temps, rasant une partie de cette jungle considérée comme un poumon vert de la Terre. «Cette forêt a 120 millions d’années. Ce qui s’est décidé là-bas, mais aussi dans d’autres régions du monde, c’est une forme de criminalité au nom d’enjeux économiques», s’indigne Claude Barras, engagé pour la cause climatique.
L’artiste connaît bien la richesse de la faune et de la flore locales, puisqu’il avait passé six semaines en 2018 dans la région du Sarawak pour s’immerger dans l’univers de celle qui deviendra sa future héroïne. «J’ai eu la chance de vivre dix jours avec une famille de nomades, dont une petite fille qui grandissait dans cette tradition. Cela a beaucoup nourri mon histoire. A travers ce film, je ne cherche pas à faire un récit moralisateur, mais à donner à réfléchir. Qu’on lutte pour préserver ce qu’il reste de l’environnement pour les générations futures», dit simplement le Sierrois, lui-même papa d’une petite fille de 1 an. Film tout public, avec un focus pour les 8-12 ans, peut-on s’attendre quand même à un happy end? «Je parlerais plutôt d’une pause heureuse. Mais je ne dis pas que tout est réglé dans le combat pour sauver la nature car on s’éloignerait trop de la réalité», admet aussi l’auteur.
Dans la fabrique de marionnettes
Pour réaliser ce nouveau bijou du cinéma en «stop motion», le Valaisan s’est entouré des meilleurs dans son milieu. Dans le générique final, le public verra défiler pas moins de 200 noms. Le chiffre montre l’ampleur d’un tel dispositif. Près de la moitié des personnes ont été engagées dans la phase de préparation: création des marionnettes, décors et scénario.
Et si on jetait un coup d’œil sur place avec Claude Barras? Rendez-vous à Reignier, en France voisine, dans l’atelier qui donne vie à Kéria et à ses compagnons. Nous sommes le jeudi 2 février et plus d’une dizaine de personnes s’appliquent à l’assemblage des costumes et à l’installation des aimants sur des parties du corps, comme les paupières. Chaque personnage a 15 bouches (pour différentes formes d’élocution) qui adhèrent ensuite aux visages magnétisés. Il faut aussi savoir que tous les «acteurs et actrices sculptés» ont des doublures en cas de besoin. Ce qui signifie qu’au total les faiseurs de marionnettes façonnent 100 figurines. Le coût est estimé à 1 million de francs.
En observant les artisans travailler comme des orfèvres, on saisit la durée, la complexité et la délicatesse du procédé: les protagonistes ont d’abord été dessinés, puis se sont réveillés en pâte à modeler, ont été malaxés en argile industrielle. «J’aime bien faire les finitions et laisser des empreintes pour donner un peu de caractère et de relief», ajoute le réalisateur. Les prototypes sont ensuite moulés en résine, puis leur version définitive est faite d’une armature (un squelette avec toutes les articulations) et de mousse de latex (pour les cheveux et les poils) ou alors de silicone (pour la peau). Place ensuite à la peinture et à l’habillage. Clin d’œil à la démarche engagée du réalisateur, Jeanne, une scientifique militante qui habite dans la forêt tropicale, porte un t-shirt avec le logo d’Extinction Rebellion.
Autre détail essentiel, les sacs et paniers en rotin ont été confectionnés par les tribus autochtones sur l’île indonésienne. «C’était important pour moi qu’elles soient incluses dans le projet. Une partie des recettes leur sera d’ailleurs reversée pour la création du Penan Peace Park», explique encore Claude Barras. Pour la protection de leurs habitations. Quelques mots de penan, leur langue traditionnelle, apparaîtront d’ailleurs dans le film d’animation.
Quant aux décors qui, eux, viennent de Bretagne, ils sont minutieusement numérotés pour reconstruire ensuite le puzzle gigantesque. Il y a quelques jours, ils ont été déballés dans l’ancienne usine Panoval à Martigny. Un lieu mis à disposition par Valais Film Commission. C’est ici, au milieu de faux arbres dont le tronc fait 80 cm, qu’aura lieu l’ensemble du tournage. Dès le 6 mars, 50 personnes seront présentes pendant huit mois dans la halle valaisanne de 2500 m2. L’espace abrite déjà 17 immenses boîtes noires de la taille d’un petit appartement pour construire chaque paysage. «Vous savez qu’on a calculé que si une personne travaillait seule sur «Sauvages!» – qui devrait durer 75 minutes – elle y passerait vingt ans de sa vie?» sourit le jeune quinquagénaire. A plusieurs, ils mettent en boîte 30 à 40 secondes de film par jour.
L’après-«Ma vie de Courgette»
Dans les faits, Claude Barras n’a pas passé vingt ans sur sa création mais planche depuis cinq ans déjà sur l’écriture. Il nous montre la version dessin animé sur laquelle il a enregistré les voix. On appelle cette étape un animatique, soit l’enregistrement du story-board synchronisé sur la bande-dialogue. «Elle sert de canevas pour organiser le tournage, savoir ce dont on a besoin sur chaque plan.» En parallèle, il a commencé les recherches de fonds en 2019 avec ses partenaires. «En Suisse, on a été rapidement soutenus mais, en France, il y a une sorte de superstition autour des deuxièmes films si le premier a bien marché – comme «Ma vie de Courgette», qui avait dépassé le million d’entrées. Les gens croient qu’il y a une malédiction, que le suivant sera automatiquement un flop», nous explique-t-il encore, circonspect, avant de nous citer des contre-exemples.
Quel que ce soit l’avenir en salle des aventures de Kéria et de son petit singe, lui relativise. Le cinéaste n’est pas du genre à poser des attentes démesurées. «C’était un petit miracle de rentabiliser «Ma vie de Courgette» et je suis conscient que cette nouvelle histoire coûte plus cher à produire. Et surtout, la pandémie a changé les façons de consommer le cinéma. C’est difficile de se projeter ou de comparer», pose-t-il. Le budget de «Sauvages!» s’élève aujourd’hui à 13 millions de francs. Les films d’animation Disney demandent dix fois plus d’investissements. Claude Barras espère surtout que le message écologique qu’il animera pas à pas dans ce conte sera entendu. D’ici là, vous pourrez apercevoir le réalisateur sur son vélo électrique entre Venthône et Martigny. Il est de retour aux sources de sa terre natale, certainement inspiré par Kéria.
Valais, terre de cinéma
Unique en Suisse, Valais Film Commission est née en 2022 pour positionner le canton comme haut lieu du 7e art, en facilitant les tournages sur son sol pour assurer des retombées touristiques et économiques. L’initiative rembourse par exemple 15 à 35% des dépenses locales pour les productions de longs métrages de fiction et d’animation, ainsi que de séries. Elle soutient aussi financièrement certains projets audiovisuels spécifiques. «Sauvages!», la nouvelle création de Claude Barras, fait partie de ce dispositif chapeauté par Tristan Albrecht, «Film Commissioner».