Sous le soleil de la mi-septembre, dans le parc La Grange du quartier des Eaux-Vives à Genève, il tient un dessin plastifié dans une main. Dans l’autre, un pistolet à peinture de construction. A ses pieds, ce qui ressemble à une forme obscure lorsqu’on s’approche trop devient, peu à peu, une fresque impressionnante de plus de 5000 mètres carrés, vue du ciel. Deux personnes se tiennent mutuellement les poignets.
Son année
Lui, c’est Guillaume Legros, alias Saype, né il y a trente ans près de Belfort dans le Jura français. Cette année, c’est la sienne, il en est devenu l’événement artistique. Saype a un style plutôt classique, mais a développé un concept hors du commun, qui relève du land art. Il peint le sol sur des milliers de mètres carrés.
Il y a deux mois, à Paris, il a peint le Champ-de-Mars, au pied de la tour Eiffel, soit plus de 15 000 mètres carrés. Record battu. En Suisse, il s’était fait connaître avec le berger de Leysin. Sa plus grande fresque à l’époque. «La fresque de Paris a été vue par un demi-milliard de personnes, vous vous rendez compte?» nous demande-t-il sans vantardise. Car il est comme ça. Simple, facile d’accès, et plus étonné par son propre succès que quiconque.
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Saype, l’artiste écolo engagé
Atelier dans un Streetbox
Deux semaines plus tôt, Granges-Veveyse, près de Palézieux. Saype est accroupi devant son chevalet. Dans un petit Streetbox de deux étages, il a installé son atelier il y a quelques semaines. «Mais je ne pense pas y rester longtemps, c’est vraiment de l’arnaque, ces Streetbox!» nous dit-il en énumérant les problèmes qu’il a rencontrés lors de son installation.
Sur son chevalet, Saype a peint à l’aérographe un coucher de soleil sur Vevey. Dessus, il y déposera un plexiglas sur lequel il a peint des gouttes à la main. Dans deux jours, ses toiles partiront pour Marseille pour y être exposées le 25 septembre prochain. «Et on est vraiment à la bourre!» ajoute-t-il, toujours un sourire aux lèvres.
Car si Saype est passé maître dans le land art, il fait aussi de la peinture en atelier. «J’ai toujours développé mes activités à l’intérieur et à l’extérieur simultanément. Les deux se complètent, assure le jeune homme. Le land art, c’est épuisant, je peux faire jusqu’à 20 kilomètres par jour sur des pentes en montagne, c’est une performance physique. Après ça, j’ai besoin de revenir dans mon atelier, de travailler sur de l’introspection et sur quelque chose de plus poétique. Ça me calme.»
Du graffiti au land art
Il commence à dessiner à l’âge de 13 ou 14 ans, il ne sait plus vraiment. «Ce dont je me souviens, c’est que j’étais un peu rebelle et que je me suis mis à faire du graffiti. Mes parents n’ont rien à voir avec l’art, je n’étais jamais allé dans un musée. Alors, j’ai commencé à taguer avec mes potes sans trop savoir ce que je faisais, et c’est à ce moment que je me suis pris de passion pour la peinture», déclare-t-il. Mais il arrête rapidement, ne trouvant plus de sens à ce qu’il faisait. «Cela avait une signification il y a trente ans lorsque les premiers mecs ont commencé, mais moi, ce que je faisais, c’était juste de la dégradation.»
Mais Saype veut toujours dessiner. «Il fallait trouver quelque chose de nouveau, qui ait un impact. Alors je me suis mis à dessiner sur l’herbe. En plus, c’était le moment où les drones arrivaient en Europe. J’en avais acheté un et j’y accrochais une GoPro pour prendre en photo ce que je faisais.» Pour mettre au point sa peinture 100% naturelle, Saype repeint le jardin de ses parents, «j’y dessinais de grands carrés de toutes les couleurs», se souvient-il en rigolant.
En parallèle, le jeune homme termine sa formation d’infirmier et débarque en Suisse, une terre qu’il ne quittera plus. Delémont puis Moutier, pendant sept ans. Il y rencontrera l’amour. Seval, Prévôtoise, sœur d’une amie qui fait ses études à l’EPFL. «Je l’ai emmenée sur les quais à Ouchy et je lui ai fait le coup de la guitare que j’avais oubliée dans le coffre!» Il y a deux ans, les deux amoureux se marient. Ils habitent aujourd’hui dans un petit appartement à Bulle. «Désolé, on n’a pas vraiment eu le temps de ranger!», dit Seval en nous accueillant, le même air de malice dans les yeux que Saype.
Ce matin, le vote sur l’appartenance cantonale de Moutier a été annulé. Le sujet arrive naturellement dans la discussion. «Et si je dessinais une chaîne humaine de Bienne à Porrentruy?» s’exclame le jeune homme, toujours à la recherche de nouveaux projets, ce qui provoque l’hilarité de sa femme.
Une chaîne humaine mondiale
Car le projet de Saype, Beyond Walls, c’est une chaîne humaine géante. L’idée naît l’année dernière, après la fresque du parc de La Perle du lac, encore à Genève. Le dessin de la petite fille laissant échapper un bateau en papier avait été conçu en collaboration avec l’ONG SOS Méditerranée, qui, à l’époque, affrétait l’Aquarius, un bateau de sauvetage venant en aide aux embarcations de réfugiés en détresse. «C’était ma première implication dans le domaine social et il y a eu des retentissements politiques puisque ce dessin avait poussé des élus à demander à la Confédération d’offrir un pavillon suisse à l’Aquarius, alors bloqué à quai (le Conseil fédéral rejettera finalement la proposition d’Ada Marra (PS/VD), Kurt Fluri (PLR/SO) et Guillaume Barazzone (PDC/GE) en décembre 2018, ndlr). Cela nous a donné une motivation et une énergie incroyables.»
Alors Saype et son équipe décident de dessiner une chaîne humaine. L’objectif? Parcourir plus d’une vingtaine de pays et y peindre à chaque fois des mains qui s’enlacent. Genève est la troisième étape du projet, après Paris et Andorre. La prochaine fresque sera réalisée dans un parc berlinois pour l’anniversaire des 30 ans de la chute du Mur. «Toute une partie de la population fait le choix de se replier sur elle-même, mais ce n’est pas la bonne solution pour répondre aux défis écologiques et sociaux auxquels nous faisons face. Ce qui m’intéresse, c’est le développement durable, qu’il soit écologique ou social, et c’est le message que nous voulons envoyer au monde avec ce projet», explique l’artiste. Car l’art pour l’art, ce n’est pas ce qui plaît à Saype. «J’aime le côté esthétique, mais si je peux avoir une vraie implication dans le réel des gens. alors j’ai tout gagné. En land art, j’essaie d’impacter la société sans impacter la nature.»
Œuvres éphémères... et durables
Des œuvres éphémères qui disparaissent lorsque l’herbe repousse. «Et c’est aussi ce caractère éphémère qui m’intéresse. Il y a plus de trois ans, j’avais dessiné un vieux berger à Leysin. La fresque n’a vécu que deux mois mais les gens m’en parlent encore! J’aime cette idée-là, tu vois? Laisser une trace sans rien laisser.» Une philosophie qu’il tire de ses lectures bouddhistes et de sa formation d’infirmier. «Etre confronté à la mort lorsque j’ai eu 18 ans a réveillé des choses en moi.»
Retour à Genève. «On est à la bourre!» répète-t-il. La peinture lui fait souci. «Ah, ce serait tellement plus facile avec de la peinture industrielle!» plaisantent Simon et Lionel, des amis d’enfance de Saype qui collaborent avec lui sur tous ses projets.
Depuis ce matin, impossible de la stabiliser, les pigments naturels tournent au bout de 15 minutes, chaque seau de peinture est différent, ils ont pris du retard. Car après le parc La Grange, il faudra peindre le parc des Bastions. D’un coup, un jet d’arrosage automatique s’enclenche au milieu du chantier. Simon et Lionel courent, une poubelle à la main, pour tenter de stopper le flux. Dans le ronronnement caractéristique du pistolet à peinture, un passant à vélo s’arrête. «C’est vous qui dessinez sur l’herbe? demande-t-il à Saype. Leysin, je m’en souviens, c’était vraiment génial!»