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Rencontre

Sergei Aschwanden: «Mon échec m’a fait renaître»

Lors des Jeux olympiques de 2004, à Athènes, le judoka vaudois et favori de l’épreuve Sergei Aschwanden s’incline dès le premier tour. De cet échec absolu, ce désormais député et chef d’entreprise de 47 ans tire un livre étonnant, une plongée intérieure passionnante. Visite à domicile.

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Sergei Aschwanden et sa famille

Le médaillé olympique de Pékin (2008) Sergei Aschwanden, sa femme Sonja et leurs enfants posent à la manière des Chaplin devant leur maison de Jouxtens-Mézery (VD). De g. à dr.: Talishia (5 ans), Tieno (7 ans), Keiji (9 ans) et Mailys (11 ans). Le couple s’est connu au Centre national de Macolin et s’est marié en 2011. D’origine argovienne, Sonja vient de la gymnastique artistique et donne des cours de yoga.  

Julie de Tribolet

Est-ce à cause du souvenir du petit garçon «nul en dictée, nul en rédaction» qu’il fut pendant son enfance à Bussigny (VD)? Sergei Aschwanden a toujours voulu écrire un livre. Il le reconnaît en se faisant chahuter par sa joyeuse tribu de quatre bambins, dans sa maison des années 1930 cachée dans une banlieue lausannoise dont il rigole quand on la qualifie de Beverly Hills. Ecrire? Il a beau avoir terminé un master sur le développement du sport et des loisirs, il avait encore faim. Ce médaillé olympique de judo en 2008 qui s’est battu pour courir le marathon de New York l’année d’après désirait «aller jusqu’au bout de la réflexion; les gens se fixent trop vite des limites». 

Deux menus événements ont fini de le convaincre de se lancer. Une rencontre avec un professeur lors de l’émission radio de la RTS «Premier rendez-vous». Puis un ouvrage déposé dans sa boîte aux lettres par un de ses anciens compagnons de judo, philosophe et expert en arts martiaux, Bernard Wirz. «Je l’ai pris comme deux signes pour me dire qu’il fallait me réveiller.» Alors il s’y est mis, «dans mon coin», sans même avertir sa femme. Il s’est levé au milieu de la nuit pour tapoter sur son écran, debout dans le noir, ou pendant des voyages. «Ecrire, c’est autre chose que parler. Poser des mots, trouver le terme juste. Surtout que je voulais écrire seul, sans personne pour m’aider.»

Le livre, il est là. Il s’intitule «Se construire par l’échec», il est tout en profondeur et délibérément étonnant. Ce n’est pas une autobiographie, c’est plutôt la plongée en soi d’un champion bousculé, un «exercice très personnel sur ma manière de fonctionner», dit-il. Il le reconnaît, il est allé creuser loin en lui, il s’est mis à nu avec l’honnêteté pour fil rouge et s’avoue «tendu» devant l’accueil qui lui sera réservé. En contrepoids, Bernard Wirz ponctue chaque chapitre en tissant de fins parallèles souvent tirés de la philosophie japonaise, on y croise quelques samouraïs et de drôles de judokas comme Van Gogh, Bergson ou Blaise Pascal. Du judo, cette «voie de la souplesse», ce «pont entre les hommes», il explique par exemple combien ce sport suppose de ne rien forcer, de ne pas contraindre les êtres et les choses. Une éducation lente mais sûre qu’a utilisée le maître de Sergei, Kazuhiro Mikami, selon cette maxime: «Ce n’est pas en tirant sur le brin d’herbe qu’il pousse plus vite.»

Sergei Aschwanden

Sergei aujourd’hui, avec sa ceinture rouge et blanc du 6e dan. Le plus haut gradé en a eu 12.

Julie de Tribolet

Quand tout s’est écroulé
 

L’échec majuscule de Sergei porte la date du 17 août 2004. Ce matin-là, aux Jeux olympiques d’Athènes, sa médaille est programmée, même s’il a échoué au premier tour quatre ans plus tôt à Sydney. Il a 29 ans, il est numéro un mondial, double champion d’Europe. Gonflé à l’hélium, il est le premier convaincu de son triomphe, d’autant qu’il tient «la forme de sa vie, une machine de guerre». Soudain le fauve trébuche. Quinze minutes avant son premier combat contre un obscur Argentin – «neuf fois sur dix, je le démonte», lâche-t-il aujourd’hui – le champion subit une crise de panique, il sent qu’il perd pied. Ses mains tremblent tellement qu’il parvient à peine à coller ses «tapes» (protection) sur ses doigts. Son entraîneur, aussi désemparé que lui, réagit par la force, le sermonne. «Il pensait que c’était le seul moyen. Au contraire, cela m’a fermé, je me suis coupé de lui.» Tout à coup, il ne pense plus qu’aux conséquences d’une défaite, les questions parasites l’assaillent: «Cela fait si longtemps que j’attends ce moment, en suis-je capable?»

Le combat dure quatre minutes et vingt-sept secondes, Sergei a un temps de retard sur son adversaire, il perd. Son univers s’écroule et il commence par s’enfermer dans le village olympique dont… «L’illustré» le sort deux jours plus tard. On loue un taxi, on emmène le judoka et on roule jusqu’au bord de la mer et là, Sergei, vaincu exalté, parle pendant quatre heures sous un soleil de Zeus, en buvant de l’ouzo et en grignotant des sardines. Cet après-midi-là, dans le flot de paroles, il dit des choses comme: «J’ai l’impression que je tombe dans le vide, je ne comprends pas» ou: «Le judo est comme ma copine, ma mère, mon père. J’étais l’icône des Romands, le favori, le gars chassé. C’était peut-être trop.» 

Ce moment d’échec absolu, il en est aujourd’hui reconnaissant. «Si j’avais gagné, je me serais envolé, je me serais pris pour le roi du monde.» Il sait maintenant qu’il faut passer par un événement aussi violent émotionnellement pour changer, réapprendre. «J’ai compris qu’il était fondamental que je trouve du plaisir dans mon développement personnel. C’est cet élément qui devait être mon moteur principal, pas les succès ou les médailles.» Ce voyage intérieur, il le raconte en détail. Il dit aussi son ébahissement devant le fait qu’il n’intéresse plus personne. La situation le blesse d’abord, mais il y acquiert une distance qu’il sera heureux de posséder quatre ans plus tard quand il gagnera enfin sa médaille, du bronze aux Jeux de Pékin. «Cette amère défaite a signé ma renaissance en tant que sportif d’élite, comme elle a signé ma naissance en tant qu’homme. Aujourd’hui encore, quand je me retrouve dans une situation stressante, quand je suis sous pression, quand je dois prendre un risque, quand je dois débattre ou me battre en politique, je repense à Athènes. C’est ma bouée de sauvetage autant que mon havre de paix.»

Sergei Aschwanden

Dans la maison, au-dessus de sa fille Mailys, deux images rappellent que Sergei Aschwanden gagna du bronze aux Jeux de Pékin, en 2008, puis porta le drapeau suisse lors de la cérémonie de clôture.

Julie de Tribolet

Ses enfants ont écouté et regardent l’article de l’époque dans «L’illustré», qu’on a pris sous le bras. «On dirait une autre personne», glisse l’un d’eux devant l’image de son père. Il ne croit pas si bien dire, tant ce dernier a appris à se connaître. Grand travailleur, il l’est cependant resté. Il se lève à 5 heures, goûte aux lumières du petit matin, puis passe en salle de musculation en arrivant à son travail, à Villars-sur-Ollon (VD), avant de s’attaquer jusqu’à 22 heures avec sa centaine d’employés à la gestion de l’association touristique Porte des Alpes vaudoises. Son emploi du temps résonne avec ses dix-huit années de sport d’élite et ses dix à douze heures d’entraînement par jour, six jours sur sept.

Sergei Aschwanden en famille

Joyeusement chahuté par ses quatre enfants. Tous font du sport mais aucun n’a choisi le judo.

Julie de Tribolet

La mort du père, le racisme
 

Lui qui se décrivait comme timide et non dénué de peurs, telles celles de l’eau ou du noir, a acquis une confiance en lui en airain. Député PLR au Grand Conseil, il est capable de monter sur une estrade pour donner une conférence sans l’écrire, juste au moyen de mots-clés. «J’y réfléchis des mois avant et plus cela s’approche, plus je trouve des schémas. Alors qu’enfant je n’arrivais pas à me concentrer, il fallait sans cesse que je sois occupé.» 

Cette force l’a aidé à affronter avec pragmatisme la mort de son père, Mathias, qui l’a tant soutenu, en 2022. «Il souffrait d’une maladie dégénérative et il a eu un AVC alors qu’il se trouvait au Kenya. J’ai dû m’occuper de le rapatrier, puis je l’ai accompagné.» On le dit dur, parfois égoïste? «La critique me motive de plus en plus, je l’attribue à de la jalousie.» Ses équipes lui assurent qu’en fait il adore la lutte? «J’aime discuter, défendre mes intérêts. Mon rêve est de débattre un jour avec Pierre-Yves Maillard. Je crois aussi à l’intuition. Au travail, je sens qui va bien, qui est de mauvaise humeur.» 

Seul un récent mot raciste adressé à son fils de 9 ans le désarçonne. «Cela reflète un problème de fond, très présent. Il y a tant à faire dans ce domaine, même si le racisme n’a jamais été une souffrance pour moi. De toute façon, dès qu’on osait me dire quelque chose, je tapais. Mais cela m’affecte quand c’est mon gamin, il n’a rien fait à personne.» 

Il regarde son livre, sa maison, sa famille. Une défaite grecque est devenue sa plus belle victoire. 

>> «Se construire par l’échec» (Ed. Slatkine), par Sergei Aschwanden et Bernard Wirz. Parution le 6 octobre. 

Par Marc David publié le 12 octobre 2023 - 07:56