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Shyaka Kagame, la voix qui explore le racisme helvétique 

A 40 ans, le réalisateur Shyaka Kagame sort son premier podcast: «Boulevard du Village noir», une série audio habile et intime. Durant six épisodes, le Genevois d’origine rwandaise retrace les imaginaires racistes qui persistent dans son quartier, sa ville, sa Suisse. 

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Shyaka Kagame, narrateur du podcast «Boulevard du Village noir»

Shyaka Kagame, Genevois d’origine rwandaise, est le narrateur du podcast «Boulevard du Village noir», deuxième saison de la série «La face cachée de la Suisse» de la RTS. Le documentaire audio revient sur le passé et le présent raciste de notre pays.

Magali Girardin

Le long du boulevard Carl-Vogt, les petits bistrots proposant des spécialités du monde entier se succèdent. Un métissage qui donne à cette grande artère genevoise un air cosmopolite vivant et ouvert. Devant l’une des nombreuses échoppes, une vendeuse salue les passants par leur prénom pendant qu’un groupe de jeunes se dirige vers la maison de quartier pour découvrir un spectacle de danse. Le réalisateur Shyaka Kagame pourrait traverser cette rue les yeux fermés. Il y vit depuis une quinzaine d’années. Aujourd’hui, son appartement est situé à quelques pas de l’endroit où s’est déroulé un événement qui a déclenché la genèse de son podcast «Boulevard du Village noir», réalisé pour la deuxième saison de La face cachée de la Suisse, produit par la RTS et Futur Proche.

L’événement en question, qui va enclencher son micro, a eu lieu en février 2020. Les représentations raciales qui habitent encore la Suisse font brutalement irruption dans sa vie. Alors qu’il s’arrête juste boire un expresso, il est victime d’une agression raciste. D’un seul échange de regards, un client blanc d’une vingtaine d’années l’insulte avec un: «Qu’est-ce que tu veux, fils de p***?» Stupéfait, Shyaka Kagame se défend verbalement. Le client déverse sur le comptoir un flux d’insultes racistes à l’encontre du Genevois. Il se fait notamment traiter de «singe» avant que l’individu ne dégaine son spray au poivre. Le premier épisode de la série audio n’épargne aucun détail.

Appelées par la serveuse, les forces de l’ordre interviennent. «J’ai décidé de porter plainte pour la première fois de ma vie. Je l’ai notamment fait surtout par curiosité, pour voir si c’était condamnable d’avoir des paroles aussi racistes devant témoins», avoue Shyaka Kagame. Son aventure judiciaire, il la raconte en toute franchise. L’agresseur sera condamné pour voies de fait et injures mais la discrimination et l’incitation à la haine ne sont initialement pas retenues par le juge. «La norme pénale antiraciste a été conçue de façon à lutter contre les formes extrêmes de racisme dans l’espace médiatique et politique plutôt que pour défendre les victimes d’agressions racistes du quotidien», déplore le Romand. 

Un podcast à défaut de justice
 

La Commission fédérale contre le racisme (CFR) a recensé 1185 cas déposés entre 1995 et 2021, soit seulement 45 plaintes en moyenne par an. C’est peu pour l’ensemble du territoire, car beaucoup sont découragés de s’engager dans une procédure. Les institutions, y compris le système judiciaire, discriminent encore, selon un rapport publié en 2022 par le CFR. Alors que dans 67% des situations, le prévenu est reconnu coupable de discrimination raciale, Shyaka Kagame fait partie des 33% restants où la personne a été acquittée, l’affaire classée ou l’instruction n’a pas voulu entrer en matière. 

Choqué par cette première décision de justice, il décide de faire opposition et d’écrire un documentaire audio qui traverse l’histoire du racisme anti-noir de la région. Pour qu’elle partage aussi son vécu, Shyaka Kagame invite sa famille dans le podcast. Ses parents réfugiés rwandais tutsis sont arrivés à Genève il y a plus de quarante ans. En 1983, ils avaient témoigné dans les pages du magazine «L’Hebdo» sur la montée du racisme en Suisse. Un vécu qui fait écho à celui de leur fils. Dans un épisode, Shyaka commente l’article avec sa maman, Josepha, et sa nièce, Stella. Les trois générations échangent, non sans une touche d’humour bien dosé malgré la dureté de certaines situations. Rencontrer les Kagame, hormis l’instant convivial, c’est surtout une promesse d’échanges artistiques puisque l’une des sœurs du réalisateur, Kayije, est comédienne et son frère, Kay, est DJ. Avec son goût du reportage, Shyaka a, lui, suivi les traces de Faustin, leur papa, journaliste rentré au Rwanda. Alors, quand le père décrit l’analyse audio de son fils en la qualifiant «digne de Frantz Fanon», l’une des figures majeures de l’anticolonialisme, le moment est fort dans le parcours du jeune quadragénaire.

Faustin Kagame avec son fils Shyaka Kagame

Dans la série audio, Shyaka Kagame raconte la trajectoire de sa famille, notamment celle de son père Faustin, ici en photo.

Gaël R. Vande Weghe

Des documentaires engagés
 

Son voyage sonore, il l’a enregistré dans ce but: révéler l’inconscient colonial qui habite encore la Suisse. «Ce que je réduisais à de l’intolérance de quelques abrutis est un problème plus profond, lié à l’inconscient colonial d’un pays qu’on a souvent décrit comme une terre d’asile sans colonie.» Au fil des épisodes, il construit son discours sur des faits historiques en collaboration avec Noémi Michel, maître assistante en théorie politique à l’Université de Genève. «La Suisse n’a pas été un empire colonial comme la France ou l’Angleterre, mais l’idée de la race ne s’est pas arrêtée aux frontières de notre Etat-nation. Des discours racistes et raciaux ont circulé dans notre pays de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Des institutions ainsi que des citoyens suisses ont participé au colonialisme», expliquet-elle en citant des noms comme Carl Vogt ou David de Pury, qui font l’objet de réflexions autour du retrait des statues à leur effigie dans les villes romandes. 

Shyaka Kagame discute avec son avocat, Me Cécé David Studer, et Noémi Michel, maître assistante en théorie politique à l’Université de Genève.

Le réalisateur discute avec son avocat, Me Cécé David Studer, et Noémi Michel, maître assistante en théorie politique à l’Université de Genève. Tous les deux ont participé au podcast.

Magali Girardin

Au cours de son enquête, le Genevois apprend qu’à quelques pas du lieu de son agression et de chez lui se trouvait, il y a un peu plus d’un siècle, ce que l’on appelait alors «un village noir». En 1896, lors de l’Exposition nationale suisse à Genève, la première en terres romandes, plus de 200 personnes originaires du Sénégal sont exhibées à la vue des visiteurs. «Je connaissais l’existence de ce village noir, mais je ne savais pas qu’il était situé au boulevard Carl-Vogt. Mes recherches m’ont permis de comprendre ce qu’étaient ces exhibitions, que certains appellent aujourd’hui des «zoos humains». Elles ont marqué durablement les représentations raciales dans notre pays», analyse-t-il.

Déni d’hier et d’aujourd’hui
 

Comme la justice n’a pas voulu mentionner ces aspects essentiels, Shyaka Kagame a décidé que son travail, lui, se devait d’entrer en matière. Le réalisateur est déjà connu pour ses productions engagées: en 2017, son film «Bounty» donne la parole à la première génération d’Afropéens – pour Africains et Européens – qui rappellent les richesses et les difficultés de leur double identité. Un an plus tard, il signe avec le journaliste Gabriel Tejedor un reportage retentissant, «Policiers vaudois, une violente série noire», pour l’émission «Temps présent» de la RTS. Leur enquête sur les décès de plusieurs hommes noirs lors d’interventions policières, dont l’affaire Mike Ben Peter à Lausanne, résonne d’actualité. 

Hasard du calendrier, son podcast qui explore l’histoire du racisme systémique local est mis en ligne quelques jours avant le verdict du procès des six policiers poursuivis pour «homicide par négligence». Alors que les accusés sont acquittés et que les avocats de la victime décident de faire appel en estimant que «les faits ont été mal instruits», plusieurs manifestations ont eu lieu pour dénoncer le profilage racial dans les rues romandes. Pour Shyaka Kagame, ce verdict est «une démonstration extrême d’un certain déni racial de nos institutions».

Avec «Boulevard du Village noir», Shyaka Kagame espère ainsi sensibiliser celles et ceux qui l’écoutent. Les retours sont élogieux. Il faut dire que le narrateur a une personnalité magnétique. «Je ne me suis pas rendu compte que je me livrais autant et que les gens, en écoutant les épisodes, ont l’impression d’être proches de moi et de me connaître. C’est vrai que le projet est assez incarné», sourit-il. Son travail est arrivé aux oreilles du Musée d’ethnographie de Genève, qui l’a contacté pour un futur dispositif MémoireS, une exposition prévue en 2024. «Je planifie aussi d’organiser des ateliers autour du podcast en milieu scolaire.» Jonglant entre les différents mandats, le cinéaste finalise en parallèle son prochain long métrage au Rwanda, «Imihigo, au pays des mille objectifs». «Il s’agit d’un portrait documentaire du Rwanda d’aujourd’hui, à travers un processus politique local qui fixe des objectifs annuels aux gens à tous les niveaux de la société, des dirigeants aux citoyens lambda.» Avant de retrouver sa famille, le cinéaste-podcasteur s’arrête en chemin pour boire un petit café au boulevard Carl-Vogt. Une rue où, malgré ce qu’il s’est passé, il fait encore bon vivre selon lui. Une rue, par contre, qu’il souhaiterait voir, un jour, rebaptisée. 

Shyaka Kagame avec sa famille

Les membres de la famille de Shyaka Kagame, qui ont participé au podcast. Sa maman, Josepha, son grand frère, Kay (à dr.), sa petite sœur, Kayije (à g.), et sa nièce, Stella. Il manque deux sœurs, Sine et Faïna, qui vivent à Genève et aux Etats-Unis, ainsi que leur père, Faustin, qui vit au Rwanda.

Magali Girardin
Par Jade Albasini publié le 31 octobre 2023 - 09:15, modifié 1 novembre 2023 - 08:32