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Soins, transmission, hygiène: comment lutter contre le Covid-19

Professeur des HUG et expert de l’OMS, l’épidémiologiste Didier Pittet est sur le pied de guerre pour faire face à une situation sans précédent. Il répond aux questions que tout le monde se pose.

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Julie de Tribolet

- Pourquoi ne dépiste-t-on plus tout le monde, comme le fait la Corée du Sud, ce qui permet de comptabiliser les cas et de protéger les proches? La Suisse est pourtant un petit pays…
- Professeur Didier Pittet: Le rêve de l’épidémiologiste serait bien entendu de tester tout le monde, tout le temps. Mais c’est avant tout un problème de capacité des laboratoires, et surtout des collaborateurs qui y travaillent. Il faut avoir suffisamment de réactifs, suffisamment de bâtonnets. Ce matériel a été utilisé à vitesse grand V et il pourrait manquer. C’est donc, en partie, la réflexion qui a mené à ce changement de stratégie. La deuxième raison, c’est qu’à partir du moment où le virus commence à circuler dans la communauté, la charge de travail devient énorme et ingérable. Alors que, finalement, si vous présentez des symptômes, que vous ayez un résultat ou pas, on va vous dire de rester à la maison. Alors vous ne saurez pas si vous être positif ou non, mais vous serez en quarantaine pour une maladie relativement bénigne. Par contre, la population hospitalière sera, quant à elle, automatiquement testée si elle présente des symptômes.

- Mais cela ne fausse-t-il pas les statistiques, de ne tester que les groupes à risque?
- Il faut savoir que la Suisse fait partie des pays qui ont le plus testé. Ça, personne n’en a encore parlé. Plus vous testez, plus vous avez de chances de comprendre le phénomène. Donc c’est ce que nous avons fait chez nous. Par exemple, les Italiens ont fait environ 1000 tests par million d’habitants, et les Coréens 4000 tests par million d’habitants. En Suisse, nous avons fait 578 tests par million d’habitants. Et à Genève, nous en avons fait beaucoup plus. Car au moment où la stratégie d’arrêter de tester a été décidée, notamment à cause des endroits dépassés comme le Tessin, Zurich ou Vaud, nous avons décidé à Genève de ne pas complètement la suivre.

- Et les statistiques?
- Mais vous avez raison, le problème d’arrêter de tester est que nous n’allons pas avoir les chiffres réels.

- Ces chiffres réels peuvent-ils être estimés?
- Dès le début de l’épidémie, lorsque 8000 cas étaient déclarés en Chine, il y en avait déjà probablement déjà 25 000. Et lorsqu’ils ont passé la barre des 50 000, je pense qu’ils en avaient en réalité 500 000, voire 1 million. Nous comprenions de plus en plus et de mieux en mieux le fait qu’il y avait énormément de toutes petites manifestations du virus. Une étude a été faite aux Pays-Bas. Un hôpital a décidé de tester tous ses soignants, qu’ils aient des symptômes ou pas. Résultat, près de 10% des soignants étaient positifs. Parmi eux, 85% étaient à peine symptomatiques.

- On croyait que seules les personnes âgées et à risque étaient concernées. Quid de cette deuxième vague qui toucherait principalement des gens plus jeunes et en bonne santé?
- Une deuxième vague, en termes épidémiologiques, ce n’est pas ça. Une deuxième vague, c’est lorsque la courbe épidémiologique remonte après ce que l’on pensait être la fin de l’épidémie. Et ça, on ne l’a pas vu en Chine, ni en Italie. Pour nous épidémiologistes, la deuxième vague correspond à quelque chose. Or, je n’ai vu aucune courbe épidémiologique présenter une deuxième vague. Il n’y en a aucune évidence.

- La grippe espagnole s’était, elle, manifestée en deux vagues, la seconde étant particulièrement meurtrière.
- Oui, mais la grippe espagnole, c’était le virus de la grippe. Ici, c’est le coronavirus.

- Il arrive tout de même que certains jeunes ne présentant aucune autre maladie sous-jacente se retrouvent aux soins intensifs. Le «patient zéro» de Codogno, en Lombardie, était un homme de 37 ans, sportif, et il a passé près d’une vingtaine de jours aux soins intensifs.
- Dans ce cas précis, les soignants étaient passés à côté et, surtout, il y a eu de la transmission du virus dans l’hôpital. Ce qui veut dire que l’Italie était déjà en retard sur l’épidémie. Dans tous les pays où il y a d’emblée trop de morts par rapport au nombre de cas détectés, le système de surveillance des cas est défaillant ou en retard. L’Italie court après le virus. La France aussi.

- En Suisse, courons-nous après le virus?
- Nous avons été très anticipatifs. Mais l’une des caractéristiques de ce virus est qu’il va extrêmement vite.

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«A Genève, nous avons décidé de ne pas complètement suivre la stratégie de ne plus tester»,  dit Didier Pittet, épidémiologiste aux HUG. Julie de Tribolet

- Avons-nous assez de place dans les hôpitaux pour le pic attendu?
- Oui, pour autant qu’on la fasse. En Suisse, contrairement aux Etats-Unis, nous fonctionnons à 90% de taux d’occupation. Cela veut dire que pour être prêt à recevoir une charge de malades importante, il faut libérer des surfaces en arrêtant la chirurgie élective, toute chirurgie prévue mais non urgente. Typiquement, si grand-papa a une arthrose de hanche et nous décidons de lui mettre une prothèse, ce type de chirurgie attendra. C’est de l’électif. C’est dommage pour les patients que nous avons appelés la semaine dernière, mais il faut bien comprendre que cela va notamment libérer des anesthésistes en nombre important, cela va libérer une salle d’opération, cela libérera aussi une place en salle de réveil, et enfin cela libérera de la place en chambre. En arrêtant tout cela, nous faisons de la place et récupérons du personnel. Nous avons par exemple fermé un bloc opératoire; en plus du personnel, cela nous fait gagner de la surface et du matériel.

- Ce manque de matériel inquiète beaucoup, nous avons des messages venant d’Italie, où les médecins expliquent devoir choisir entre les patients par manque de matériel…
- C’était la même chose en Chine. On l’a juste peut-être moins su, mais au centre du noyau de l’épidémie à Wuhan, le système de santé a crashé. Le taux de mortalité au centre était, à un moment donné, à 4,5% alors qu’il était à 2,5% sur l’ensemble de la Chine.

- La mortalité est-elle donc liée à la prise en charge hospitalière?
- Non, elle est liée à un système de santé complètement débordé ou dépassé par un afflux de patients, qu’ils soient dans des conditions graves ou pas. C’est pour cela que nous dévions aujourd’hui ces patients dans une zone de screening spéciale que l’on a développée pour décharger les urgences. Pour que les urgences ne voient que de vraies urgences. Depuis lundi dernier, nous avons une tente avant l’entrée, de manière à trier avant même d’entrer dans cette zone de screening.

- Avons-nous assez de respirateurs artificiels?
- Nous avons une centaine de respirateurs artificiels aux HUG. Mais nous avons d’autres manières de ventiler des malades. Nous pouvons les ventiler au ballon, c’est ce que font les anesthésistes dans toutes les réanimations et, comme nous avons arrêté les chirurgies électives, nous avons plein d’anesthésistes sachant ventiler au ballon. Nous travaillons depuis début janvier à préparer l’institution à recevoir cette vague épidémique. Pour ce qui est du reste, nous avons 850 lits de soins intensifs en Suisse, ce qui est beaucoup pour la taille de notre population. Nous sommes bien dotés. A Genève, nous avons 60 lits de prêts. Et puis on peut imaginer accueillir des patients dans d’autres zones de l’hôpital qui seront vides, comme les blocs opératoires. Nous passerons aussi en deux fois douze au lieu de trois fois huit pour les équipes. Ce qui veut dire: deux équipes de soignants se relaient toutes les douze heures. Cela permettra de réduire les temps de communication. Il y a toute une série de mesures possibles.

- Peut-on se réinfecter après avoir eu le Covid-19?
- Non, fake news!

- Nous allons devoir apprendre à vivre avec?
- Oui, tout à fait.

- Le virus mute-t-il?
- Il n’y a pas de virus qui ne mute pas. Mais ce virus mute tellement peu que ce n’est pas le problème. La famille des coronavirus présente des virus qui sont stables. A contrario, le virus de la grippe, lui, mute tout le temps. La plupart du temps, les mutations de la grippe sont relativement modérées, mais il arrive que de grandes mutations se fassent, ce qu’on appelle des «drifts». Et là, nous sommes confrontés à un nouveau virus, comme H1N1 en 2009.

- Est-ce que le virus peut s’attraper sur une poignée de porte, un briquet, de la monnaie?

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Le professeur Didier Pittet dans son bureau aux Hôpitaux universitaires de Genève, le samedi 14 mars au matin. Julie de Tribolet

- Oui, c’est ce qu’on appelle l’auto-infection. Mais si vous vous lavez régulièrement et correctement les mains et que vous ne mettez pas les doigts dans votre bouche, dans votre nez ou que vous ne réajustez pas vos lunettes, vous n’allez pas vous auto-infecter. Le plus important, c’est de se laver les mains après avoir touché ce que j’appellerais l’environnement collectif.

- Quelle est la durée de vie du virus sur une surface?
- Elle est très variable. Le virus seul ne survit pas, il survit toujours dans une cellule. Si l’environnement est très sec, il ne survivra que quelques heures.

- Est-il recommandé de laver les habits à haute température pour tuer le virus?

- Non, faites comme d’habitude. Vous utilisez votre lave-linge habituel, votre lessive habituelle et votre programme habituel. Attention, ne mélangez pas le blanc et les couleurs!

- Faut-il désinfecter son smartphone?
- Tout le monde se pose cette question. Est-ce qu’on le désinfecte dans la vie de tous les jours? Non. Il faut être logique. Si je crache ou si quelqu’un crache sur mon smartphone, coronavirus ou pas, je pense qu’il est bien de le nettoyer. Mais, en dehors de cela, nous n’avons pas pu démontrer que l’épidémie est liée au fait qu’on utilise des smartphones que l’on ne nettoierait pas suffisamment. Tant que l’on est le seul à utiliser son smartphone, on ne ferait que s’auto-infecter. Je pense qu’il faut être raisonnable. Avant de nettoyer son smartphone, les ados doivent surtout arrêter de sortir sans respecter la distance sociale recommandée.

- Y a-t-il un problème de comportement social, notamment de la part des jeunes?
- Oui. Et s’il y avait des mots clés à utiliser aujourd’hui pour contrôler cette pandémie, ce serait responsabilisation, solidarité et civisme. Le sens civique est extrêmement important.

- Les gants protègent-ils du virus?
- Le virus se retrouvera sur vos gants. Il faut donc savoir enlever vos gants de manière à ne pas se contaminer les doigts et, dans le doute, vous laver les mains après avoir enlevé vos gants.

- Faut-il désinfecter sans cesse les mains des enfants puisqu’ils se touchent en permanence le visage?
- C’est une stratégie qui a été utilisée dans les crèches pendant les périodes de grippe et cela a été efficace pour réduire la transmission de la grippe dans ces établissements. La grippe se transmet de la même manière que le coronavirus. Cela sera aussi efficace contre le coronavirus, le problème reste cependant que cela est difficile à mettre en pratique. Mais rappelons que l’infection des enfants par coronavirus est très banale. Elle est même utile, car cela leur permet de développer des anticorps et à l’immunité de la population de monter. Au départ nous avions 0% de personnes immunisées et maintenant nous en avons déjà probablement 10%, voire davantage.

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Le professeur Pittet toussant dans son coude, pour l'exemple. Julie de Tribolet

- Est-ce qu’on limite les risques en évitant de manger des plats crus (tartares, «poke bowls», etc.)?
- Non, c’est quoi, cette histoire? La contamination par les plats ou par les choses que l’on touche dans un restaurant n’est en outre absolument pas démontrée. 

- Mon employeur doit-il désinfecter les espaces de travail communs?
Tous les espaces de travail sont nettoyés régulièrement et il n’y a pas de raison, parce qu’on vit une période spéciale, de déroger à ces habitudes. Mais il faut absolument que ces pratiques soient mises en œuvre! A l’hôpital, nous n’avons pas changé nos procédures d’entretien depuis l’apparition du coronavirus.

- A quelle température ce virus est-il détruit?
- C’est relatif. Pour répondre à cette question, il faut cultiver du virus en culture pure, mais ce ne sera pas proche de la réalité, car le virus vit dans une cellule.

- Le retour de la chaleur va-t-il vraiment tuer le virus?
- Nous n’avons pas encore la réponse à cette question. Pour la grippe, elle est très nette: dès que les beaux jours reviennent, la grippe disparaît. Là, ce n’est pas très clair, il ne faut pas trop espérer; certains autres coronavirus, comme celui du rhume, perdurent toute l’année, chaleur ou pas.

- Le virus est-il sexuellement transmissible?
- Pas au sens strict. Mais si on s’embrasse en faisant l’amour, on se le transmet.

- Peut-on transmettre le virus à notre animal de compagnie?
- Non, pas à notre connaissance. Il y a une raison très claire: c’est un virus humain et, même s’il y a des rares exceptions, il s’est adapté à l’homme. Vous ne pouvez donc pas infecter votre chat.

- Si je retiens mon souffle en faisant la bise à mon ami, est-ce que ça suffit?
- Vous connaissez la réponse. La consigne est simple: il faut arrêter de s’embrasser, cela durera quelques semaines.


Quelques chiffres

578 personnes par million d’habitants ont été testées. En Italie, elles sont 1000 pour la même population.

10% de la population pourrait être déjà immunisée contre le nouveau coronavirus et en aurait développé les anticorps.

850 lits en soins intensifs seraient disponibles en Suisse. A Genève, une soixantaine de lits sont prêts et la capacité maximale pourrait atteindre 80 lits. A noter que le canton du bout du lac a décidé de mobiliser les soins intensifs d’un hôpital privé, l’hôpital de La Tour à Meyrin, pour disposer encore de davantage de places.

5 personnes: c'est le nombre maximum de participants autorisés à un rassemblement public ou privé dans le canton de Genève depuis le 16 mars dernier, l’un des plus restrictifs. Dans le canton de Vaud, le maximum est dorénavant de 10 personnes.


Trop peu de tests?

Des spécialistes dénoncent un dépistage qui ne serait pas assez systématique.

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Jacques Fellay, expert en génomique et en infectiologie à l’EPFL et au CHUV.

La Suisse a-t-elle «baissé les bras» en renonçant à dépister toute personne présentant des symptômes? C’est l’avis notamment de Jacques Fellay, infectiologue au CHUV et professeur à l’EPFL. En fin de semaine dernière, dans divers médias, il a qualifié de «grosse erreur» la décision de ne tester que les cas les plus graves.

Depuis le 9 mars, les autorités sanitaires ont en effet décidé de ne tester que les personnes vulnérables et le personnel de santé présentant de la fièvre ou des symptômes sévères des voies respiratoires, afin de ne pas, selon l’OFSP, «surcharger le système sanitaire».

Lundi, le rédacteur en chef de la Revue médicale suisse, Bertrand Kiefer, a également fustigé la décision. «Aucune raison ne peut justifier cela, sinon économique ou logistique […]. Nous ignorons désormais la réalité de l’épidémie, par exemple si des zones sont en voie d’échappement.»

Pourtant, a rappelé l’infectiologue, la Corée du Sud notamment semble avoir réussi à contenir l’épidémie avec des campagnes de dépistage massives. «L’armée et la protection civile pourraient monter des tentes où l’on testerait la population à tout va.»

Contacté par L’illustré, il nous a renvoyés vers le CHUV, qui n’a pas donné suite à notre demande d’interview.


Par Camille Pagella publié le 19 mars 2020 - 08:22, modifié 18 janvier 2021 - 21:09