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Sophie Hunger: «Je veux clore un chapitre douloureux de ma vie»

A 37 ans, Sophie Hunger propose «Halluzinationen», un 7e album introspectif somptueux. La chanteuse alémanique la plus douée de sa génération nous parle de son enfance, de l’essence de sa sensibilité, évoque la genèse du disque à Berlin vécue comme un exorcisme à sa solitude et dit son combat pour la place des femmes dans la société.

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Anoush Abrar

- Comment avez-vous vécu la crise sanitaire?
- Sophie Hunger: Ça a été un changement de réalité et un choc. Je me suis sentie déstabilisée. J’ai ressenti une mise en danger de mon métier et j’ai pris conscience à quel point je l’aimais. Je voyage et je donne entre 100 et 150 concerts par an. C’est donc un besoin existentiel. Sans cela, qui suis-je en fait? Notre rôle est d’accompagner émotionnellement le public, dans ces temps difficiles. On procure du bien-être sans recourir aux médicaments. Cette période du confinement, je l’ai prise comme un cadeau et j’en ai profité pour écrire un album entier après «Halluzinationen» que le public va découvrir le 4 septembre.

- Ce danger qui vous guette n’est pas écarté.
- Je suis privée de la scène, mon mode d’expression favori. Pour l’instant, tout est sujet à autorisations. Les entrées sont limitées, le port du masque est obligatoire. Pour combien de temps encore: un mois, un an, plusieurs années? C’est d’autant plus étrange que la signification de ce que j’écris et compose ne se révèle à moi qu’une fois sur scène. L’album devient alors un être à part entière et reçoit une âme. Sans ce processus, le disque n’est qu’un fantôme et ses chansons, figées pour l’éternité, ressemblent à des morts embaumés. Qui sait, «Halluzinationen» sera peut-être voué à rester dans mon imaginaire sans existence propre?

- Le 19  avril vous avez donné, dans un chalet à Rougemont (VD), un concert dans la série Royal Albert Home. Pourquoi était-ce important d’y participer?
- Au départ, je n’étais pas fan de l’idée de filmer un concert avec un simple téléphone et de le diffuser sur internet (lien ci-dessous, ndlr). Sans public, ça ressemble à un monologue. Mais c’était au profit du Royal Albert Hall.

>> Voir le concert en ligne de Sophie Hunger:

- Craig Hassall, le PDG de la salle londonienne, a dit qu’en cent jours l’institution avait perdu plus de 13  millions de francs.
- Pendant la pandémie, en Angleterre, ces grandes salles n’ont pas été soutenues par l’Etat. C’est une option néolibérale dure. Un jour, ils vont se réveiller et n’auront plus que les yeux pour pleurer.

- La situation affecte très durement la culture. Combien de personnes travaillant avec vous sont-elles touchées par la pandémie?
- En tournée nous sommes dix, musiciens, techniciens et administration. Même s’ils travaillent pour d’autres artistes, le secteur est en panne. Pour la promotion de l’album, nous devions faire 80 concerts. Une partie de mes revenus est épargnée du fait que je suis auteur-compositeur. Je possède les droits de mes chansons écrites pour moi et d’autres et je touche des royalties. Mais il faut avoir à l’esprit qu’avec le streaming nous avons beaucoup perdu par le passé.

- Rien que sur Spotify, 300 000 personnes écoutent vos titres chaque mois.
- Il y a une quinzaine d’années, lorsque la musique a été diffusée en flux continu, nous compensions avec le live. On gagnait bien notre vie. Aujourd’hui, sans la scène, les grands festivals, on s’aperçoit que l’on a quasiment offert notre musique à ces plateformes. Il faudrait en rediscuter et remettre tout cela à plat.

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«La pandémie a été un choc. J’ai ressenti une mise en danger de mon métier…» Anoush Abrar

- Vous nous avez donné rendez-vous au SMEM, le musée du synthétiseur à Fribourg. Pourquoi?
- C’est le centre mondial des instruments de musique électronique (5000 pièces, ndlr). On vient des quatre coins de la planète pour visiter cette collection. «Molecules», mon album précédent, était entièrement basé sur ces machines. Lorsque je l’ai enregistré à Londres, certaines étaient introuvables là-bas. Or, le SMEM les possède toutes. Un jour, j’ai dit à mon producteur, Dan Carey, (Sia, Lily Allen, Franz Ferdinand, The Kills, ndlr) de venir en Suisse faire un «petit voyage». Il m’a regardée d’un air dubitatif, je lui ai demandé de me faire confiance. En découvrant les immenses hangars remplis de claviers, d’amplis et de boîtes à rythme, ses yeux sont sortis de leurs orbites. Je suis fière que ce trésor soit ici, à Fribourg, dans mon pays.

- Vous avez enregistré à Abbey Road, studio auquel on associe les Beatles.
- D’abord, tout a été écrit chez moi, à Berlin, où je réalise les maquettes sur mon piano. Il trône dans ma cuisine et possède deux pédales pour étouffer les cordes. C’est un son que j’aime beaucoup. A Londres, dans les fameux studios, le piano qui a servi à enregistrer Lennon et McCartney ne possède qu’une seule pédale. La sonorité ne nous convenait pas, on a donc mis du tissu pour l’atténuer. Au lieu d’améliorer cet instrument mythique, on l’a fait sonner moins bien. (Rires.)

Je n’ai jamais suivi d’école de musique

- Vous savez exactement ce que vous recherchez. Or, vous êtes autodidacte. C’est un challenge?
- Oui. Je n’ai jamais suivi d’école de musique. J’évolue techniquement et mentalement à chaque album afin d’arriver à exprimer les choses au plus juste. J’ai pris très tôt la décision de quitter la Suisse afin de me confronter à Londres et à Paris à l’univers de la musique mondiale. Mes amis me disaient que ce que je faisais était cool, mais je voulais savoir si ça l’était là où personne ne me connaissait et où l’on ne se sentait pas obligé d’être gentil. J’ai commencé à tourner à 24 ans, ma première maison de disques était à Paris. J’ai déménagé à Berlin à 30 ans.

- Vos chansons ont une capacité rare d’émouvoir. D’où vous vient cette grande sensibilité?
- Dans mon enfance, nous déménagions beaucoup (son père était diplomate, ndlr). A cet âge-là, on ne comprend pas pourquoi il faut bouger régulièrement. Je savais, toute petite déjà, que les liens que j’allais nouer ne servaient à rien puisque tout était provisoire. J’ai donc créé et développé une vie et un système, un monde intérieur, qui était dans ma tête et que je pouvais contrôler.

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La chanteuse Sophie Hunger, 37 ans, moins farouche qu’à ses débuts, se livre désormais plus facilement et rigole volontiers. Mardi 25 août, «L’illustré» a découvert une jeune femme épanouie et athlétique. «Je fais 1 m 77. Est-ce que je vous… Anoush Abrar

- Cela vous apportait de la stabilité?
- Peu importe où nous habitions, moi, je cultivais mon univers, mes secrets, mes histoires, mes personnages et personne ne pouvait me les enlever. Cela m’aidait à rester équilibrée. J’ai commencé à écrire des chansons avant 12 ans, je les enregistrais sur un cassettophone muni d’un gros bouton rouge. A la maison, j’ai encore des centaines de bandes de cette époque. Je fabriquais de fausses émissions de radio dans lesquelles je faisais plusieurs voix. J’étais à la fois l’animatrice et les invités. Cela s’appelait Radio 2210. J’aimais cette succession de chiffres, le zéro ouvrait la porte à un monde à la fois inconnu et un peu bizarre.

- Vous n’imaginiez pas prendre une autre voie?
- Après la scolarité obligatoire, j’ai essayé les études et je me suis vite aperçue que le milieu de mes parents ne serait pas le mien. Un autre monde m’attendait. J’avais commencé à le construire toute petite…

- Vous rendez l’allemand et même le suisse-allemand agréables aux oreilles des Romands. Vous comblez le Röstigraben?
- Je suis toujours au service de mon pays afin d’améliorer les relations et d’instaurer la paix! (Rires.) Le suisse-allemand a été ma langue première. A travers elle, j’ai appris à trouver et à reconnaître le timbre de ma voix. A mes débuts, lorsque je chantais Nina Simone, Björk ou PJ Harvey en anglais, c’était l’imitation de quelqu’un d’autre. C’est seulement en 2007 sur mon premier disque («Sketches on Sea», ndlr), en partie chanté en suisse-allemand, que je me suis trouvée. Par la suite, j’ai pu utiliser l’anglais et le français. Je suis reconnaissante de ne pas venir d’un pays où il n’y a pas une longue tradition de musique orale. La page était blanche, le chemin pas encore tracé. Le construire a été pour moi l’expression même de ma propre liberté.

J’étais seule, il régnait un silence horrible et personne pour le partager ou le rompre

- Sur l’album vous parlez souvent d’amours contrariées, comme s’il fallait faire le deuil d’une relation. Pourquoi?
- En janvier 2019, après la tournée de «Molecules», je me suis retrouvée chez moi. A Berlin, à cette époque de l’année, il n’y a pas beaucoup de lumière. On se sent emprisonné. Dans cet appartement, après des mois de concerts, de soirées partagées, j’étais confrontée à un vide immense. Une sorte de rien… J’étais seule, il régnait un silence horrible et personne pour le partager ou le rompre. Je me suis dit: «Pourquoi suis-je seule après tout ce que j’ai fait?» Avais-je emprunté le mauvais chemin? Je me suis dit que ce que j’avais fait de ma vie étaient des «hallucinations». Etaient-elles la conséquence ou la raison de ma solitude et pourquoi ne pas en faire un disque? Chaque morceau parle d’un aspect de cette relation entre imaginaire et solitude.

- Par exemple?
- Depuis la fenêtre de ma cuisine, j’apercevais une prostituée qui travaille sur Oranienplatz. Elle s’appelle Maria Magdalena. Je souhaitais lui parler, entrer en contact avec elle, mais j’en ai été incapable. C’est devenu l’un des titres. Le premier single, «Everything Is Good» (Tout va bien), tire son nom de mon mug, dans lequel je bois mon café tous les matins. C’est une création de l’artiste David Shrigley. Cette phrase est inscrite au-dessus du dessin de mains aux pouces démesurés. Si tu as un doigt comme ça, il faut t’inquiéter parce que visiblement «tout ne va pas bien». C’est une vision ironique des choses.

- Cet album est un voyage intérieur?
- Exactement. Je me disais que si j’arrivais à l’écrire, au moment où il serait fini, la solitude et les hallucinations allaient disparaître. C’était comme un exorcisme. Je me suis dit qu’après ça, j’allais déménager, que ce serait la fin d’un chapitre douloureux de ma vie.

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Sur son t-shirt blanc est inscrit «Future is female». Le bras levé, armé de sa guitare Fender, Sophie Hunger milite non seulement pour la place des femmes dans la société et en politique mais aussi, devant le slogan «Diversity is power» (ici sur l… Anoush Abrar

- Votre t-shirt dit «Future is female». La place des femmes dans la société vous tient à cœur.
- L’an prochain, nous allons fêter le 50e anniversaire du droit de vote des femmes en Suisse et de leur éligibilité sur le plan fédéral. Je souhaite que 2021 soit une grande fête pour que nous puissions nous exprimer et rendre hommage à toutes celles qui, avant nous, ont fait des sacrifices afin que nous puissions avoir plus de libertés et de droits. L’égalité n’est pas acquise. Le combat n’est pas terminé. Il faut le poursuivre. Sinon, c’est du folklore et nous n’en voulons pas. Nous sommes vivantes. Avec Alliance F, on s’organise dans ce sens afin que l’année à venir soit inoubliable.

- Le Covid vous a empêchée de participer au projet «Helvetia vous appelle!» en sillonnant la Suisse avec Doris Leuthard.
- Cette campagne très intelligente a été conçue pour les votes au parlement de l’an dernier. En 2015, il n’y avait que 30% de sièges occupés par des femmes. Nous étions en queue du classement mondial. Pas de quoi être fiers. «Helvetia vous appelle!» a voulu faire changer les choses. Beaucoup de partis inscrivaient des femmes sur leurs listes, mais tout en bas. C’était un alibi. Helvetia a appelé les formations politiques et leur a demandé que les candidates soient en tête des listes. Au final, elles ont obtenu 42% de représentation au Conseil national. La démarche se veut désormais cantonale.

- Comment est née votre conscience politique?
- Peut-être à cause de mon travail. Je suis habituée à faire la réalité dans laquelle je vis. Il ne faut pas souhaiter, mais agir. Je suis avant tout une artiste et pas une politicienne, un soldat de l’empathie qui défend le monde artistique.

Federer n’est-il qu’un joueur de tennis?

- Mais vous êtes aussi une figure qui, par son parcours et sa détermination, peut devenir un modèle.
- On a fait l’erreur, au début, de croire que toutes les femmes devaient tenir le devant de la scène, être dominantes et autoritaires. C’est valable aussi pour les hommes, qui ne répondent pas tous à ce vieux cliché de la masculinité. Je crois à un choix collectif entre hommes et femmes. Nous devons nous demander dans quelle culture nous pouvons nous exprimer le mieux, les uns comme les autres. On me dit souvent: «Toi, tu es chanteuse. Arrête de parler de ces choses et contente-toi de chanter.» Cette image nous réduit à n’être qu’une seule chose. Federer n’est-il qu’un joueur de tennis? Nous sommes tous multiples et nuancés.

- Comment entretenez-vous l’énergie physique nécessaire?
- En tournée, je cours tous les jours. Entre 10 et 15 kilomètres, lentement. C’est une façon de découvrir le lieu dans lequel j’arrive. Cela me permet aussi d’avoir deux heures de liberté, pendant lesquelles je suis seule avant de retourner vers le groupe. Nous voyageons en bus. La veille, je consulte Google Maps et je me dis: là, il y a un lac, je pourrais y boire un café, voir un monument, un musée. Je fais très brièvement partie de la ville et, le soir venu, je peux interagir avec son public.

- Votre vie est orientée à 100% vers l’artistique. Avoir une famille vous semble-t-il possible?
- Oui, totalement. Je ne vais pas vous dire que je sais ce que c’est que d’en avoir une avant même de la fonder. Je ne sais pas ce que ça donnera. Qui sait, peut-être n’aurai-je plus le temps de courir?


Par Dana Didier publié le 3 septembre 2020 - 08:45, modifié 18 janvier 2021 - 21:13