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Soprano: «Positiver est devenu mon manuel de vie»

Le 4 juin, le rappeur lance sa tournée des stades à Lausanne, à la Pontaise, devant 40 000 personnes. De passage à Nyon, sourire en bandoulière et regard doux, Soprano revient sur son enfance à Marseille alors qu’il était encore Saïd M’Roumbaba. Il évoque le racisme, sa tentative de suicide, sa famille, la religion et son succès.

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Soprano

A 43 ans, le rappeur et chanteur pop reste ouvert aux autres et humble. «Quand j’ai appris que Michael Jackson, Prince et les Rolling Stones s’étaient produits à la Pontaise, ça m’a mis la pression tout de suite! La première fois que j’ai joué en Suisse, c’était il y a vingt ans, dans un tout petit club à Neuchâtel, il y avait dix personnes…»

ELISA PARRON

- Soprano, quel est votre tout premier souvenir musical?
- Soprano: (Il réfléchit, hésitant.) Mon père mettait Abba en boucle… Ah non, je sais! C’est Oum Kalsoum, la diva égyptienne. Ma mère l’écoutait même pour nous endormir. A la maison, elle dansait dessus. Oh là là!

- Qu’est-ce qui a déclenché votre envie d’écrire et de chanter?
- Le rap français. Les textes décrivaient ce que je vivais dans les quartiers de Marseille. Ça m’a parlé direct et je me suis dit: «J’ai envie d’écrire.» Je me reconnaissais dans le titre «Petit frère» d’IAM (1997) ou dans les paroles de NTM, énervées comme pas possible, et aussi dans la poésie de MC Solaar (il scande): «Je suis l’as de trèfle qui pique ton cœur, Caroline…»

- Vos parents sont originaires de l’archipel des Comores. C’était comment dans la famille M’Roumbaba?
- Mon père était toujours absent, il travaillait comme homme à tout faire sur des pétroliers. Quand il était là, il était fatigué, il restait au salon dans le canapé, la télécommande à la main. Il avait installé une antenne parabolique sur le balcon pour choper des chaînes du Maghreb. Je lui disais: «Papa, tu comprends quelque chose?» Lui: «Si tu forces un peu, tu regardes les gestes, tu comprends.» Moi: «Mais tu comprends pas, c’est pas ta langue!» C’était rigolo, on ne pouvait rien y faire. Quand mon père n’était pas là, ma mère, qui travaillait comme femme de ménage, passait de la variété française. Goldman et Balavoine. En 1985, c’était «L’Aziza», un titre contre le racisme. Dès qu’il y avait un combat derrière, ça la touchait. J’avais 6 ans.

- Vous étiez une famille nombreuse?
- Je suis l’aîné de cinq enfants. Il y avait aussi mes petits cousins originaires des Comores et nos oncles. Nous étions trois ou quatre par chambre. Plus un cagibi destiné aux frères de ma mère de passage. Ils n’écoutaient que Bob Marley. A l’époque, je ne captais pas pourquoi ils avaient les yeux rouges. (Rires.)

- Vous êtes né et avez grandi dans une cité à Marseille…
- Oui. Ce qui est beau dans cette ville, c’est son côté cosmopolite. Nos voisins étaient Algériens, Irakiens, Vietnamiens. J’ai grandi au contact de toutes ces cultures. Nous habitions dans la cité du Plan d’Aou, un quartier nord, populaire, fermé, avec une entrée et une sortie. A l’intérieur, on trouvait la poste, un centre commercial et l’école. On vivait dans un enclos. Tout le monde avait les mêmes problèmes, du coup, on ne regardait pas nos différences.

- A quel moment les choses ont-elles changé?
- En sortant de là, dès qu’on a commencé à partir au lycée, on a connu les contrôles de police et l’école n’a fait qu’accentuer les avantages que nous n’avions pas. Ce n’était pas une question de racisme, de couleur de peau, mais le fait d’être des quartiers, d’être musulman, d’écouter du rap, d’être habillé différemment. Lorsque je regardais certains politiques, certains médias, je ne me sentais pas Français. Alors que je l’étais et je le suis resté.

- En visite aux Comores, vous ressentiez ce décalage identitaire?
- Oui. J’y suis allé à 12 ans la première fois. Là-bas, il y a les «Je reste» et les «Je viens». Celui qui vit sur place et celui qui revient. En tant que «Je viens», vous n’êtes pas considéré comme un Comorien mais comme un Français. Un «étranger».

- Comment avez-vous été confronté au racisme?
- J’avais 16 ans et ce n’est ni à travers un mot, ni à travers un geste, mais un truc violent: la mort d’un ami un soir à Marseille. Le 21 février 1995, Ibrahim Ali, 17 ans, a été assassiné par un colleur d’affiches du Front national. Il faisait du rap comme moi et sortait d’une répétition. Les militants FN étaient trois, tous armés. Ils ont vu un attroupement de dix jeunes des quartiers, noirs et rappeurs. L’un des colleurs d’affiches a sorti son arme et il a tiré (l’adolescent a été abattu d’une balle dans le dos alors qu’il courait pour attraper son bus, comme le reste du groupe. Plusieurs coups ont été tirés côté FN. Les trois hommes ont été condamnés, ndlr). (Choqué.) Là, on s’est dit: «Il y a un problème.» Jean-Marie Le Pen, après ça, a déclaré en meeting: «A Marseille, il y a 50 000 Comoriens: un quart de l’île. Que font-ils là?» Il n’a pas parlé du jeune décédé. Pour lui, qu’il soit mort ou pas, on s’en foutait… Or une mère enterrait son fils. C’était réel. Ibrahim, je le croisais tous les jours. Ça aurait pu être moi.

Soprano

S’il y avait un seul… artiste: le 2 décembre 1983, à 5 ans, en découvrant «Thriller», de Michael Jackson, à la télé, Soprano a eu un choc. «On était au salon. Mes cousins avaient la coupe afro des Jackson Five. Le clip m’a fait si peur que je me souviens encore de chaque détail. Le King of Pop mérite vraiment son titre.»

DR

- Vos parents vous en parlaient?
- La première fois que j’ai acheté une maison, mon père m’a demandé: «Mais pourquoi? On ne reste pas là. On repart aux Comores. On n’est pas chez nous. Ils peuvent être racistes, on s’en fout. On vient travailler et on retourne au pays. Je ne comprends pas pourquoi vous restez à vous dire que vous êtes Français.» Nos parents n’ont pas fait gaffe à une chose: quand ils sont venus en France, ils se sont sacrifiés pour nous. Ils ont voulu nous donner la chance d’avoir une vie meilleure dans un autre pays. Mais ils n’ont pas calculé que nous n’étions pas Comoriens. Nous sommes nés à Marseille et nous sommes Français! Eux ne se disaient pas qu’ils allaient finir leur vie ici. Et ils pensaient que leurs enfants feraient de même.

- Votre autobiographie, parue en 2015, s’intitule «Mélancolique anonyme». Vous êtes, à 43 ans, dans le peloton de tête des personnalités préférées des Français. La mélancolie et l’anonymat, c’est terminé?
- C’est terminé, c’est vrai… (Il rit.)

- Le livre raconte notamment ce 3 décembre 2004 où vous avez ressenti l’envie d’en finir dans une chambre d’hôtel. Pourquoi ce geste, qui contraste avec votre image actuelle rayonnante?
- J’étais perdu. Je ne savais pas où était ma place. Les gens qui devaient soi-disant me montrer mon chemin ne me le montraient pas ou alors ils me pointaient du doigt. Je me suis senti rejeté… Je cherchais à avoir une copine, des amis, un rêve. J’avais envie de sortir un disque solo après Psy4 de la Rime (son groupe de hip-hop, ndlr). Mais ça ne marchait pas.

- Comment avez-vous trouvé la force de renoncer à vous donner la mort?
- Il y a deux choses. La première, c’est la religion, au sens spirituel. Elle me permet de mettre de la lumière dans ma vie, tout en espérant en diffuser autour de moi. Avant notre interview, j’ai émis un souhait: «Attendez-moi deux secondes. Je vais prier et après je serai opérationnel.» Je fais mes cinq prières par jour. J’ai la tache de l’islam sur le front (tabaâ ou tampon, un cal à force de se prosterner, ndlr). Dans les moments les plus durs, comme dans les plus exaltants, cela m’équilibre. C’est une façon de me dire: «Tu sais qu’il faut t’accrocher. Demain, tout ira mieux.» Et j’ajoute: peu importe la religion. Certains y croient, d’autres pas. Chacun ses choix.

- Votre entourage est l’autre source de votre équilibre. Vous travaillez en famille.
- Oui. Dans mes moments de doute, comme beaucoup de jeunes, je pensais que personne ne m’aimait. Je me sentais seul au monde, je me renfermais. Cet égoïsme vous tire vers le bas. (Il consulte son iPhone.) J’ai écrit ça ce matin: «C’est fou comment on fait d’une mouche un éléphant / On ferme les yeux sur l’amour qu’il y a tout autour.» A l’adolescence, on grossit les problèmes. Les jeunes prennent des jumelles pour chercher le bonheur alors qu’il est sous leur nez. On ne voit pas cette clarté que nous apportent les autres. Après mon geste, j’ai vu mes frères et sœurs, mes collègues pleurer et je me suis dit: «Mais qu’est-ce que je fais? Je suis l’aîné. Je dois montrer le chemin, être exemplaire et assumer.» Depuis, le positif est devenu mon manuel de vie.

- La musique a-t-elle été d’un quelconque secours?
- La chanson de Daniel Balavoine «Tous les cris les SOS» m’a sauvé la vie. Je l’écoutais en boucle. Sa voix me transperçait. Durant cette période difficile, elle a mis des mots sur ce que je n’arrivais pas à exprimer, la souffrance de la solitude. Je me suis dit: «Si lui le chante, je ne suis pas seul.» J’interprète ce titre à chacun de mes concerts. C’est ma façon de dire merci.

- Comment s’est opérée la remontada de Soprano?
- (Rires.) La remontada… Je touche le fond et je remonte? En un peu plus de deux ans, j’ai découvert que j’avais un public et que j’intéressais les maisons de disques. J’ai rencontré l’amour et ma future femme (Alexia, ndlr). Je me suis marié en juin 2006 et nous avons eu un premier enfant. En 2007, à 28 ans, mon premier album solo, «Puisqu’il faut vivre», a fait un carton. Le positif attire le positif. Et dire que je pensais que c’était foutu… C’est pour ça que je ne chante aujourd’hui que des morceaux qui amènent de la joie et permettent d’entrevoir le bout du tunnel.

- Votre septième et nouvel album studio, «Chasseur d’étoiles», est un retour aux années 1980 et 1990, truffé de références: «La boum», «Le grand bleu», Bruce Lee, «Le roi lion»…
- J’ai replongé dans l’enfance. Un des titres s’appelle «Justine & Abdelkrim», en rapport avec Justine de «Premiers baisers», la série du Club Dorothée. J’ai imaginé qu’un jeune d’aujourd’hui, Abdelkrim, invitait Justine à danser un slow. C’était un petit message à Eric Zemmour pour dire que tout le monde peut le faire en ayant des origines différentes et qu’il n’y a pas de problème. J’ai aussi mis mes enfants dedans, mes amis.

- Quel âge ont vos trois enfants?
- La plus grande a 14 ans, le deuxième 13 ans et la dernière 10 ans.

Soprano

Etoilé 03.09.2021: avec «Chasseur d’étoiles», Soprano s’inspire de son enfance et prouve l’étendue de son répertoire, entre rires et larmes, rap grand public, pop dansante et chanson classique, piano-voix, à l’instar de «Forrest», hommage mélancolique à «Forrest Gump».

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- Vous leur offrez aujourd’hui ce que vous n’auriez jamais imaginé recevoir. Quelles valeurs leur transmettez-vous?
- Si tu veux savoir où tu vas, tu dois savoir d’où tu viens. Je leur dis souvent: «Un arbre tient debout s’il a des racines. Si tu les enlèves, il tombe.» Je leur raconte mon histoire, mon parcours. Mes enfants ont une maison, une grande chambre chacun, des cadeaux. Je n’ai pas eu tout ça. Il est important de se rappeler qu’il y en a qui n’ont pas cette chance et qu’il faut savoir dire merci. Chez moi, je suis un peu le rabat-joie de service. J’essaie aussi de leur montrer que je suis un père «normal» même si je passe à la télé. Je les amène à l’école publique, pas privée. Il n’y a pas de disque d’or aux murs. Tout est à la cave. C’est important qu’ils soient bien enracinés et qu’ils comprennent la chance qu’ils ont.

- C’est parfois un fardeau, un papa célèbre?
- Mon fils joue au foot tous les samedis. Aller le voir est devenu compliqué. La première fois, il était trop content. Mais les gens sont venus me prendre en photo et j’ai raté ses actions de jeu. Je voyais qu’il me regardait et je n’étais pas attentif. Après ça, je n’ai plus pu revenir…

- Votre femme, elle, semble se moquer de votre notoriété.
- J’ai de la chance, elle a rééquilibré les choses. Par exemple, elle sait où je chante, mais elle n’en mesure pas l’impact. Une fois, elle m’a dit: «Bon, tu vas me faire des courses dans un grand centre commercial.» J’ai répondu: «Je ne peux pas.» Elle m’a chopé: «Mais tu te la pètes? OK, on t’a vu à «The Voice», mais tranquille, reviens sur terre. Tu vas me faire les courses s’il te plaît, j’en ai besoin.» Cinq minutes après, j’étais forcé de rentrer, escorté. La sécurité du magasin m’avait évacué. Elle m’a dit: «Bon, c’est vrai que tu es un peu connu, mais ne te la pète pas trop!» En voyant ça, mes enfants rigolent. Ils relativisent. Dans la vie, ils arrivent à faire la différence entre ceux qui les regardent comme «filles et fils de» ou comme Inaya, Lenny et Luna. Mais la boss, c’est ma femme. Comme dans beaucoup de foyers… (Rires.)

- Comment vous êtes-vous rencontrés?
- Nous n’étions pas encore ensemble lorsque je tournais le clip de «La colombe». Elle est venue en voisine avec ses cousines et sa sœur. Elles m’ont dit: «On aimerait bien être dedans.» Celle qui allait devenir ma femme a refusé en lançant: «C’est de la connerie!» Et ça m’a séduit. Jusqu’à aujourd’hui, elle me répète la même chose. Elle ne veut pas apparaître et c’est elle qui a raison. C’est pour ça que personne n’a jamais vu mes enfants et ma femme. Et personne ne les verra. Je pense que c’est important de préserver les gens qu’on aime. Surtout qu’ils n’ont rien demandé. Des fois, on demande à Inaya, mon aînée: «Comment tu t’appelles?» Quand elle répond, les gens réagissent, étonnés: «Oh! Comme la chanson de Soprano.» On s’en amuse. Ils vivent leur vie d’enfants, normale.

- Votre père, Omar M’Roumbaba, est décédé le 3 mai 2020. A quel moment a-t-il pris conscience de votre succès?
- Quand les autres le lui ont dit en ajoutant que ce que je faisais était positif. Il ne voulait pas que je sois chanteur. Le rap est arrivé avec une image très violente et il avait peur pour moi. Une fois, j’ai un peu parlé de politique dans une interview. Il m’a demandé: «Mais pourquoi? Il ne faut pas que tu parles de politique. On n’est pas chez nous, tu es fou!» Le premier concert qu’il a vu, c’était en 2017, au stade Vélodrome, devant 55 000 personnes. Là, il s’est exclamé: «Mais qu’est-ce qu’il s’est passé?» Il a accepté ma carrière à travers mes preuves. Il fallait que je lui montre que je ne faisais pas de la provoc, que j’agissais toujours dans le respect de son éducation. Le respect de tout ce qu’il m’avait appris et que je mettais en valeur.

>> Soprano inaugure sa tournée des stades à Lausanne, à la Pontaise, le samedi 4 juin 2022 à 20 h. Infos sur www.ticketcorner.ch

Par Dana Didier publié le 25 février 2022 - 13:52