«La Suisse serait vraiment le bon endroit pour que nous puissions vivre en sécurité. Julian m’a dit qu’il adorerait vivre dans votre pays, champion de la tolérance et des droits de l’homme. Si on s’installait à Genève, il représenterait parfaitement les valeurs de liberté et de justice de la ville.» Pour Stella Morris, de son vrai nom Sara Gonzalez Devant, il ne fait aucun doute que la Suisse représenterait le pays d’accueil idéal pour le fondateur de WikiLeaks s’il était libéré des charges qui lui valent potentiellement 175 ans de prison aux Etats-Unis.
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Pour mémoire, Julian Assange est traqué par la CIA pour avoir exposé au grand jour près de 700 000 documents confidentiels de l’armée et de la diplomatie américaine sur les crimes de guerre des Etats-Unis en Afghanistan et en Irak. «Je sais que des échanges confidentiels entre votre pays et les autorités britanniques se déroulent en coulisses. Le gouvernement suisse a exprimé son inquiétude face à l’état de santé de Julian et sa capacité à survivre. J’espère que, bientôt, il n’y aura pas seulement sa statue à Genève, mais qu’il sera là en chair et en os. C’est notre rêve. Se balader dans la nature, s’asseoir au pied d’un arbre et jouer avec les enfants sans nous soucier de quoi que ce soit. C’est en pensant à ce genre de choses qu’il tient le coup.»
Est-ce à dire que Julian Assange a sollicité un visa humanitaire auprès de la Confédération? Stella Morris ne l’affirme pas, mais espère que Guy Parmelin et Ignazio Cassis, le chef du Département des affaires étrangères, évoqueront cette possibilité à l’occasion de leur rencontre avec Joe Biden lors du sommet russo-américain. «Les détails de cette rencontre sont en préparation et nous ne communiquons pas sur les points qui seront abordés», nous ont répondu les services d’Ignazio Cassis. Qui confirment en revanche suivre attentivement le cas de Julian Assange depuis des années.
«Nous avons évoqué sa situation à deux reprises avec les autorités britanniques au cours de l’année 2020», écrit le DFAE, avant de préciser: «En ce qui concerne les visas humanitaires, toute personne dont la vie ou l’intégrité physique est directement, sérieusement et concrètement menacée, a la possibilité de déposer une demande auprès d’une représentation suisse à l’étranger.» On rappellera à ce propos que le Grand Conseil genevois a adopté en mars 2020 une résolution invitant le Conseil fédéral à délivrer un visa de ce type à l’Australien. Pour Stella Morris, la situation dans laquelle se trouve son fiancé, incarcéré à la prison londonienne de haute sécurité de Belmarsh depuis deux ans et demi, répond clairement aux conditions exigées.
- Comment va-t-il?
- Stella Morris: Pas très bien, comme vous pouvez l’imaginer. Même en ayant eu gain de cause lors de son procès en extradition, le 6 janvier dernier, il est toujours en isolement dans une cellule de 9m2 dans laquelle il passe vingt-trois heures par jour. Il souffre de surcroît depuis toujours de problèmes pulmonaires qui le rendent particulièrement vulnérable au covid. A chaque fois qu’il tousse ou qu’il a un peu de fièvre, c’est un sujet d’inquiétude. Et à ses problèmes physiques s’ajoute l’énorme charge mentale que génère sa situation. Comme le déclare en personne le rapporteur spécial de l’ONU sur la torture, les traitements cruels, inhumains et dégradants, Julian est clairement en danger de mort.
- Quand l’avez-vous vu la dernière fois?
- Lors de l’audience, le 6 janvier. Il était dans une cage en verre. J’ai pu m’approcher de la vitre environ trente secondes avant qu’on ne l’emmène. Il n’a pas revu ses enfants depuis le mois d’octobre.
- Gabriel et Max ont respectivement 4 et 2 ans. Que leur dites-vous de la situation de leur père?
- Qu’il est un héros et un homme bon. Que leur papa aimerait rentrer à la maison mais qu’il ne peut pas. Je ne leur dis pas qu’il est en prison. Je veux qu’ils grandissent avec l’idée que la prison est faite pour les gens mauvais, condamnés par une justice équitable, non pour persécuter quelqu’un qui a fait ce que son métier de journaliste commandait de faire: publier de vraies informations. Au téléphone, Gabriel a maintenant une vraie relation avec lui et Max commence peu à peu à comprendre aussi.
- Le début de votre histoire d’amour avec Julian remonte à 2015, vos grossesses à 2017 et 2019. Comment avez-vous pu cacher tout cela durant près de cinq ans?
- Avec les caméras de vidéosurveillance et les microphones disséminés partout au sein de l’ambassade (ndlr: Julian Assange s’est réfugié de 2012 à 2019 à l’ambassade d’Equateur à Londres), cela a été très compliqué bien sûr. Heureusement, il disposait d’une chambrette et d’un petit bureau où il n’y avait pas de caméras. Mais quand je suis tombée enceinte la première fois, par peur que nous ne soyons découverts, j’ai écrit sur un morceau de papier pour le lui dire. Puis, au fur et à mesure de mes grossesses, je mettais plusieurs couches de vêtements et je me plaignais de prendre exagérément du poids. Julian a secrètement pu suivre l’accouchement de Max en vidéoconférence grâce à une caméra GoPro que je portais sur moi. Ensuite, pour qu’il puisse voir les enfants, nous inventions toutes sortes de stratagèmes. En les faisant passer pour ceux de son professeur de chinois, par exemple, qui entrait avec eux à l’ambassade avant mon arrivée.
- Vous vous sentiez menacée?
- Absolument. Nous avons vécu ces années dans un stress permanent. Les informations dont nous disposons aujourd’hui attestent d’ailleurs que nous avons eu raison de nous montrer très prudents. Le service de sécurité de l’ambassade, qui travaillait également pour un proche de Donald Trump, Sheldon Adelson, roi des casinos aux Etats-Unis, avait par exemple été mandaté pour voler des couches de Gabriel afin de procéder à une analyse ADN. J’avais très peur qu’ils s’en prennent à moi pour toucher Julian.
- C’est pour cette raison que vous avez changé de nom?
- Oui. Le but était de compliquer la tâche de ceux qui voulaient dresser mon profil et mettre à jour le réseau de personnalités avec qui j’étais en contact. L’ambassadeur connaissait mon vrai nom, nous étions constamment sur le qui-vive. Aujourd’hui, je me dis que l’amour rend possible tout ce qu’on croit impossible.
- Qu’est-ce qui vous a fait craquer chez Julian Assange?
- Beaucoup de choses. C’est l’homme le plus foncièrement honnête que je connaisse. Timide, drôle, intelligent et très, très curieux de tout. On ne s’ennuie jamais en sa compagnie. C’est quelqu’un de stimulant, d’inattendu, de passionné. Il arrive à vous captiver en vous parlant de mathématiques ou de physique, même si ces thèmes ne vous intéressent pas. Il a l’amour de la connaissance et adore la partager.
- Et vous, qui êtes-vous?
- Je suis née en Afrique du Sud. Mon père est architecte et ma mère directrice de théâtre. Nous avons vécu au Botswana, au Lesotho et en Suède, dont j’ai la nationalité, avant de nous établir à Londres. Je suis diplômée en droit et en politique de la School Of Oriental and African Studies de Londres.
- Le prénom de vos enfants, c’est un choix commun?
- Oui. Mais nous avons mis beaucoup de temps à nous décider tant nous en avions mis sur la liste (rire). Les deux fois, nous avons atteint les cinq semaines de délai que l’Etat accorde après l’accouchement avant qu’il ne donne lui-même le prénom de l’enfant. C’est pour cette raison qu’ils ont les deux de multiples autres prénoms.
- Leurs marraines sont M.I.A., rappeuse et mannequin britannique, et Tracy Somerset, duchesse de Beaufort, ex-actrice connue sous le nom de Tracy Worcester…
- C’est exact. Des personnes merveilleuses qui nous soutiennent et s’impliquent dans notre combat.
- Pensez-vous qu’avec Joe Biden les Etats-Unis finiront par abandonner les charges qui pèsent sur votre fiancé?
- Je pense que la situation peut s’améliorer puisque l’affaire Assange est uniquement une affaire politique. J’espère que Joe Biden aura le courage de démontrer au monde qu’il est en rupture avec le système mis en place par Donald Trump, lequel s’attaquait clairement à la liberté d’expression, au premier amendement, aux droits de l’homme et, in fine, aux médias en s’attaquant à Julian. En condamnant Julian Assange, ce sont nos démocraties qu’on condamnerait.
- Qu’attendez-vous de la Suisse?
- Qu’elle intercède auprès de Joe Biden. Le moment est propice. Avant un déplacement de son président, l’ambassade du pays où celui-ci se rend lui fait un compte rendu exhaustif de tout ce qui s’y passe et de tout ce qui s’y dit. Joe Biden est donc forcément au courant du fort mouvement de soutien à Julian Assange qui s’est mis en place en Suisse, à Genève et au sein des grandes organisations internationales.
- Envisagez-vous une extradition?
- Non. Je sais qu’elle reste possible, mais je n’arrive pas me projeter dans ce scénario tellement inconcevable à mes yeux. Ce serait le conduire au suicide alors que je me bats pour sa survie. Je déteste l’idée que cette affaire se résume à sa capacité de résilience. Il y a une limite à ce qu’un être humain peut endurer et cette limite a été atteinte.
- Quand le reverrez-vous?
- Je ne sais pas. Mais assurément dans le courant de l’été, lorsque nous nous marierons. La procédure est en cours, mais à cause du lockdown imposé à la prison en raison du covid, cela prend du temps. Le dernier mariage célébré à Belmarsh date de douze ans. Je garde toutefois au fond de moi le rêve de me marier en personnes libres…
Club suisse de la presse: tout un chacun peut signer l’Appel de Genève en faveur d’Assange https://pressclub.ch/