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«La Suisse est championne du monde des émissions de CO2 à l’étranger»

Déçue par la lenteur de la Suisse à opérer le tournant énergétique, la professeure de climatologie de l’Université de Neuchâtel et de l’institut fédéral WSL Martine Rebetez estime que notre pays ne joue pas le rôle qui devrait être le sien. Cri d’alarme.

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- Les Suisses ont, de peu, refusé de moraliser les multinationales, en matière d’écologie en particulier, puisque c’est le thème qui vous touche. Comment expliquer cette réticence?

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Martine Rebetez. JM Boerlin

- Martine Rebetez: En ce qui concerne mon domaine, l’atmosphère et le climat, j’ai l’impression que beaucoup d’Helvètes ont encore une vision périmée d’une Suisse en avance sur les autres. Cette conviction remonte aux années 1980, à l’époque où notre pays était pionnier, avec les Etats-Unis, des catalyseurs dans les véhicules, pour éliminer le plomb dans l’essence. Aujourd’hui, la Suisse ne fait pas sa part en matière de réduction des gaz à effet de serre, alors qu’elle en aurait largement les moyens et les compétences.

- Dans son plaidoyer contre l’initiative, la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter estimait que la Suisse serait seule au monde à imposer une législation contraignante en cas de oui…
- La Suisse est un pays créatif, novateur, doté d’un tissu industriel et d’un réseau de recherche de très, très haut niveau. Nous sommes beaucoup plus observés que nous ne l’imaginons et nos avancées et innovations ont un effet multiplicateur. En tant qu’habitants d’une nation nantie, nous devrions être conscients du devoir d’exemplarité à tenir. Comment motiver des pays comme le Pérou ou le Ghana, par exemple, dont les moyens sont tellement plus réduits, si un pays aussi riche que la Suisse ne montre pas l’exemple? Dans la réduction des gaz à effet de serre, nous devons avancer rapidement chez nous et soutenir les pays qui ont moins de capacités.

- Plutôt que de faire cavalier seul, que pensez-vous de l’idée de fédérer le monde autour d’un projet de création d’un contingent de «Casques verts» sous l’égide de l’ONU?
- L’idée est bonne en soi et je l’approuverais si nous étions en 1990. Aujourd’hui, la situation est trop urgente et ces négociations ont déjà eu lieu entre GIEC, COP et autres. Nous avons perdu plus de trente ans dans la lutte contre le réchauffement climatique, maintenant il est urgent d’agir. Dans dix ans, il sera trop tard.

En réalité, nous payons l’étranger pour faire ce que nous ne voulons pas faire chez nous

- Mais que peut faire la petite Suisse perdue au milieu de la planète?
- Elle peut faire beaucoup. Il faut savoir que, par rapport au nombre d’habitants et à la quantité de gaz à effet de serre émise sur le sol national, la Suisse est championne du monde des émissions de CO2 produites à l’étranger, via la fabrication des biens de consommation que nous importons. Les deux tiers de nos émissions sont produites et comptabilisées à l’étranger. Et cela, sans compter les investissements de nos institutions financières dans des sociétés actives dans les énergies fossiles et autres entreprises polluantes. En les prenant en compte, on arrive à des valeurs estimées à plus de vingt fois les émissions sur notre territoire. Concrètement, chaque personne vivant en Suisse pollue beaucoup plus à l’étranger qu’ici. En Asie principalement, mais aussi en Europe de l’Est ou encore en Afrique du Nord, où les industries se trouvent aujourd’hui.

- De quelles industries parlez-vous?
- Pensez par exemple aux vêtements ou aux jouets. On garde peut-être du design en Suisse mais on ne fabrique pratiquement plus rien. Nous avons donc en quelque sorte délocalisé non seulement la production de nos biens de consommation, mais aussi la pollution qu’elle génère. Et le transport de ces biens vient encore en sus. Pour couronner le tout, la Suisse achète des certificats d’émissions à l’étranger. Ces certificats correspondent souvent à des réductions sur le papier mais inexistantes dans la réalité. Dans d’autres cas, elles se seraient produites aussi sans vente de certificat, ou encore les pays qui les vendent inscrivent des cibles moins ambitieuses pour leur propre compte afin d’avoir de la marge pour les certificats.

- La population n’est pas consciente de ces tours de passe-passe?
- Trop peu. Face à des discours lénifiants, les gens pensent que ce processus est efficace, alors que c’est tout le contraire. En réalité, nous payons l’étranger pour faire ce que nous ne voulons pas faire chez nous. C’est d’autant plus contre-productif que cela ne fait que retarder le problème, puisque nous n’échapperons pas au tournant énergétique et à ses coûts. Au lieu de s’y mettre rapidement, on reporte et on le payera beaucoup plus cher.

- C’est-à-dire?
- Nous continuons à payer entre 12 et 14 milliards de produits pétroliers à l’étranger chaque année, nous payons des certificats d’émissions et au final il faudra de toute façon financer en plus notre modernisation. Nous sommes triplement perdants en agissant de la sorte, alors que nous aurions beaucoup à gagner en agissant maintenant, en étant parmi les premiers plutôt que parmi les derniers. Nous sommes capables, en Suisse, de développer de nouveaux outils qui s’avéreront séduisants et pourront être vendus à d’autres.

La Suisse a une belle carte à jouer dans les services et les techniques cleantech

- Que proposez-vous?
- Il faut profiter de cette période de crise pour investir massivement et immédiatement dans l’énergie solaire, photovoltaïque et thermique, des technologies éprouvées et qui conviennent à notre territoire. En ces temps de covid, il faut veiller à ne pas investir l’argent public pour sauver l’économie d’hier, mais bien celle d’aujourd’hui et surtout de demain.

- Les choses avancent grâce aux incitations, non?
- Elles avancent un peu, mais beaucoup trop lentement. D’innombrables personnes et entreprises hésitent ou renoncent à installer du solaire en raison du manque de subventions ou parce qu’on leur achète leur production excédentaire à un prix trop bas. Comme l’a confirmé il y a trois semaines l’Office fédéral de l’énergie (OFEN), la Suisse a pourtant besoin d’un développement rapide et massif du solaire. Pour parvenir à l’objectif zéro émission en 2050, qui est indispensable si on veut éviter le pire des changements climatiques, l’OFEN indique qu’il est nécessaire de multiplier au moins par 13 la capacité actuelle. Il n’y a pas d’autre moyen de décarboner la Suisse rapidement.

- Les gens hésitent aussi en raison du coût de l’installation difficile à amortir…
- Selon mon collègue le professeur Ballif, l’un des meilleurs spécialistes du secteur du monde, le prix du mètre carré de panneaux photovoltaïques, sans le coût de la main-d’œuvre pour son installation, n’excède pas 50 francs. D’après lui, les progrès sont tels que nous parvenons à produire de l’énergie solaire à 2 centimes le kilowattheure dans les régions les plus ensoleillées du globe. Pour la Suisse, il existe aussi maintenant des panneaux de différentes couleurs, ce qui permet de mieux respecter l’esthétique du patrimoine bâti, ou encore des tuiles solaires très performantes. La Suisse a une belle carte à jouer dans les services et les techniques cleantech, domaine où elle est particulièrement innovante. Il y a des milliers d’emplois à la clé.

- Dix ans pour retourner la situation, affirmez-vous. Comment pouvez-vous être aussi catégorique?
- Parce que si on ne le fait pas dans ce délai, la température augmentera bien au-delà du seuil de 1,5 à 2°C, ce qu’il faut absolument éviter. Au-delà de cette limite, vous avez des effets multiplicateurs qui s’enclenchent dans la nature. A partir de là, le réchauffement nous échappera, les conséquences seront irréversibles, même si les humains n’émettent plus du tout de gaz à effet de serre.

C’est une sorte de machine infernale qui est enclenchée

- Donnez-nous des exemples pour bien comprendre…
- Si vous faites fondre de la glace ou de la neige, vous découvrez un terrain qui n’est plus blanc mais foncé. Or, un terrain clair a un effet miroir qui retourne le rayonnement solaire directement vers l’espace, tandis qu’un terrain foncé absorbe l’énergie. Ce mécanisme renforce l’augmentation de la température.

- Un autre?
- Le méthane emprisonné dans les sols gelés. Quand ces sols dégèlent, ce gaz à effet de serre est libéré et vient s’accumuler dans l’atmosphère, qui se réchauffe encore davantage. Et ces températures plus élevées font fondre encore plus de glace, émettant davantage de méthane. C’est une sorte de machine infernale qui est enclenchée. Les modèles actuels, encore très modérés, prévoient +4°C global dans la deuxième partie du XXIe siècle, ce qui signifierait +7 ou +8°C pour la Suisse et encore davantage pour les pôles. Autant dire que les populations et les régions de montagne vont payer un coût humain et financier monstrueux. Les quelques centimes qu’on essaie de raboter par-ci, par-là aujourd’hui sont ridicules face aux enjeux.

- L’objectif de la Suisse était fixé à -20% de CO2 en 2020 par rapport à 1990…
- On n’y parviendra pas sur notre territoire. Il faudra acheter des droits de polluer à l’étranger, cet outil légal qui permet de ne pas tenir ses engagements. On ne peut pas continuer ainsi.


Par Rappaz Christian publié le 9 décembre 2020 - 08:49, modifié 18 janvier 2021 - 21:16