On ne sait plus très bien combien de fois Abdelaziz Bouteflika est venu se faire soigner à Genève ou dans l’une des luxueuses cliniques privées de l’Arc lémanique. Une dizaine, dit-on, depuis le 27 avril 1999, jour où il est devenu président de l’Algérie. La fois de trop sans doute pour celui qui briguait un cinquième mandat lors de l’élection du 18 avril prochain, avant de renoncer lundi tout en reportant sine die le scrutin.
Une fois de trop pour ses adversaires et des millions d’Algériens descendus dans les rues, assurant que cet homme entré dans sa 83e année le 2 mars dernier se trouve au crépuscule de sa vie et que le moment est venu pour lui de laisser la place. Ne plus se représenter. C’est d’ailleurs ce qu’il avait déjà lui-même promis en 2012.
Depuis, victime d’un AVC, sa santé n’a cessé de se dégrader et la cadence de ses visites sanitaires en Suisse de s’accélérer. D’abord à la Clinique de Genolier puis, désormais, aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Un changement de lieu que certains perçoivent comme la preuve irréfutable d’un déclin rapide.
Elève de Jean Ziegler
Au-delà de cette situation franchement ubuesque qui agite le pays maghrébin comme rarement au cours de son histoire, le fait qu’Abdelaziz Bouteflika multiplie ses allers et retours entre Alger et le bout du Léman n’étonne guère. Il est en effet de notoriété publique que le pouvoir nord-africain nourrit une affection particulière pour la Cité de Calvin et sa région. Pour preuve, il n’a pas hésité à investir 30 millions de francs pour acquérir un domaine de 35 hectares, en 2008, à Pregny-Chambésy, où de nombreuses missions étrangères ont élu domicile. C’est là, dans une somptueuse demeure prolongée par une ferme, que résident le consul d’Algérie et sa famille.
Selon les registres cités par la Tribune de Genève, le pays est également propriétaire de son consulat, à Bellevue, et d’autres biens immobiliers, à Anières.
«Brillant et intelligent»
Pour autant, Alger a cru bon de faire savoir que le président n’a jamais séjourné dans ces lieux. De fait, les vraies raisons de son attirance et de sa sympathie pour la ville-canton, c’est peut-être Jean Ziegler qui les détient. «Il a été mon doctorant à l’Université à la fin des années 1970», s’enthousiasme l’ancien professeur de sociologie, de trois ans son aîné, avant d’étayer. «Alors qu’il était un très brillant ministre des Affaires étrangères, il a perdu le combat pour la succession du président Boumédiene. A 40 ans passés, il est arrivé ici et a déposé un projet de thèse avec moi, projet qui est toujours pendant à ma connaissance.
Du coup, Abdelaziz Bouteflika est à ce jour encore inscrit comme doctorant à l’Université de Genève.» L’altermondialiste genevois et ex-rapporteur spécial des Nations unies se souvient d’un étudiant pauvre comme Job, mais particulièrement brillant et intelligent, d’un homme honnête et très cultivé. Un vrai homme d’Etat.
Un portrait qui contraste avec les accusations de détournement d’environ 60 millions de francs des trésoreries de différentes chancelleries algériennes à l’étranger auxquelles Abdelaziz Bouteflika devait faire face à cette époque, argent qu’il aurait placé sur des comptes auprès de la Société de banque suisse (SBS). Autre histoire…
De John Kerry à Johnny Hallyday
A la lumière de ce passé très genevois, sa présence aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) n’avait donc rien d’exceptionnel. D’autant que le vieux monarque n’est pas le seul dirigeant étranger à opter pour les hôpitaux helvétiques.
Avant lui, le chancelier allemand Konrad Adenauer, le cheikh Zayed des Emirats arabes unis, le président de l’Autorité palestinienne Yasser Arafat, l’ex-roi Michel de Roumanie, le prince Sadruddin Aga Khan, haut-commissaire des Nations unies, la princesse Galyani de Thaïlande ou encore le roi Fahd d’Arabie saoudite et le secrétaire d’Etat américain John Kerry ont tous confié leur santé à des médecins et à des établissements suisses.
Une clientèle haut de gamme qui croise dans les couloirs aseptisés une autre population prestigieuse et fortunée, elle aussi friande de la qualité et de la légendaire discrétion du secteur: celle des people.
Depuis 60 ans, ils sont des centaines à avoir transité par les suites de luxe des cliniques privées, payant jusqu’à 8000 francs la journée, 12'000 même pour un «check-up VIP», selon une enquête de l’émission Mise au point diffusée en octobre 2016.
Charlie Chaplin, Marlene Dietrich, Alain Delon, Peter Ustinov, Phil Collins, Mstislav Rostropovitch, Johnny Hallyday ou Zinédine Zidane, pour ne citer que les plus célèbres, sont passés par là. Et même, pour certains, par une clinique zurichoise réputée la plus chère du monde, facturant 300'000 francs sa cure de désintoxication alliée à un traitement contre les addictions.
Le roi Fahd et le Clown blanc
Aux yeux de Jean Ziegler, cet attrait des puissants et des célébrités pour nos établissements est une publicité de rêve pour la Suisse. «Cela montre à la planète entière qu’ici on soigne avec des moyens de grande qualité et dans la discrétion.» «Et, de surcroît, ça rapporte bien plus que cela ne coûte. Ces gens débarquent avec une armada qui fait marcher le commerce local», renchérit Luc Barthassat, l’ancien chef du Département de la communication du canton de Genève.
Selon une enquête, ces touristes médicaux ne consacrent en effet que 20% de leur budget aux soins, le reste étant dépensé en hôtels, shopping ou séjours gastronomiques. «Avec la police diplomatique, financée par les organisations de la Genève internationale, les coûts de sécurité sont quasi inexistants pour le contribuable du canton», confirme le professeur Philippe Morel, ancien chef du Service de chirurgie viscérale des HUG.
Celui qui est aussi professeur ordinaire à la Faculté de médecine de Genève se souvient notamment du roi Fahd père, venu se faire opérer de la cataracte dans son établissement, en 2002. Un patient plus humble et plus compréhensif que son titre pouvait le laisser supposer. «Pour une question de sécurité, il voulait se faire opérer un samedi. On lui a expliqué, ainsi qu’à son entourage, que ce jour était réservé aux urgences, que ce n’était donc pas possible. Toute la délégation a fini par comprendre et à se plier à nos règles. Des usages qui sont souvent incompatibles avec les désirs et les demandes de ce type de clientèle mais qu’il ne faut brader sous aucun prétexte. Curieusement, le seul qui n’a pas compris et est monté sur ses grands chevaux, c’est le Clown blanc du cirque Knie, originaire des pays de l’Est. Hormis ce cas, tout s’est toujours passé en parfaite harmonie», assure Philippe Morel, également actif à Genolier.
Autant dire que la Suisse n’en a pas fini avec son rôle envié d’infirmerie des puissants et des célébrités…