Son hypermédiatisation a rendu la gastronomie plus que jamais sujette aux modes. Et c’est ainsi que des produits deviennent omniprésents avant de rentrer dans le rang quelques mois plus tard.
On s’entiche un jour du chorizo avant de tomber amoureux de la patate douce, puis du panais, qui se fait à son tour éjecter par le yuzu ou le tofu fumé. Les cuisines du monde se succèdent elles aussi dans cet infernal carrousel des tendances que d’invisibles prescripteurs imposent à la planète gourmande. Des meutes de blogueurs plus ou moins experts et des acteurs de l’agroalimentaire relaient ces modes sur le web. L’enseigne de supermarchés bios américaine Whole Foods vient ainsi de publier sa liste de dix tendances pour 2018. Et des millions de cuisiniers amateurs vont immanquablement se laisser influencer.
Pour y voir plus clair, nous avons demandé à Nicolas Darnauguilhem de quittancer ou non ces trends officieux. Le chef du Neptune, à Genève, se profile en effet comme un des plus innovants cuisiniers de Suisse.
LA TENDANCE GÉNÉRALE
L’écologie aux fourneaux
Ecologie, authenticité, proximité, transparence, convivialité, tels seront les mots-clés de cette nouvelle année gourmande. «Notre monde est en manque de valeurs. Les gens ont besoin de repères, d’informations sur ce qu’ils mangent», estime Nicolas Darnauguilhem. «Méfions-nous quand même, nuance-t-il, des démarches opportunistes qui s’approprient ces problématiques en créant par exemple des labels de valeur très inégale. Reste que la cuisine de 2018 sera bel et bien simple et puissamment savoureuse, authentique et généreuse. Il est révolu, le temps où la cuisine moléculaire (cuisine que j’apprécie pourtant) voulait tout révolutionner, tout faire exploser. L’époque exige plutôt un retour à l’authenticité, au terroir. C’est un beau défi pour notre métier. Car la cuisine simple est en fait la plus compliquée à réussir.»
LES «TRENDS» VRAIMENT INCONTOURNABLES
Saveurs du Moyen-Orient
La cuisine du monde qui dominera l’année devrait être celle, ou plutôt celles, au pluriel, du Moyen-Orient. De la Turquie au Liban, d’Israël au Yémen, cette très tourmentée région du globe réunit une gamme inépuisable de plats, de saveurs, d’épices, de sauces, de cuissons bien à elle. Le chef du Neptune adhère à la prophétie: «Je suis un fan de cette cuisine. C’est l'une des plus belles du monde. Et si certains la trouvent limitée, c’est que ce sont leurs connaissances de cette cuisine qui sont limitées. Cette gastronomie familiale, domestique, authentique est bel et bien d’une richesse infinie quand on a la chance de la découvrir chez les gens ou dans les petits restaurants d’Istanbul ou d’ailleurs. En fait, c’est bien plus qu’une tendance, c’est un des piliers mondiaux du bien-manger.» Voilà qui est clair.
Tout utiliser
Impératifs écologiques actuels obligent, il sera de bon ton cette année de respecter la nourriture en exploitant toutes les parties ou presque des produits. «Dès qu’on peut acheter un agneau ou un cochon entier pour notre restaurant, nous le faisons, se réjouit le chef. On récupère aussi, par exemple, la racine des petits chicons pour les sécher et en faire de la chicorée. Il faut tendre vers une cuisine qui a le moins d’impact possible. Mais souvenons-nous aussi que le compost accueille volontiers des épluchures qui, en retournant à la terre, permettent de produire à nouveau de beaux fruits et légumes.»
Les aliments fermentés
Sera-ce l’année – pour le plus grand bonheur de nos tubes digestifs – des kimchis, du kéfir, des choucroutes ou encore des misos, comme le prévoit notamment la chaîne de magasins bios Whole Foods?
«Incontournables en effet, les aliments fermentés! s’exclame Nicolas Darnauguilhem. C’est un apport nutritif essentiel, qui est malheureusement sorti de nos tables ces cinquante dernières années. Dans mon restaurant, nous sommes des assidus de ces transformations naturelles. Nous faisons d’ailleurs notre propre pain, avec notre propre levain. Quitte à passer pour immodeste, je peux affirmer que ce pain est une merveille.»
Arômes de fleurs
Ce n’est pas nouveau, mais il semblerait que les fleurs s’épanouiront plus que jamais dans les assiettes. «J’ai travaillé avec une botaniste quand j’étais à Bruxelles, explique le chef. Donc oui, les fleurs, c’est intéressant grâce à leurs arômes simples et à leur esthétique.»
Poussée des champignons
Manger des champignons, c’est vieux comme nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. Mais cette année, on devrait les retrouver – et parmi eux des espèces inédites – un peu partout, jusque dans les tisanes. «Avec leurs arômes tertiaires, de sous-bois, de terre, des arômes qui s’approchent parfois du règne animal, les champignons sont en effet une inépuisable réserve de saveurs.»
Boissons pétillantes sans sucre
La méfiance vis-à-vis des sodas donne de l’espace à des boissons à bulles sans régression sucrière. «Oui à 200%», approuve le chef.
Repas à partager
Tapas, bouchées, plats à partager à la bonne franquette… 2018 promet d’être moins protocolaire. «Les plats à partager, c’est très positif. Cela bouscule les codes. Mais ce n’est pas simple de faire passer cela dans la gastronomie. On risque d’être déclassé en bar à tapas. C’est dommage, car quoi de plus convivial et d’authentique que de poser sur la table des choses de manière un peu brute?»
Végétalement correct
En 2018, les végétaux en ont plus que jamais marre de jouer les seules garnitures. Et pas besoin d’être végétarien pour soutenir cette chlorophyllique rébellion. «J’ai été moi-même végétarien il y a une douzaine d’années, avoue notre consultant. Mais même si je ne le suis plus, les légumes constituent le cœur de ma cuisine. La viande, il faut en manger moins et mieux. Pareil pour le beurre, le lait, la crème.»
ET QUELQUES PISTES SECONDAIRES…
Les vins de 2018
Il paraît que le gamay sera le cépage de l’année. Nicolas Darnauguilhem souhaite plutôt que le retour en grâce des cépages anciens se confirme. Et avec lui la multiplication de vins régionaux aux arômes singuliers. Il approuve aussi l’essor des vins mousseux en tous genres.
Friture en ligne
Cette cuisson diététiquement incorrecte revient en grâce. Le chef du Neptune opine mais en conseillant de prendre exemple sur les méthodes japonaises. «Il faut vraiment maîtriser à fond l’art de la friture pour que cela donne quelque chose de comestible», prévient-il.
Le restaurant-ferme
Et pour terminer, un concept qui se vérifie surtout aux Etats-Unis: le restaurant-ferme. Autrement dit la gastronomie campagnarde hyperlocale, puisque tous les produits sont maison. Et là, on sent le chef vaciller: «C’est plus qu’un rêve, c’est un projet, avoue-t-il. Ce serait en quelque sorte la chute de l’empire des chefs. Car la belle cuisine, ce n’est pas que des cuisiniers, c’est aussi des producteurs, des paysans. Le restaurant-ferme, c’est génial, parce que c’est la cohérence gastronomique absolue.» Mais l’ouverture de cette alléchante enseigne champêtre et autarcique, ce sera pour après 2018.