Certes, Timea Bacsinszky espérait une moisson estivale un peu plus abondante. Eliminée au stade des qualifications à Eastbourne, puis dès le premier tour à Wimbledon, au tournoi ITF de Contrexéville et dans «son» Ladies Open de Lausanne, elle aurait aimé pouvoir se rassurer sur la terre battue de Palerme la semaine suivante, mais une tendinite l’a privée de voyage en Italie. Son retour sur le circuit aura lieu dans quelques jours à l’US Open, dernier Grand Chelem de la saison.
Mais qu’importe l’attente, Timea Bacsinszky savoure son été en dehors des courts. A 30 ans, la joueuse de tennis vit la plus belle période de sa vie. Une sérénité, un état d’apaisement total survenu, dit-elle, la semaine de son anniversaire, célébré le 8 juin dernier. Comme la suite logique d’une longue métamorphose pour celle qui revient de loin, après une enfance chahutée par l’emprise d’un père autoritaire dont elle mettra des années à s’émanciper et une vingtaine jalonnée de hauts et de bas sur les terrains et dans sa vie privée.
Timea Bacsinszky a accepté de raconter sa nouvelle vie depuis chez elle, dans la campagne vaudoise. Une ancienne ferme magnifiquement rénovée, située dans les hauts de Lausanne, où elle aime recevoir et se ressourcer entre deux voyages autour du monde. Peau hâlée et yeux bleu piscine, sourire scotché aux lèvres, elle parle longuement, avec la décontraction et la franchise qu’on lui connaît, de cette première partie de saison pleine de remises en question et de ce nouveau bonheur qui lui va si bien.
Vous dites n’avoir jamais été aussi sereine qu’aujourd’hui, alors que vous traversez l’une des périodes les plus difficiles de votre carrière. Comment expliquez-vous ce paradoxe?
Actuellement, je réalise de très bons entraînements, mais je manque encore effectivement de hargne sur le terrain pour aller chercher les points importants et gagner des matchs. J’ai besoin de trouver le bon équilibre. Je suis convaincue qu’il suffira d’une victoire pour débloquer les choses. Le nouvel état d’esprit dans lequel je me trouve est récent. Il date de la semaine de mes 30 ans, début juin. C’est un processus qui demande un peu de temps pour se mettre en place.
Que s’est-il passé exactement cette semaine-là?
Un apaisement survenu du jour au lendemain, sans que je puisse vraiment l’expliquer. Cela fait six ans que je consulte une psychothérapeute, les choses sont en train de faire leur chemin. Ces dernières années, je ressentais beaucoup de colère. Comme si en jouant au tennis je cherchais à prouver quelque chose à moi-même et à mon entourage. Depuis quelque temps, je me sens extrêmement sereine, tant dans ma carrière que sur le plan personnel. Je vis davantage dans le moment présent. Avant cela, j’étais en permanence dans le passé ou le futur. J’ai réalisé aussi que je commençais enfin à m’aimer. Un sentiment que je n’avais jamais ressenti auparavant parce que j’étais trop occupée à essayer d’apaiser tout le monde autour de moi.
C’est-à-dire?
J’ai grandi avec cette conviction d’avoir déchiré ma famille, enfant, quand rien n’allait à la maison. En 2015, lors de ma demi-finale à Roland-Garros, ma mère et mes demi-frères et sœurs du côté paternel étaient tous réunis dans mon box pour me soutenir. Les voir ensemble pour moi restera à jamais ma plus belle victoire. Je me dis que c’est peut-être pour cela que je devais reprendre le tennis en 2013: pour reconstruire ma famille et recréer une harmonie dans mon entourage.
Quel a été le déclic de cet état d’apaisement? Comment expliquez-vous un tel changement en si peu de temps?
J’ai traversé une période très difficile en février dernier. J’ai perdu un ami proche, père de deux enfants en bas âge. Son décès m’a énormément questionnée sur ma vie. Je passe mon temps à voyager, je vois très peu ma famille et mes amis. Je me suis soudain sentie comme une coquille vide. J’essayais de m’impliquer dans le tennis, j’ai fait quelques résultats corrects en première partie de saison, mais j’étais complètement absente. Athlète de haut niveau, c’est un job particulier, c’est un métier qui nécessite d’être bien dans sa tête, qui exige du ressenti sur le terrain, un état d’esprit combatif. Cela engendre pas mal de pression, aussi. Mon salaire dépend directement de mes résultats, j’ai une vraie petite PME à gérer, une équipe autour de moi à payer, c’est un rapport au monde professionnel très différent de la majorité des gens.
La pression financière est-elle difficile à gérer?
Parfois. J’ai fait l’erreur de beaucoup trop y penser par le passé, notamment quand je me suis fait opérer de la main en septembre 2017. Ce n’était pas du tout sain.
Vous avez déjà vécu un retour sur le circuit, en mai 2013, après une retraite sportive de quelques mois durant lesquels vous aviez entamé une formation dans l’hôtellerie. Savoir qu’on peut revenir d’aussi loin, cela met en confiance dans les moments difficiles?
Oui. Mon histoire est une succession de retours. Il y a eu cette première demi-finale à Roland-Garros en 2015, après mon come-back, suivie quelques mois plus tard de ma déchirure de l’intérieur du genou. Tout était alors à reconstruire. J’y suis arrivée et j’ai même réussi à intégrer le top 10 en 2016, mon meilleur classement. En 2017, malgré quelques soucis de santé, je suis parvenue à rejouer une deuxième demi-finale à Roland-Garros, avant de revivre une saison compliquée en 2018 et une dégringolade au classement… En juin dernier, j’ai réintégré le top 100, un cap important, mais la route est encore longue. Aujourd’hui, je sais que je ne dois pas nourrir trop d’attentes, mais je suis convaincue d’avoir encore de belles choses à accomplir tennistiquement. J’ai toujours la flamme.
A quoi le ressentez-vous?
A cette envie de gagner des rencontres. Même si, paradoxalement, dans ce métier, il faut aussi savoir perdre. Mon palmarès sur le circuit WTA compte quatre titres en simple et six en double, remportés ces quinze dernières années. Cela fait seulement dix tournois sans aucune défaite. En dehors de ces dix exceptions, j’ai perdu toutes les semaines. Cette flamme, il faut donc l’entretenir en permanence. Le jour où j’entrerai sur le court en me fichant du résultat, j’arrêterai.
Vous ne vous êtes jamais découragée?
Oui, cela m’est arrivé. Mais j’y allais quand même. Comme si je sentais que mon heure n’était pas venue et qu’il y avait encore quelque chose à aller chercher sur le court.
Sauf ce jour de 2012, lorsque vous vous êtes retirée une première fois du circuit…
A ce moment-là, je vivais une période très compliquée sur les plans sportif et personnel. Avec le recul, je peux clairement dire que j’étais en dépression, même si, à l’époque, je refusais de l’admettre et que j’essayais de le cacher à tout le monde. A chaque fois que je mettais les pieds sur un terrain de tennis, je me prenais mon enfance en pleine figure. Je vivais dans le passé. J’ai été obligée d’arrêter un moment pour mieux revenir quelques mois plus tard. Cette pause a été salutaire: elle m’a confirmé que j’étais capable de faire autre chose que de jouer au tennis et que ma passion pour la restauration était bien réelle. C’est très rassurant de savoir qu’on a d’autres intérêts que le sport. Cela met forcément en confiance pour la suite.
En tant qu’athlète, comment gérez-vous les critiques et commentaires sur vos résultats?
Aujourd’hui, je les vis très bien. Ça m’est complètement égal. Tout le monde a le droit d’exprimer son opinion. De toute façon, je ne lis pas les articles publiés sur moi. Plus jeune, par contre, cela me touchait énormément. C’était sans doute lié à l’ego.
En parlant d’ego, comment avez-vous vécu le fait de devoir passer par les qualifications de Roland-Garros cette année après y avoir été double demi-finaliste en 2015 et 2017?
Cela a été émotionnellement très difficile. J’ai vécu une soirée atroce après ma défaite au 2e tour des qualifications. Mais je l’ai pris comme un enseignement. Quelqu’un m’a dit un jour: «Imagine le palmarès que tu aurais aujourd’hui si tu avais travaillé encore plus dur lorsque tu étais plus jeune!» Peut-être, mais j’en étais simplement incapable à l’époque. A Roland-Garros cette année, je ne pouvais pas faire davantage non plus. J’ai donné tout ce que j’avais.
Quelle est la plus grande difficulté de votre métier?
D’être sans arrêt sur la route, entre deux avions, deux aéroports. C’est une vie qui laisse très peu de temps pour soi. Quand je rentre, je cours pour voir tout le monde et répondre aux sollicitations de ma famille et de mes amis. J’ai compris ces derniers temps que j’avais besoin de prendre du temps pour moi, pour m’aimer et me faire du bien.
Par exemple?
Il y a quelques jours, je suis allée marcher toute seule au Saut-du-Doubs. Le soir, j’ai rejoint ma sœur, qui vit dans la région. J’ai réalisé que cela faisait très longtemps que je n’avais pas passé un moment seule avec elle, sans les enfants, sans ma maman. Désormais, je prends le temps d’aller au spa, de me coucher dans l’herbe, dans mon jardin, d’écouter le bruit de la fontaine, les cloches des vaches au loin, de laisser mon esprit vagabonder. Je profite d’être seule, tout simplement.
Que représente le cap des 30 ans pour la femme que vous êtes?
Cela ne me dérange pas de vieillir, au contraire, j’aime bien ça. De toute façon, c’est inéluctable, je ne peux que l’accueillir et l’accepter. Quand je vois ma famille, mon entourage, la vie que je me suis construite aujourd’hui, je suis fière. Je n’aurais jamais imaginé en être là un jour. A Indian Wells cette année, j’ai joué contre Cori Gauff, une fille de 15 ans. La moitié de ma vie. J’ai réalisé que tout était passé si vite... A 30 ans, je me sens femme et belle!
Et mieux qu’à 20 ans?
Largement! A 20 ans, je me demandais juste comment faire pour survivre. J’avais déjà mis de la distance avec mon père, mais cela restait très compliqué sur les plans familial et personnel, au niveau de la confiance en moi et de ma vie sentimentale. C’était la catastrophe! A ce moment-là, je n’aurais jamais imaginé pouvoir vivre un apaisement pareil. En fait, j’aimerais avoir 20 ans avec mon état d’esprit d’aujourd’hui.
Que referiez-vous différemment?
Je profiterais davantage de la vie. Même si, encore une fois, j’en aurais été incapable à l’époque.
Vous êtes devenue végétarienne. Qu’est-ce qui vous a décidée?
Cela faisait des années que j’avais envie de devenir végétarienne, mais tout le monde m’en dissuadait. Je me suis enfin écoutée. J’ai été dégoûtée de la viande du jour au lendemain. Depuis, je digère beaucoup plus vite, j’ai besoin de moins d’heures de sommeil, je découvre de nouvelles recettes, je suis plus créative en cuisine, c’est hyper-intéressant. Je ne dis pas que je ne remangerai plus jamais de viande, mais pour l’instant je me sens bien comme ça.
En 2015, dans une interview accordée à «L’illustré», vous confiiez ne jamais pouvoir pardonner à votre père pour avoir ruiné votre enfance en faisant de vous une sorte de soldate du tennis. Votre position a-t-elle changé?
Oui, je ressens les choses très différemment aujourd’hui. J’ai évolué. Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis, comme on dit. J’ai fait du chemin par rapport à mon histoire, j’ai aussi trouvé un apaisement autour de mon enfance. Même si je n’ai pas renoué avec mon père pour autant. Mais je suis beaucoup plus sereine intérieurement sur ce sujet-là.