«L’ère des puissances miraculeuses de Lance Armstrong entre 1999 et 2009, à 422 watts étalons* de moyenne sur les cols-radars du Tour de France, qu’on croyait avoir oubliée les dix années suivantes (remplacée par une ère de puissances suspectes mais plus raisonnables), se rappelle à notre souvenir depuis 2019 avec l’avènement de Tadej Pogacar puis de Jonas Vingegaard. Cette ère est non seulement confirmée mais dépassée.» Sur le site internet www.cyclisme-dopage.com qu’il anime avec quelques collègues et amis scientifiques, Antoine Vayer, pourfendeur français du dopage et ex-chroniqueur du cyclisme pour le journal «Le Monde», n’y va pas avec le dos de la cuillère.
Le spécialiste affirme tout de go que le duel de titans que se sont livré le Slovène et le Danois au Tour de France tient plus de la performance surhumaine que de l’exploit sportif. Il l’affirme haut et fort, sans crainte de représailles, ni de procédures. «Cela fait vingt ans que je dénonce publiquement et nommément les tricheries et je n’ai jamais eu d’ennuis judiciaires. Les personnes et organisations concernées ne sont pas folles. Elles savent que cela s’avérerait plus dangereux et contre-productif pour elles que pour moi», confie-t-il.
«On explique l’inexplicable»
Pour prouver leurs assertions, l’ancien enseignant et ses acolytes s’appuient sur le tableau des puissances développées par les deux cadors actuels et les comparent à celles d’Armstrong, de Jan Ullrich, d’Alberto Contador, de Christopher Froome ou encore de feu Marco Pantani, tous vainqueurs déchus de l’épreuve pour dopage.
«On sait que l’apport des technologies de pointe qui sont apparues ces dernières années ne compte pas pour grand-chose dans un troisième col de la journée à 7-8%, après quatre heures de vélo menées à fond de train par des équipiers plus forts que les leaders. Cet apport est pourtant encore mis en avant, comme lors de l’avènement de Lance Armstrong, pour expliquer l’inexplicable. On vend en permanence les progrès technologiques pour noyer le présent, totalement inhumain. Les records de vitesse et de puissance ont déjà été pulvérisés en 2023 sur certaines classiques. On a parlé de «cinq fantastiques» jeunes phénomènes de foire décomplexés sur un vélo: Pogacar, Vingegaard, Evenepoel, van der Poel et van Aert, en permanence à bloc, sans fatigue, sans stigmates. Sur Netflix, on filme des Marvel, des guerriers invincibles et immortels sur un fond de musique classique. On oublie les humains autour qui sont des gueux», assène celui qui a coaché et conseillé le Valaisan Simon Pellaud lors de sa victoire dans le récent Tour de Bretagne.
«Des cyclistes? Non, des mutants»
«En analysant les performances de ce Tour 2023 et en se référant au profil de puissance de chacun d’eux, on peut dire qu’Armstrong aurait été battu à plate couture dans tous les domaines. C’est affolant», confie Vayer, en qualifiant Pogacar et Vingegaard de véritables «mutants» à l’aune de certains de leurs exploits quantifiés en watts. «Ils ne sont pas suspects, ils ne sont pas miraculeux comme Lance. Ils sont mieux. Stimulés par leur duel, ils évoluent parfois dans la zone des Pantani, Ullrich, Indurain et Riis, qui ont marqué ce sport de tant de cicatrices douloureuses», poursuit-il. Pour le Breton, les deux combattants du Tour ont battu plusieurs records dans les Pyrénées. «Dans le col de Marie-Blanque, situé à 18,5 km de l’arrivée, Vingegaard a escaladé la rampe de 5,36 km à 10,26% en 16’ 13’’. Sa puissance moyenne a été mesurée à 486 watts. Pogacar, lui, a été mesuré à une puissance de 466 watts. Au final, le meilleur temps de l’ascension de Marie-Blanque, qui datait du combat de 2020 entre Pogacar et Roglic, a été amélioré de 1’ 23’’. On peut parler de record pulvérisé. Pogacar a passé la ligne d’arrivée avec 1’ 04’’ de retard, dans les cordes.»
Pour notre interlocuteur, ce que Vingegaard a réalisé ce jour-là relève d’une performance exceptionnelle, inhumaine en fait. Il fait également remarquer qu’en cours d’étape le col du Soudet a été arpenté très vite par tout le peloton: plus de 400 watts pour ce long col de 11 km à 9,09%, avalé en 35 minutes, soit du 409 watts. C’est dire la qualité et la densité du niveau général. Ce sont pourtant des cadets à côté des deux leaders des équipes Jumbo-Visma et UAE Emirates, estime-t-il, en comparant la performance du Danois à l’incroyable montée de Verbier réalisée en 2009 par Alberto Contador, «avec ou sans moteur»: 20’ 55’’ à 494 watts étalons. Ou encore à certaines ascensions de Pantani lors du Giro ou du Tour de Suisse. «Dans les Pyrénées, Vingegaard a réalisé la meilleure performance de sa carrière et une des plus grosses en cyclisme sur des montées de 15 à 20 minutes. C’est une performance de mutant. Et que dire du contre-la-montre de mardi dernier, 22,4 km bosselés, avalés en 32’36’’, avec des écarts surnaturels: 1’38’’ d’avance sur Pogacar, 2’51’’ sur son coéquipier Wout van Aert, le grand spécialiste de la discipline, qui a roulé avec 8% de puissance en moins que le Danois, confirmant que Vingegaard et Pogacar roulent avec une puissance en moyenne de 10% supérieure à tous leurs rivaux et sont capables de développer 450 watts en permanence. Et tout cela est acté et bien triste pour le vélo et les vertueux», conclut Antoine Vayer.
Moteur!
Depuis l’électrochoc de l’affaire Festina, qui avait freiné quelques velléités, tout est redevenu comme avant, selon le spécialiste. En plus sophistiqué. «Avec les moyens de 2023, que ce soit le dopage médical ou technologique (système d’entraînement quasiment invisible et inaudible pouvant faire gagner entre 60 et 100 watts, ndlr), les athlètes n’ont pratiquement plus de risques de se faire prendre. Ou alors il faut être très con», ironise le Breton, qui étaie son discours accusateur en brandissant un document issu de l’Union cycliste internationale (UCI) datant de 2010. «Cette année-là, une fuite savamment orchestrée a lieu dans la presse. Sont alors révélés les «indices de suspicion» (de dopage) de chaque coureur, notés sur 10, que l’UCI, dont le siège mondial est à Aigle (VD), a établis grâce aux données sanguines, notamment hématologiques, en sa possession. Cela lui permettait de savoir qui triche et avec quelle ampleur. Sur le terrain, les résultats étaient d’ailleurs en adéquation avec sa liste, assure le Breton. En 2023, l’UCI sait toujours. Tout le monde sait ce qu’il se passe. Tout le monde sait que rien n’a changé et qu’il y a corrélation entre les indices «indirects» de suspicion et les tricheries avérées. Tout comme elle sait que les watts étalons sont des éléments de preuves. Seulement voilà, elle a lâché l’affaire. Elle s’est fait taper sur les doigts par le milieu et par les organisateurs. Elle a obéi pour répondre à la loi du marché: à l’UCI, c’est l’omerta. Elle est aux ordres, noyautée par les malins, par la loi du plus fort.»
Un schéma reproduit par d’autres disciplines, estime le technicien. «Le foot, le tennis, le rugby, personne n’a envie d’un scandale. Donc tout le monde a bien refermé ses cocottes. Le sport professionnel est d’abord une affaire économique et politique avant d’être sportive. Il n’y a qu’à voir la confusion totale entre les organisateurs et les fédérations. En cyclisme par exemple, ASO, l’organisateur du Tour (entre autres), est présent partout. A la Fédération française, à l’UCI, etc. Et ça n’a pas l’air de gêner. Résultat, depuis dix ans, il n’y a plus eu d’affaire significative», rappelle Vayer, avant de conclure, sarcastique: «On dit que l’affaire Armstrong a été le plus grand scandale du siècle en cyclisme. Et quand on a deux Armstrong pour le prix d’un, on dit quoi?»
La réponse de Normand de l’UCI
Nous avons bien sûr posé à l’UCI toutes les questions relatives à ces dossiers, aux performances supersoniques et surnaturelles du duo de choc Pogacar-Vingegaard et aux accusations d’Antoine Vayer et de ses acolytes. Après une semaine d’attente et deux rappels, celle-ci nous a envoyé le courriel suivant: «L’UCI rappelle que l’aspect opérationnel de son programme antidopage a été délégué à l’Agence de contrôles internationale (ITA) en janvier 2021 et que cette dernière agit de manière indépendante. Votre demande lui a donc été transmise.» Pas un mot, bien sûr, de l’opération «indices de suspicion», qui remonte pourtant à 2010. A l’heure de mettre sous presse, nous attendions toujours les réponses de cette fameuse agence sous-traitante. Nous y reviendrons…
* Pour comparer les performances des différents coureurs, les puissances calculées sont converties en watts étalons. C’est le résultat de la force exercée sur les pédales multipliée par la vitesse de rotation des manivelles.