Elles parlent à l'unisson, complètent les phrases l’une de l’autre et parfois, mais très rarement, se coupent la parole pour réaiguiller un propos. A 49 ans toutes les deux, Véronique Reymond, cheveux auburn mi-longs rassemblés dans un chignon flou, filiforme avec de grands yeux bleus de chat mélancolique, et Stéphanie Chuat, brune, frange aussi, coupe au carré, des billes noires pétillantes et la rondeur d’une gamine espiègle, sont inséparables depuis l’enfance.
Elles sont aussi les réalisatrices du long métrage «Petite sœur», présélectionné pour les Oscars, en lice pour le Prix européen du cinéma 2020. Ce film, tourné entre Berlin et Leysin, avec des grands noms du cinéma allemand, raconte l’histoire de Lisa, une célèbre dramaturge qui se bat contre tout et tous afin de sauver son frère jumeau, un immense acteur de théâtre en train de mourir d’un cancer. Cette histoire de passion pour la scène et de sororité-fraternité est probablement le film qui fait le plus écho à la personnalité, aux passions et au vécu de ce duo hors norme.
Car Véronique et Stéphanie ont une relation aussi intense que complémentaire. Elles se sont connues à l’école à 10 ans. Au début, ce n’est pas un coup de foudre, juste une amitié de petites filles. Des pyjama parties, des fous rires d’enfants. Puis l’adolescence et les profs les séparent. Mais elles se retrouvent de nouveau dans la même classe à 14 ans. Et là, c’est la révélation. Sur le plan amical, bien sûr, mais aussi théâtral.
On avait l’impression que l’on jouait notre vie ce soir-là
Pour financer un voyage d’études en Ardèche, elles montent avec leurs petits camarades «Texas Jim ou le coboye triste» de Pierre Gripari. Et là, dans le vestiaire de la grande salle de Prilly, elles discutent de leur ferveur commune et viscérale pour les spectacles. «On avait l’impression que l’on jouait notre vie ce soir-là. On a toutes les deux vécu ce moment avec la même folle intensité», se rappelle Véronique Reymond. Au gymnase, elles choisissent, bien sûr, théâtre comme option. En parallèle, elles suivent des cours d’expression corporelle et elles s’éclatent: «C’est là qu’on a développé notre créativité, car on faisait tout, costumes compris. On avait une grande liberté et cela nous a donné la force de continuer», se souvient Stéphanie.
Et un jour, il y a la rencontre décisive. Avec Howard Buten. Le fameux psychologue américain spécialisé dans l’autisme, auteur notamment de «Quand j’avais 5 ans, je m’ai tué» et qui prenait les traits du clown Buffo lorsqu’il montait sur scène. Sur les conseils d’un prof, les deux copines, «alors qu’il faisait un temps à ne pas mettre un chat dehors», sont allées le voir sous le chapiteau du théâtre Tel Quel de Gérard Bétant, à Lausanne. C’était en 1988, elles avaient 17 ans. Quelques mois plus tard, la mère de Véronique, qui dirigeait le Centre pluriculturel et social d’Ouchy (CPO), décide d’inviter Buten. Il vient jouer le jour des 18 ans de Stéphanie. C’est un véritable coup de foudre artistique.
Après le gymnase, le tandem fait un voyage à Paris et débarque chez lui. Une fraternité incroyable commence. «On lui a même envoyé une lettre écrite à quatre mains pour lui demander de bien vouloir être notre ami!» sourit Véronique. «Nous étions en totale admiration. Il écrivait, jouait, travaillait avec les autistes, il avait vraiment plusieurs vies qu’il faisait coïncider très harmonieusement et, grâce à lui, on s’est dit qu’il était vraiment possible de faire tout ce que l’on aimait, sans forcément choisir. Il est devenu notre mentor, notre modèle. Et on a continué à débarquer et à dormir chez lui autant à Paris qu’à New York. On savait toujours où était la clé. Cette confiance, c’est un cadeau magnifique qu’il nous a fait», continue Stéphanie.
A la suite de cette rencontre révélatrice, le duo devient clown. Elles ont créé inconsciemment des personnages de clowns, des mini-Buffo qui se transformaient en femmes clowns. En parallèle, elles continuent leurs carrières d’actrices. Mais là, séparément. Tout en se rendant compte qu’elles s’amusent plus lorsqu’elles sont ensemble sur les planches. Alors elles montent un spectacle, «Mémé», qu’elles jouent plus de 100 fois, notamment à Avignon et au théâtre Le Ranelagh, à Paris, en première partie de Howard Buten.
Pour la première fois, elles intègrent des séquences de film, du super-8 muet. «Cela a été un véritable déclic d’amener des images animées dans ce spectacle», remarque Stéphanie. Depuis ce moment-là, parallèlement à leurs créations théâtrales, elles tournent des courts métrages. Gagnent des concours, réalisent des documentaires, notamment un sur leur ami Howard qui s’intitule «Buffo, Buten & Howard» et travaillent à l’écriture de leur premier long métrage.
Elles tournent en 2009 «La petite chambre», avec Michel Bouquet et Florence Loiret-Caille. Et depuis 2011, elles ne font que de l’audiovisuel et cassent la baraque. Elles écrivent et tournent la série à suspense «A livre ouvert» avec François Morel et Isabelle Gélinas, puis le documentaire «Les dames» sur ces femmes de 60 ans et plus qui cherchent l’amour. Elles se rendent compte que le fait d’être comédiennes est fondamental au niveau de l’écriture, de la vision du film et de leur relation aux acteurs lors des tournages.
«Notre complémentarité, c’est notre cadeau. Ce n’est pas en voulant faire les deux la même chose qu’on sera plus efficaces. C’est plutôt en profitant des qualités et des forces de chacune qu’on arrive à persévérer dans ce métier. A garder la joie, l’envie, à rester créatives et ouvertes à toute forme d’expression», fait remarquer d’une voix douce Véronique Reymond.
D’ailleurs, la comédienne Florence Loiret-Caille perçoit cette symbiose sur le tournage de «La petite chambre» et les surnomme «l’aigle à deux têtes». Lorsqu’on leur demande si elles ont une vie à elles toutes seules à côté de leur travail et de leur amitié, les deux comparses acquiescent. En effet, elles ont des compagnons. Mais ils n’ont pas vraiment de points communs, ils viennent d’horizons différents et ne se fréquentent pas du tout en dehors des fêtes et des déjeuners où sont présentes les deux jeunes femmes.
On a convenu d’un mot secret à prononcer quand on trouve que l’autre va trop loin
Pour leurs mères, c’est une histoire différente. Elles se connaissaient à peine alors que, lorsqu’elle était adolescente, Stéphanie était toujours fourrée chez Véronique et faisait carrément partie de la famille. Mais lorsqu’on détecte en 2019 chez Mme Chuat un cancer des poumons de stade 4, juste avant l’écriture de «Petite sœur», Stéphanie, qui ne veut pourtant déléguer à personne le rôle de proche aidant, ne peut être sur tous les fronts. Alors c’est la maman de Véronique qui, tous les jours, amène celle de Stéphanie au CHUV pour ses séances de radiothérapie. Une très grande intimité naîtra entre ces deux femmes et, lors de l’enterrement de Mme Chuat, c’est Mme Reymond qui écrira et lira un texte pour rendre hommage à la défunte.
Tant d’amour, est-ce possible? Ne se disputent-elles jamais? Même pas sur un tournage quand la tension est à son comble? «En fait, on a convenu d’un mot secret à prononcer quand on trouve que l’autre va trop loin, qu’elle empiète sur notre territoire ou que tout simplement elle nous énerve. Ce mot, c’est cornichon. Mais on a dû le prononcer quatre fois au maximum», rigole Véronique. Et Stéphanie de conclure: «Notre amitié est une grande chance. Elle nous permet de nous faire grandir sur le plan tant humain qu’artistique. Elle est la clé de tout.»