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Une rameuse en haute mer

Elle a traversé l’Atlantique à la rame. En 75 jours, Gabi Schenkel a tutoyé ses limites physiques et mentales. Elle a vu l’abîme - et trouvé la paix.

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«La mer est parfois nue comme le désert, parfois si agressive que je n’avais qu’une envie: sortir de là», explique Gabi Schenkel.

L’Atlantic Challenge, épreuve à la rame la plus dure qui soit, relie l’île de La Gomera, aux Canaries, à celle d’Antigua, dans les Caraïbes. Au total, 4723 kilomètres en solitaire, perdu dans l’immensité de l’Atlantique, à affronter des vagues aussi hautes que des gratte-ciels, des tempêtes et des courants imprévisibles. C’est le pari fou que s’est lancé Gabi Schenkel, ostéopathe zurichoise, adepte d’ultra-marathons depuis vingt ans. Une athlète qui sait ce que «ramer» veut dire sans avoir jamais touché de rames pour autant.

A la fin de l’été 2019, la société Dutch Ocean Expeditions lui construit, pour quelque 75 000 francs, Miss Universe, une yole en alu de 7,4 mètres de long et 1,8 de large. Une coquille de noix (13 m2) balancée dans un océan de plus de 100 millions de km2!

En août, elle s’installe un mois sur la côte néerlandaise pour se familiariser avec son bateau. Le 12 décembre, seuls six rameurs masculins s’élancent en solitaire. Et une seule femme: Gabi Schenkel, 42 ans. «J’ai pris le départ sans penser à rien. J’ai juste entendu les coups de canon et les gens hurler. Après 100 mètres à peine, le vent s’en mêle. La bouée passée, je savais juste quelle direction prendre: plein sud.» Les vagues s’élèvent devant elle comme des tours. Les rafales dépassent 55 kilomètres à l’heure. Difficile de ramer. Son canot se fait ballotter comme une cocotte en papier. La nuit tombe rapidement. «Je me trouvais littéralement au creux de la vague. Le bateau penchait dangereusement d’un côté. Impossible de le contrôler. A la lueur de ma lampe frontale, je me suis aperçue qu’une rame était cassée net.» Il lui faut recourir à la première de ses deux rames de réserve. «Le choc. Si une rame se brise après cinq heures déjà, à quoi dois-je m’attendre pour le reste du périple?»

Elle souffre du mal de mer, se sent en piteux état et se laisse dériver. Les trente heures suivantes sont marquées par un fort vent du nord. «C’est là que je suis vraiment tombée malade. J’avais la tête en feu.» La voix du médecin de course à la radio agit sur elle comme un calmant. Il lui conseille de prendre des antibiotiques et elle dort dix bonnes heures. La journée, elle rame trente minutes, sommeille une heure et reprend les rames trente minutes encore, un rythme qu’elle tiendra pendant des jours. Elle se sent faible mais continue à faire avancer son vaisseau. Fataliste, la Suissesse sait que personne ne viendrait de sitôt à son secours en cas de problème. Après un appel de détresse, un voilier ou un pétrolier de 400 000 tonnes mettrait deux jours pour la retrouver.

Le bateau est équipé d'un GPS, d’un compas électronique, d’un autre, magnétique, et d’un pilote automatique pour maintenir le cap, d’un appareil radio et d’un dispositif de radar, permettant à d’autres navires de l’identifier. Une machine à dessaler l’eau de mer complète l’équipement. L’énergie est produite par les cellules solaires sur la cabine.

Elle se surprend à ne faire qu’un avec son environnement. «J’ai commencé à me sentir en fusion avec la mer. Ne sommes-nous pas constitués à 70% d’eau?» Elle a l’impression de se fondre dans cet élément. «Je ne distinguais plus la ligne de flottaison. Où s’arrête ma personne, où commence l’eau?» Un espadon l’accompagne un temps, puis sept mahis-mahis géants. Le quatrième jour, un oiseau vient percuter son cou. Celui qu’elle baptise Reginald se remplume à bord. Il s’envole, mais revient régulièrement lui rendre visite.

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Gabi Schenkel a connu des hauts et des bas durant sa traversée de l'Atlantique à la rame. Gian Marco Castelberg

Au cours de son odyssée, huit baleines bordent le canot de Gabi et, un jour, un rorqual passe sous son bateau, lui causant une belle frayeur. Une autre fois, elle est escortée par une famille de dauphins. A aucun moment Gabi ne réalise vraiment que sous sa ligne de flottaison s’ouvre un abîme de 4000 mètres. Elle a l’impression d’être insubmersible.

Le matin du 9 janvier, l’aventurière se bat contre une forte houle et des grains violents. Une vague s’engouffre dans le bateau avec fracas. «J’ai vu cette énorme déferlante surgir comme un fantôme.» Miss Universe chavire; Gabi, heureusement attachée, se renverse aussi. «Je n’ai d’abord rien senti. Puis j’ai eu l’impression que quelqu’un me ceinturait à la taille, signe que je vivais encore.»
Elle réussit à se hisser sur le pont. Mais une nouvelle rame s’est brisée. Elle récupère l’aviron encore intact, met de l’ordre et retourne dans sa cabine. Pour pleurer. Gabi encaisse des vents violents et des pluies torrentielles; une fois, elle a subi huit orages dans la même journée.

Sur le pont, tout est désormais bien arrimé: le téléphone portable, la boîte à musique, sa boîte à en-cas, le sac marin contenant la lotion solaire et la crème pour les arcasses («pour le cul des bateaux, comme pour les fesses des matelots», disent les marins…). Une demi-heure avant que le soleil ne se couche, elle prend une douche, une bouteille d’eau déversée sur ses cheveux. «Je me suis lavé les cheveux trois fois en 75 jours. Ils ne sentaient pas mauvais. La mer a l’odeur de soufre et de cuir. Tu finis par sentir comme l’océan.»

A quelque 500 milles nautiques de l’arrivée, Gabi Schenkel ne peut plus compter que sur un seul pilote automatique en état de fonctionner. Il rendra l’âme à son tour, épuisé par les innombrables corrections. Elle doit désormais espérer garder le cap en actionnant à la main les cordes de direction. Avant d’aller se coucher, elle vérifie scrupuleusement sa position et fixe solidement les cordes pour maintenir le cap. Mais, durant ses six heures de repos, son embarcation a été prise dans un courant et a viré de bord. A son réveil, elle se retrouve 15 km trop au sud, à 350 milles nautiques du but. Une semaine de perdue.

Journée 73. Il fait chaud. Gabi ne sent plus trois doigts de sa main gauche et souffre de partout. Avec Souchon, elle chante: «Rame, rame, rameurs, ramez / On n’avance à rien dans ce canoë!» Elle sait que le calme plat laissera place à un fort vent de nord-est. Elle sait aussi que si le vent tourne trop tôt, alors qu’elle ne rame pas, elle pourrait rater sa cible. Alors elle rame. Au propre comme au figuré. Parfois, elle s’assoupit tout en ramant. Elle se gifle pour rester éveillée. «C’était dur, très dur», racontera-t-elle.

Le jour se lève enfin. Elle voit un bateau à moteur se diriger vers elle. Un homme lui lance: «Gabi, t’es géniale!» Elle fond en larmes. Il lui reste une dernière heure à ramer. La zone de protection d’Antigua-et-Barbuda, non loin de la Guadeloupe, est atteinte. Elle hisse le drapeau antiguayen et, tout en chantant, pleure encore. Tous les bateaux la saluent à la corne de brume jusqu’au port. Après très exactement 74 jours, 23 heures et 56 minutes, elle accoste. «Le sentiment d’un autre monde», dira-t-elle.

Le soir même, alors que la fête bat son plein, Gabi s’échappe un instant du brouhaha pour aller écouter l’océan. L’Atlantique, parfois si sombre, qui l’a tant fait pleurer mais qui a fini par lui apparaître si lumineux. La voilà qui aimerait déjà le retrouver.


Par Christian Bürge publié le 6 juin 2020 - 11:34, modifié 18 janvier 2021 - 21:11