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Décryptage

Au Venezuela, un président peut en cacher un autre

Juan Guaido, le jeune leader de la droite vénézuélienne, s’est proclamé président par intérim, le 23  janvier, et défie le pouvoir du président de gauche élu l’année dernière, Nicolas Maduro. Décryptage d’une crise sans précédent.

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Adulé par ses partisans, Juan Guaido est acclamé par une foule immense dans les rues de Caracas, samedi 2 février.  Miguel Gutierrez/EPA

Le Venezuela, aujourd’hui, c’est beaucoup plus que le Venezuela. Ce n’est plus seulement un pays exsangue, plongé dans une crise sociale et humanitaire sans précédent, où deux présidents - le véritable, Nicolas Maduro, qui tient le palais présidentiel, et l’autoproclamé, Juan Guaido, qui mise sur la rue et les manifs à répétition - se disputent le pouvoir avec une ardeur et un jusqu’au-boutisme qui menacent de faire basculer à tout moment le pays dans la guerre civile. Le Venezuela, désormais, est devenu le dernier terrain d’une nouvelle guerre froide entre les Etats-Unis et la Russie.

Assis sur les plus grandes réserves de pétrole du monde, les 32 millions de Vénézuéliens parviendront-ils à surmonter la crise – pénurie alimentaire, pénurie de médicaments, chômage massif – et à retrouver le chemin d’un certain apaisement? Poussés par la faim, au sens propre, 3 millions d’entre eux ont d’ores et déjà quitté leur patrie pour se réfugier dans des pays voisins, en Colombie ou au Brésil.

Au commencement, il y avait Hugo Chavez
A l’origine de la crise actuelle, il y a un homme, ou plutôt une ombre immense et déjà légendaire, celle de Hugo Chavez (1954-2013). Un général tumultueux et flamboyant, au charisme fort et même irrésistible, qui a dirigé le Venezuela pendant quinze ans, de 1998 jusqu’à sa mort. Après une tentative de coup d’Etat manquée, le 4 février 1992, Hugo Chavez est élu président en 1998, avec une majorité écrasante de 56,2%, contre 39,9% à son adversaire. Dénonçant l’injustice sociale qui règne dans son pays, où une oligarchie contrôle toute la richesse, à commencer bien sûr par la rente pétrolière, il proclame la Révolution bolivarienne, du nom de Simon Bolivar, le grand libérateur de l’Amérique latine. Il met en place un système de son cru qui s’alimente à des sources variées, souvent plus poétiques que rationnelles: une puissante envie de dignité, une sympathie affichée pour Fidel Castro, le sentiment douloureux d’une injustice historique faite à l’Amérique latine qu’il s’agit enfin de réparer.

«Au début de son mandat, explique Marc Saint-Upéry, un spécialiste de l’Amérique latine, Hugo Chavez invoquait à tout bout de champ L’oracle du guerrier, un manuel de sagesse new age à la Paulo Coelho. Quelques années plus tard, il proclamait son enthousiasme pour Les misérables de Victor Hugo, selon lui «l’une des principales sources» de son «socialisme du XXIe siècle».

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Le président élu, Nicolas Maduro, au milieu des troupes, qui le soutiennent toujours, mardi 29 janvier lors d’un exercice militaire à Maracay. Reuters

Lyrique mais aussi très concret, très militaire, Hugo Chavez n’hésite pas à être brutal. Il licencie ainsi des milliers d’employés de la compagnie pétrolière opposés à la mainmise de l’Etat bolivarien sur la société. Réélu à trois reprises, la dernière fois le 7 octobre 2012, malgré le cancer qui le ronge, il meurt le 5 mars 2013, à 58 ans. Pour le Venezuela, c’est le début de la descente aux enfers.

Nicolas Maduro, le successeur mal-aimé
Hugo Chavez avait un don particulier, un charisme tout à fait unique qui lui permettait de faire marcher ensemble, derrière lui, des gens qui se jalousaient et se détestaient farouchement. C’est lui qui a désigné son successeur, Nicolas Maduro, 56 ans. Un physique grossier et brut de décoffrage, un air de margoulin, mais beaucoup d’habileté et de rouerie. Un CV élémentaire qui alimente un éternel mépris de classe – Maduro a commencé par être chauffeur de bus, comme la droite vénézuélienne ne manque jamais de le rappeler – mais un parcours politique et social qui révèle tout de même des qualités: leader syndical, député, président de l’Assemblée nationale, ministre des Affaires étrangères, vice-président de la République.

Elu président le 14 avril 2013 avec une marge infime de 1,49% des voix, Nicolas Maduro n’a pourtant jamais cessé d’être ce mal-aimé, cet héritier par défaut, ce va-nu-pieds qui ferait mieux de retourner conduire son bus.

Bilan catastrophique

Dans quelle mesure est-il le seul ou le principal responsable de la crise actuelle, comme le martèlent sans cesse, avec une belle unanimité de circonstance, la droite et les déçus du chavisme? Quel est en particulier l’effet des «sanctions» américaines qui, depuis des années, asphyxient délibérément l’économie du pays?

Son bilan, en tout cas, est catastrophique: une économie ruinée, une misère généralisée, des libertés bafouées, un désespoir qui accable l’ensemble de la société. Contesté de toute part, Nicolas Maduro n’a qu’une idée en tête: s’accrocher au pouvoir! Et il fait preuve, pour cela, d’une incontestable habileté. Battu à plates coutures lors des élections législatives le 6 décembre 2015, le président vénézuélien suspend cette Assemblée et fait élire à sa place, de manière frauduleuse, une Assemblée constituante à ses ordres. Un tour de passe-passe dans la plus pure tradition des républiques bananières!

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Comme pour une nouvelle Guerre froide, les pays du monde entier se partagent désormais entre pro-Maduro et pro-Guaido. DR

Seul candidat véritable à un deuxième mandat, après l’exclusion de ses concurrents, emprisonnés ou bannis, Nicolas Maduro est ensuite réélu président le 24 mai 2018. Haï par une large partie des Vénézuéliens, l’ancien syndicaliste a été victime d’une tentative d’assassinat un peu rocambolesque lors d’un défilé militaire, le 4 août dernier, à l’aide de plusieurs drones équipés d’explosifs, mais il comptait depuis lors sur la résignation des Vénézuéliens pour accomplir son deuxième mandat en toute tranquillité.

Juan Guaido, le jeune opposant venu de nulle part
L’ordre régnait à Caracas, les gens souffraient en silence, l’opposition n’existait plus… Et Nicolas Maduro était intronisé, le 10 janvier, pour la deuxième fois, président de la République bolivarienne. Et puis soudain, à la stupéfaction générale, un jeune homme venu de nulle part, Juan Guaido, 35 ans, président d’une Assemblée nationale sans pouvoir, s’est proclamé président intérimaire de la République! Un coup de force, sans aucun doute. Un coup d’Etat, comme se demande gravement le quotidien français Libération? Une opération minutieusement préparée, en tout cas, qui a précipité le Venezuela dans une période d’incertitude et de tensions.

Car Juan Guaido, ce n’est pas seulement un politicien jeune et plein de charme, fervent et audacieux, marié et père d’une fillette de 20 mois. C’est aussi un homme calculateur et méthodique, qui a préparé soigneusement son coup d’éclat. Selon de nombreuses sources, Juan Guaido a effectué plusieurs voyages secrets à l’étranger, aux Etats-Unis, au Brésil, en Colombie, avant de se proclamer président, et il n’aurait agi qu’après le feu vert du gouvernement de Donald Trump. Le président américain avait déjà évoqué, l’été dernier, la menace d’une intervention militaire, une menace répétée ces derniers jours par son vice-président, Mike Pence, et son conseiller à la sécurité nationale, John Bolton, qui a promis par ailleurs, vendredi dernier, de déporter Nicolas Maduro à Guantanamo…

L’éternel retour de la Guerre froide
Déchiré et au bord de la guerre civile, le Venezuela se retrouve en fait au cœur d’un affrontement qui le dépasse. Les Etats-Unis veulent faire tomber Nicolas Maduro et ils mettent tout leur poids dans la balance. Avec leur sens inné de la finesse, ils dénoncent un régime complice, selon eux, tout à la fois de l’Iran, du Hezbollah et des narcotrafiquants. Ils ont aussi décidé de stopper les achats de pétrole vénézuélien.

Caricatural et grotesque, John Bolton s’est fait photographier quant à lui avec un bloc-notes sur lequel il avait écrit «5000 soldats en Colombie», pour tenter de faire croire à une invasion imminente. Alignée comme toujours, l’Union européenne soutient aussi Juan Guaido.

Mais dans ce face-à-face planétaire, Nicolas Maduro est très loin d’être seul et à la merci de son puissant voisin. La Russie le soutient vigoureusement, tant diplomatiquement qu’économiquement, notamment par ses énormes investissements dans le secteur pétrolier – plus de 15 milliards de dollars – et par l’envoi, discret, de 400 mercenaires du groupe Wagner pour assurer sa sécurité.

Attachée elle aussi au respect du droit international, la Chine refuse également que Washington dicte sa loi dans le monde entier.
 Intelligent, rusé, Juan Guaido réalise sans doute que la crise ne se réglera pas à Washington, mais à Caracas. Il compte sur ses appuis extérieurs pour se rendre inattaquable et créer un nouveau rapport de force. Juan Guaido réclame une élection présidentielle, Nicolas Maduro botte en touche en proposant de nouvelles élections législatives. L’épreuve de force commence à peine.


Par Habel Robert publié le 7 février 2019 - 08:37, modifié 18 janvier 2021 - 21:02