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LES VERBES

Yann Marguet: «Commémorer» 

Cette semaine, Yann Marguet, peu avare en néologismes, nous livre sa dernière trouvaille. «Commémorer, c'est un truc de vieux» écrit notre chroniqueur.

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YANN MARGUET ENFANCE

Portrait de l'humoriste romand Yann Marguet. 

Valentin Flauraud

Avouons-le: «commémorer», on aime ça. C’est pourtant pas de la planche à voile, un amaretto sour ou un week-end à Lanzarote, mais ça nous plaît. Ça nous occupe. Ça fait quelque chose à discuter. Ça marque le coup. «Aujourd’hui, ça fait trois ans que Papa est mort.» «Ouais… (soupir)» Ça ne change rien, mais on l’a dit. Ça fait du bien. Ou peut-être pas, mais il fallait le dire. Quelqu’un devait. «Vous voyez, les enfants, il y a vingt ans jour pour jour, Maman et moi, on arrivait en Suisse. On sortait du train avec notre petite vali…» Les parents commémorent, les gamins s’en foutent. Si ce n’est la merveille de leur propre existence une fois par an, les enfants commémorent très peu. Et encore, pas sûr qu’ils y penseraient d’eux-mêmes si les adultes ne leur apprenaient pas dès la naissance à faire une affaire d’Etat des multiples de 365.

C’est un truc de vieux, commémorer. Ou à tout le moins un truc d’ennui. Donc de vieux. On n’a pas le temps de commémorer quand on est môme. On doit courir, sauter, se cacher, apprendre à siffler, marcher sur les dalles du trottoir sans toucher les lignes (sinon y a tout qui explose!), casser la lampe préférée, voir qui c’est qui a sonné, se réjouir d’aller là-bas et pis après en avoir marre et se réjouir de rentrer ici, expliquer que ça, c’est un papillon et que c’est très beau mais très fragile… Vous voyez? Rien que là, je commémore. Jamais un enfant ne ferait un listing des choses qu’il fait. Il les ferait, c’est tout. Commémorer, c’est un truc de vieux. Et d’ennui.

Est-ce alors parce que l’humanité adulte ne s’était plus à ce point ennuyée depuis longtemps qu’elle commémore nouvellement chaque étape d’une pandémie toujours en cours? «Il y a un an, Wuhan…», «Il y a un an, l’Italie…», «Le premier cas en Suisse, c’était il y a un an…», «Il y a un an, le confinement…», «Il y a un an, ça faisait deux semaines que ça faisait un an…» Les médias semblent rivaliser d’ingéniosité pour «anniversariser» chaque minute de la catastrophe. «Il y avait quoi, aujourd’hui, l’an dernier?» «Je me demande si c’était pas la première fois qu’on s’est demandé si les chats pouvaient le choper… On commémore?» «On commémore.» Depuis un mois, le calendrier grégorien semble avoir fait place au calendrier coronien.

Pourtant, à l’aube de l’anniversaire de «On dit pas LE covid mais LA covid» (certainement l’événement le plus crucial de la série), rien ne semble avoir changé, si ce n’est que cette saloperie fait maintenant bel et bien partie de nos vies. Bien plus que ce que l’on croyait il y a un an. Peut-être est-ce pour cela que ces petits rappels quasi quotidiens ne provoquent pas en moi l’effet nostalgique et l’épatement habituellement généré par les commémorations classiques. «Il y a trente ans, le mur de Berlin tombait et des familles, des proches, des amis séparés pendant vingt-huit ans se prenaient dans les bras…» Ça, c’est du souvenir! Ça, c’est de la commémo de compète! Pour l’instant, l’anniversaire du covid, c’est juste l’anniversaire du désespoir et de la résignation. C’est pas très joyeux, comme fête.

Après, ça fait des repères. Comme c’est aussi un peu les 1 an de «On comprend pas très bien ce virus» et que ça ne semble pas près de changer, peut-être que ce genre de commémorations nous permet de retrouver un semblant de contrôle. «Un an après, on est toujours là.» Voilà ce qu’on pourrait titrer. On s’ennuie, certes, mais on est des petites bêtes résilientes. Et en attendant de pouvoir commémorer dans la liesse l’anniversaire du dernier cas plutôt que celui du tout premier, prenons ce qu’il y a à prendre et faisons gaffe de bien éviter les lignes quand on marche sur les dalles du trottoir. Si ça se trouve, ça sauve une vie à chaque fois.

Par Yann Marguet publié le 24 mars 2021 - 08:23