1. Home
  2. Actu
  3. Yann Marguet: «Reprendre»
LES VERBES

Yann Marguet: «Reprendre»

Cette semaine, Yann Marguet, peu avare en néologismes, nous livre sa dernière trouvaille. «Reprendre», écrit notre chroniqueur pour souligner la reprise des affaires humaines, après l'arrêt dû au covid.

Partager

Conserver

Partager cet article

Yann Marguet

Portait de l'humoriste romand Yann Marguet.

Valentin Flauraud

Ça y est, nous y voilà. «Ça reprend.» Quoi donc? A peu près tout. L’embauche, l’entrepreneuriat, les investissements, les projets de vacances, l’achat de merdier… La vie, quoi! Comme la raie apparente d’un plombier accroupi, la courbe de la croissance dessine un V profond et obscur – dans lequel on a certes moins envie de glisser une pièce de 5 centimes – mais un V malgré tout, qui veut dire «ça reprend». Et rapidement, si l’on en croit les économistes. A l’instar d’un enfant qui tombe de son tout petit vélo, la Suisse a recommencé à rire aussi vite qu’elle s’était mise à chialer il y a un an et des poussières. «C’est rien, doudou, ça va passer. Regarde le chien, là-bas, comme il est joli!»

>> Lire aussi la précédente chronique: Yann Marguet: «VaXiner»

Alors ça ne reprend pas pour tout le monde, évidemment. Les hôteliers-restaurateurs en chient toujours car, si l’on n’a pas encore bien compris «qui va payer l’addition», il semble aujourd’hui déjà à peu près sûr que ce ne sera pas le mois de mai 2021. Le tourisme ramasse dans des proportions bibliques, qu’il soit «de plaisance» ou professionnel, au point que Le Temps se posait cette semaine cette question cruciale: «Qu’en sera-t-il des congrès?» (Imaginez le monde sans eux, j’entends!) La culture, quant à elle, doit faire bonne figure devant les 50 places qu’on lui laisse et un été de plus sans Céline Dion. Mais pour le reste, «les entreprises (ndlr: McDonald’s, Zara, Nestlé, Credit Suisse, Novartis…) sont confiantes», peut-on lire çà et là. Alors ça va.

Mes capacités de divination étant pour le moins faillibles (j’encourage les fans d’astrologie à visionner quelque part sur internet mes prévisions de l’élection présidentielle américaine de 2016), je me garderai bien de prophétiser la fin pure et simple de la chienlit. Je ne fais ici que relater ce que j’ai lu et de toutes les façons, ce n’est pas ça qui m’intéresse aujourd’hui. Une fois n’est pas coutume, ce qui me botte dans le fait que «ça reprenne», c’est nous. Nous et nos états d’âme, nos craintes, nos espoirs, nos réactions, nos babillages, notre résilience à la fois émouvante et pathétique, notre gestion émotionnelle de ce qui semble sur le point de se terminer dans les mois prochains.

Je me revois débattre du «monde d’après», penser, dire, écrire des belles choses avec les yeux mouillés, me fâcher tout rouge contre les pessimistes qui jonchaient le chemin de mes convictions, militer pour une justice plus humaine et plus sociale, trouver une forme de salut réconfortant dans la perspective de «vivre quelque temps au ralenti» (merci encore, Alain, pour toutes ces punchlines). Sauf que là, «ça reprend». Et c’était le plan depuis le début. Bientôt, les graphiques changeront d’échelle et le V de l’an 20-21 s’amenuisera jusqu’à n’être plus qu’une petite cicatrice sur la ligne de l’inexorable croissance économique. «Tu te rappelles, doudou? Ça, c’est quand tu étais tombé de ton tout petit vélo…»

Des gens sont morts, des vies ont basculé, des commerces ont fermé, des riches se sont enrichis et des pauvres appauvris mais on reprend, les amis. Reprendre, c’est notre beauté et notre croix. On souhaitait l’effondrement, mais en fait pas trop. On rêvait d’un «ailleurs», d’un «autrement» et puis finalement, c’est pas si mal comme ça.

Ce qui nous emmerdait dix minutes avant l’annonce du premier cas de covid sur sol suisse nous réemmerdera dix minutes après l’annonce du dernier. La machine à café qui marche pas, EasyJet qui annule, le facteur qui laisse un avis de passage au lieu de déposer le colis dans le hall d’entrée… la vie, quoi! C’est pas grave, mais ça pose tout de même une question: est-ce que le «monde d’après», c’est pas juste le monde d’avant qui s’est ennuyé? Bonne reprise.

Par Yann Marguet publié le 12 mai 2021 - 08:29